III
Où il sera question de P.J. Toulet, écrivain mineur. – Mais c'est d'Arthur Machen qu'il s'agit. – Un grand génie inconnu. – Un Robinson Crusoé de l'âme. – Histoire des anges de Mons. – Vie, aventures et malheurs de Machen. – Comment nous avons découvert une société secrète anglaise. – Un Prix Nobel masqué de noir. – La Golden Dawn, ses filiations, ses membres et ses chefs. – Pourquoi nous allons citer un texte de Machen. – Les hasards font du zèle.
« Deux hommes qui ont lu Paul-Jean Toulet et qui se rencontrent (d'ordinaire au bar) s'imaginent que cela constitue un aristocratisme », écrivait Toulet lui-même. Il arrive que de grandes choses reposent sur des têtes d'épingles. C'est par cet écrivain mineur et charmant, ignoré en dépit de l'effort de quelques fervents, qu'est parvenu jusqu'à nous le nom d'Arthur Machen, lequel n'est pas familier à deux cents personnes en France.
En fouillant, nous nous sommes aperçus que l'œuvre de Machen, qui comprend plus de trente volumes(56), est d'un intérêt spirituel sans doute supérieur à l'œuvre de H.G. Wells(57).
Poursuivant nos recherches sur Machen, nous avons découvert une société initiatique anglaise composée d'esprits de qualité. Cette société, à laquelle Machen doit une expérience intérieure déterminante et le meilleur de son inspiration, est inconnue des spécialistes eux-mêmes. Enfin, certains textes de Machen, et notamment celui que nous allons vous faire lire, éclairent de façon définitive une notion peu courante du Mal, tout à fait indispensable à la compréhension des aspects de l'histoire contemporaine que nous étudions dans cette partie de notre livre.
Donc, si vous permettez, avant d'entrer dans le vif de notre sujet, nous allons vous parler de ce curieux homme. Cela commencera comme de la petite histoire littéraire autour d'un tout petit écrivain parisien : Toulet. Cela s'achèvera sur l'ouverture d'une grande porte souterraine derrière laquelle fument encore les restes des martyrs et les ruines de la tragédie nazie, qui a bouleversé le monde entier.
Les chemins du réalisme fantastique, comme on le voit encore une fois, ne ressemblent pas aux chemins ordinaires de la connaissance.
En novembre 1897, un ami, « assez incliné aux sciences occultes », fit lire à Paul-Jean Toulet le roman d'un écrivain de trente-quatre ans tout à fait inconnu : The Great God Pan. Ce livre, qui évoque le monde païen des origines, non pas définitivement englouti, mais survivant avec prudence et, parfois, lâchant parmi nous son Dieu du Mal et ses anges fourchus, bouleversa Toulet et le décida à faire son entrée dans la littérature. Il se mit à traduire The Great God Pan, et, empruntant à Machen son décor de cauchemar, ses fourrés où le Grand Pan se cache, écrivit son premier roman : Monsieur du Paur, homme public.
Monsieur du Paur fut publié à la fin de l'année 1898, aux Éditions Simonis Empis, et n'eut aucun succès. Ce n'est d'ailleurs pas une œuvre importante. Et nous n'en saurions rien si M. Henri Martineau, grand stendhalien et ami de Toulet ne s'était avisé, vingt ans plus tard, de republier ce roman à ses frais, aux Éditions du Divan. Historien minutieux et ami dévoué, M. Henri Martineau tenait à démontrer que Monsieur du Paur était un livre inspiré par la lecture de Machen, mais néanmoins original. C'est donc lui qui attira l'attention de quelques rares lettrés sur Arthur Machen et son Great God Pan, exhumant la mince correspondance entre Toulet et Machen(58). Pour Machen et son immense génie, les choses en restèrent là : une des camaraderies littéraires des débuts de Toulet.
En février 1899, Paul-Jean Toulet, qui cherchait depuis un an à faire publier sa traduction de The Great God Pan, reçut de l'auteur la lettre suivante, en français :
« Cher confrère,
« Il n'y a rien à faire donc avec The Great God Pan à Paris ? Si c'est ainsi, je suis vraiment marry, pour le cas de ce livre assurément, mais surtout parce que j'avais des espérances à l'égard des lecteurs français ; je croyais que si on goûtait The Great God Pan dans ses vêtements français et trouvait ça bon, il y aurait peut-être là mon public trouvé ! Ici, je ne puis rien faire. J'écris, j'écris toujours, mais c'est absolument comme si j'écrivais dans un scriptorium monastique du Moyen Âge ; c'est-à-dire que mes œuvres restent toujours dans l'enfer des choses inédites. J'ai dans mon tiroir un petit volume de très petits contes, que j'appelle Ornaments in Jade. “C'est charmant que votre petit livre-là, dit l'éditeur, mais c'est tout à fait impossible.” Il y a aussi un roman, The Garden of Avallonius, quelque chose de 65 000 mots. “C'est un art sine peccato, dit le bon éditeur, mais ça choquerait notre public anglais.” Et à ce moment, je travaille sur un livre qui restera, j'en suis sûr au même île du Diable ! Enfin, mon cher confrère, vous trouverez quelque chose de bien tragique (ou plutôt tragi-comique) dans ces aventures d'un écrivain anglais ; mais, comme j'ai dit, j'avais des espérances de votre traduction de mon premier livre. »
Le Grand Dieu Pan parut enfin dans la revue La Plume, en 1901, puis fut édité par les soins de cette revue(59). Il passa inaperçu.
Seul, Maeterlinck fut frappé : « Tous mes remerciements pour la révolution de cette œuvre belle et singulière. C'est, je crois, la première fois qu'on ait tenté ou réuni le mélange du fantastique traditionnel ou diabolique avec le fantastique nouveau et scientifique et que soit née de ce mélange l'œuvre la plus troublante que je sache, car elle atteint en même temps nos souvenirs et nos espérances. »
Arthur Machen est né en 1863, dans le pays de Galles, à Caerlson-on-Usk, minuscule village, qui fut le siège de la cour du roi Arthur et d'où les Chevaliers de la Table Ronde partirent à la recherche du Graal. Quand on sait que Himmler, en pleine guerre, organisa une expédition en vue de la recherche du vase sacré (nous en parlerons tout à l'heure) et quand, pour éclairer l'histoire nazie secrète, on tombe sur un texte de Machen, découvrant ensuite que cet écrivain vit le jour dans ce village, berceau des thèmes wagnériens, on se dit une fois de plus que, pour qui sait voir, les coïncidences portent des habits de lumière.
Machen s'installa jeune à Londres et y vécut effrayé, comme Lovecraft à New York. Quelques mois commis de librairie, puis instituteur, il s'aperçut qu'il était incapable de gagner sa vie en société. Il se mit à écrire, dans une gêne matérielle extrême et une totale lassitude. Pendant une longue période, il vécut de traductions : les Mémoires de Casanova, en douze volumes, pour trente shillings par semaine pendant deux ans.
Il fit un petit héritage à la mort de son père, clergyman, et, ayant le pain et le feu pour un peu de temps, poursuivit son œuvre avec le sentiment croissant « qu'un immense golfe spirituel le séparait des autres hommes », et qu'il fallait accepter de plus en plus profondément cette vie de « Robinson Crusoé de l'âme ».
Ses premiers récits fantastiques furent publiés en 1895. Ce sont The Great God Pan et The Inmost Light. Il y affirme que le Grand Pan n'est pas mort et que les forces du mal, au sens magique du terme, ne cessent d'attendre certains d'entre nous pour les faire passer de l'autre côté du monde. Dans ce même registre, il publia l'année suivante La Poudre Blanche qui est son œuvre la plus puissante avec The Secret Glory, son chef-d'œuvre, écrit à soixante ans.
À trente-six ans, après douze ans d'amour, il perdit sa femme : « Nous n'avons pas été séparés douze heures pendant ces douze années ; vous pouvez donc imaginer ce que j'ai enduré et endure encore chaque jour. Si j'ai quelque désir de voir mes manuscrits imprimés, c'est pour pouvoir lui dédier chacun en ces termes : Auctoris Anima ad Dominam. » Il est ignoré, il vit dans la misère, et son cœur est broyé. Après trois années, à trente-neuf ans, il renonce à la littérature et se fait facteur ambulant.
« Vous dites que vous n'avez pas beaucoup de courage, écrit-il à Toulet. Je n'en ai pas du tout. Tellement peu que je n'écris plus une ligne, et n'en écrirai jamais plus, je pense. Je suis devenu cabotin ; je suis monté sur les planches, et en ce moment, je joue dans Coriolan. »
Il erre à travers l'Angleterre, avec la compagnie shakespearienne de sir Franck Benson, puis se joint à la troupe du Théâtre Saint-James. Peu avant la guerre de 14, ayant dû abandonner le théâtre, il fait un peu de journalisme, afin de subsister. Il n'écrit aucun livre. Dans la cohue de Fleet Street, parmi ses compagnons de travail affairés, sa figure étrange d'homme méditatif, ses manières lentes et affables d'érudit, font sourire.
Pour Machen, comme on le verra dans toute son œuvre, « l'homme est fait de mystère pour les mystères et les visions ». La réalité, c'est le surnaturel. Le monde extérieur est de peu d'enseignement, à moins qu'il ne soit vu comme un réservoir de symboles et de significations cachées. Seules les œuvres d'imagination produites par un esprit qui cherche les vérités éternelles ont quelque chance d'être des œuvres réelles et réellement utiles. Comme le dit le critique Philip van Doren Stern, « il se pourrait qu'il y ait plus de vérités essentielles dans les récits fantastiques d'Arthur Machen, que dans tous les graphiques et toutes les statistiques du monde ».
C'est une très singulière aventure qui ramena Machen à la vie littéraire. Elle rendit son nom célèbre quelques semaines et le choc qu'il en reçut le décida à finir sa vie en écrivain.
Le journalisme lui pesait, et il n'avait plus envie d'écrire pour lui-même. La guerre venait d'éclater. On avait besoin de littérature héroïque. Ce n'était guère son genre. The Evening News lui demanda un récit. Il l'écrivit du bout de la plume, mais tout de même dans sa manière. Ce fut The Bowmen (Les Archers). Le journal publia ce récit le 29 septembre 1914, au lendemain de la retraite de Mons. Machen avait imaginé un épisode de cette bataille : saint Georges, dans son armure flamboyante, à la tête d'anges qui sont les anciens archers d'Azincourt, vient porter secours à l'armée britannique.
Or, des dizaines de soldats écrivirent au journal : ce M. Machen n'avait rien inventé. Ils avaient vu, de leurs yeux, devant Mons, les anges de saint Georges se glisser dans leurs rangs. Ils pouvaient en témoigner sur l'honneur. Quantité de ces lettres furent publiées. L'Angleterre, avide de miracle en un moment aussi périlleux, s'émut. Machen avait souffert d'être ignoré quand il avait tenté de révéler les réalités secrètes. Cette fois, avec un fantastique de pacotille, il remuait tout le pays. Ou bien, est-ce que les forces cachées se levaient et prenaient telle ou telle forme, à l'appel de son imagination si souvent branchée sur les vérités essentielles et qui venait là de travailler peut-être à son insu, en profondeur ? Plus de douze fois, Machen tint à répéter dans les journaux que son récit était de pure fiction. Personne ne l'admit jamais. À la veille de sa mort, plus de trente ans après, grand vieillard, il revenait sans cesse, dans la conversation, sur cette extravagante histoire des anges de Mons.
En dépit de cette célébrité, le livre qu'il écrivit en 1915 n'eut aucun succès. C'est Le Grand Retour, méditation sur le Graal. Puis vint, en 1922, The Secret Glory qui est une critique du monde moderne à la lumière de l'expérience religieuse. À soixante ans, il commença une autobiographie originale en trois volumes. Il avait quelques fervents en Angleterre et en Amérique(60), mais il mourait de faim. En 1943 (il avait quatre-vingts ans), Bernard Shaw, Max Beerbohn, T.S. Eliot, formèrent un comité pour tenter de réunir des fonds qui lui permettraient de ne pas finir dans un asile d'indigents. Il put achever ses jours en paix, dans une petite maison de Buckinghamshire, et mourut en 1947. Un mot de Murger l'avait toujours enchanté. Dans La vie de Bohème, Marcel le peintre, ne possède pas même un lit. « Sur quoi vous reposez-vous donc ? lui demanda son propriétaire. – Monsieur, répondit Marcel, je me repose sur la Providence. »
Aux alentours de 1880, en France, en Angleterre et en Allemagne, des sociétés initiatiques, des ordres hermétiques se fondent et groupent de puissantes personnalités. L'histoire de cette crise mystique post-romantique n'a pas encore été décrite. Elle mériterait de l'être. On y trouverait l'origine de plusieurs courants de pensée importants, et qui ont déterminé des courants politiques.
Dans les lettres d'Arthur Machen à P.-J. Toulet, on trouve ces deux passages singuliers :
En 1899 :
« Quand j'écrivis Pan et la Poudre Blanche, je ne croyais pas que d'aussi étranges événements fussent jamais arrivés dans la vie réelle, ou même aient jamais été susceptibles de se produire. Mais, depuis, et tout récemment, il s'est produit dans ma propre existence des expériences qui ont tout à fait changé mon point de vue à ce sujet… Je suis désormais convaincu qu'il n'y a rien d'impossible sur terre. J'ai à peine besoin d'ajouter, je suppose, qu'aucune des expériences que j'ai faites n'a de rapport avec des impostures comme le spiritualisme ou la théosophie. Mais je crois que nous vivons dans un monde de grand mystère, de choses insoupçonnées et tout à fait stupéfiantes. »
En 1900 :
« Une chose peut vous amuser : j'ai envoyé Le Grand Dieu Pan à un adepte, un « occultiste » avancé, que j'ai rencontré sub rosa ! et il écrit : “Le livre prouve grandement que, par la pensée et la méditation, plutôt que par la lecture, vous avez atteint à un certain degré d'initiation indépendant des ordres et des organisations.” »
Quel est cet « adepte » ? Et quelles sont ces « expériences » ?
Dans une autre lettre, après le passage de Toulet à Londres, Machen écrit :
« M. Waite à qui vous avez beaucoup plu, veut que je vous adresse ses amitiés. »
Nous avons eu l'attention attirée par le nom de ce familier de Machen qui fréquentait si peu de gens. Waite fut l'un des meilleurs historiens de l'alchimie et un spécialiste de l'ordre de la Rose-Croix.
Nous en étions là de nos recherches, qui nous donnaient un renseignement sur les curiosités intellectuelles de Machen, quand un de nos amis nous apporta une série de révélations sur l'existence, en Angleterre, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, d'une société secrète initiatique s'inspirant de la Rose-Croix(61).
Cette société se nommait la Golden Dawn. Elle était composée de quelques-uns des esprits les plus brillants d'Angleterre. Arthur Machen fut un des adeptes.
La Golden Dawn, fondée en 1887, était issue de la Société Rosicrucienne anglaise, créée vingt ans avant par Robert Wentworth Little, et qui recrutait parmi les maîtres maçons. Cette dernière société comprenait 144 membres, dont Bulwer-Lytton, l'auteur des Derniers Jours de Pompéi.
La Golden Dawn, plus réduite encore, s'était donné pour but la pratique de la magie cérémonielle et l'obtention des pouvoirs et connaissances initiatiques. Ses chefs étaient Woodman, Mathers et Wynn Westcott (« l'initié » dont Machen parlait à Toulet dans sa lettre de 1900). Elle était en contact avec des sociétés similaires allemandes dont on retrouvera plus tard certains membres dans le fameux mouvement anthroposophe de Rudolph Steiner, puis dans d'autres mouvements influents de la période prénazie. Elle devait ensuite avoir pour maître Aleister Crowley, un homme tout à fait extraordinaire et certainement l'un des plus grands esprits du néo-paganisme dont nous suivrons la trace en Allemagne.
S.L. Mathers, après la mort de Woodman et le retrait de Wescott, fut le grand maître de la Golden Dawn qu'il dirigea pendant un certain temps de Paris où il venait d'épouser la sœur d'Henri Bergson.
Mathers fut remplacé à la tête de la Golden Dawn par le célèbre poète Yeats, qui devait recevoir plus tard le Prix Nobel.
Yeats prit le nom de Frère Démon est Deus Inversus. Il présidait les séances en kilt écossais, masqué de noir, un poignard d'or à la ceinture.
Arthur Machen avait pris le nom de Filus Aquarti. Une femme était affiliée à la Golden Dawn : Florence Farr, directrice de théâtre et amie intime de Bernard Shaw. On y trouvait aussi les écrivains Blackwood, Stoker, l'auteur de Dracula, et Sax Rohmer, ainsi que Peck, l'astronome royal d'Écosse, le célèbre ingénieur Allan Bennett et Sir Gerald Kelly, président de la Royal Academy. Il semble que ces esprits de qualité furent marqués de manière ineffaçable par la Golden Dawn. De leur aveu même, leur vue du monde fut changée et les pratiques auxquelles ils se livrèrent ne cessèrent de leur paraître efficaces et exaltantes.
Certains textes d'Arthur Machen ressuscitent un savoir oublié par la plupart des hommes, et cependant indispensable à une juste compréhension du monde. Même pour le lecteur non prévenu une inquiétante vérité souffle entre les lignes de cet écrivain.
Lorsque nous décidâmes de vous faire lire certaines pages de Machen, nous ne savions rien de la Golden Dawn. Toutes proportions gardées et notre humilité sauve, il s'est passé ici pour nous ce qui se passe pour les plus grands jongleurs : ce qui les distingue de leurs égaux en dextérité, c'est qu'au cours de leurs meilleurs exercices, les objets se mettent à vivre d'une vie propre, leur échappent, se livrent à des prouesses imprévues. Nous avons été dépassés par le magique. Nous demandions à un texte de Machen qui nous avait frappés un éclaircissement général sur les aspects du nazisme qui nous semblent plus significatifs que tout ce qui a été dit par l'histoire officielle. On s'apercevra qu'une logique implacable sous-tend notre système apparemment aberrant. D'une certaine manière, il n'est pas étonnant que cet éclaircissement général nous vienne d'un membre d'une société initiatique fortement teintée de néo-paganisme.
Voici ce texte, c'est l'introduction à une nouvelle intitulée The White People. Cette nouvelle, écrite après Le Grand Dieu Pan, figure dans un recueil publié après la mort de Machen : Tales of Horror and the Supernatural (Richards'Press, Londres).