VIII


QUELQUES DOCUMENTS SUR L'ÉTAT D'ÉVEIL

Une anthologie à faire. – Les propos de Gurdjieff – Mon passage à l'école de l'éveil. – Un récit de Raymond Abellio. – Un admirable texte de Gustav Meyrinck, génie méconnu.

S'il existe un état d'éveil, il manque un étage à l'édifice de la psychologie moderne. Voici quatre documents qui appartiennent cependant à notre époque. Nous ne les avons pas choisis, le temps nous ayant manqué pour faire une vraie prospection. Une anthologie des témoignages et études modernes sur l'état d'éveil reste à établir. Elle serait très utile. Elle rouvrirait des communications avec la tradition. Elle montrerait la permanence de l'essentiel dans notre siècle. Elle éclairerait certaines routes de l'avenir. Des littérateurs y trouveraient une clef, des chercheurs en sciences humaines s'en trouveraient stimulés, des savants y verraient le fil qui court à travers toutes les grandes aventures de l'esprit, et se sentiraient moins isolés. Bien entendu, en réunissant ces documents qui se trouvaient à portée de notre main, nous avons moins de prétention. Nous voulons seulement apporter de brèves indications sur une psychologie possible de l'état d'éveil dans ses formes élémentaires.

On trouvera donc dans ce chapitre :

1° Des extraits des propos du chef d'école Georges Ivanovitch Gurdjieff, recueillis par le philosophe Ouspensky ;

2° Mon propre témoignage sur les tentatives que je fis pour me mettre sur la route de l'état d'éveil sous la conduite des instructeurs de l'école Gurdjieff ;

3° Le récit que fait le romancier et philosophe Raymond Abellio d'une expérience personnelle ;

4° Le plus admirable texte, à nos yeux, de toute la littérature moderne sur cet état. Ce texte est extrait d'un roman méconnu du poète et philosophe allemand Gustav Meyrinck dont l'œuvre, non traduite à l'exception du Visage Vert et Le Golem, s'élève aux sommets de l'intuition mystique.


I – LES PROPOS DE GURDJIEFF

« Pour comprendre la différence entre les états de conscience, il nous faut revenir sur le premier, qui est le sommeil. C'est un état de conscience entièrement subjectif. L'homme y est englouti dans ses rêves – peu importe qu'il en garde ou non le souvenir. Même si quelques impressions réelles atteignent le dormeur, telles que sons, voix, chaleur, froid, sensations de son propre corps, elles n'éveillent en lui que des images fantastiques. Puis l'homme s'éveille. À première vue, c'est un état de conscience tout à fait différent. Il peut se mouvoir, parler avec d'autres personnes, faire des projets, voir des dangers, les éviter, et ainsi de suite. Il paraît raisonnable de penser qu'il se trouve dans une meilleure situation que lorsqu'il était endormi. Mais si nous voyons les choses un peu plus à fond, si nous jetons un regard sur un monde intérieur, sur ses pensées, sur les causes de ses actions, nous comprendrons qu'il est presque dans le même état que lorsqu'il dormait. C'est même pire, parce que dans le sommeil il est passif, ce qui veut dire qu'il ne peut rien faire. Dans l'état de veille au contraire, il peut agir tout le temps et les résultats de ses actions se répercuteront sur lui et sur son entourage. Et cependant il ne se souvient pas de lui-même. Il est une machine, tout lui arrive. Il ne peut arrêter le flot de ses pensées, il ne peut contrôler son imagination, ses émotions, son attention. Il vit dans un monde subjectif de “j'aime”, “ je n'aime pas”, “cela me plaît”, “cela ne me plaît pas”, “j'ai envie”, “je n'ai pas envie”, c'est-à-dire un monde fait de ce qu'il croit aimer ou ne pas aimer, désirer ou ne pas désirer. Il ne voit pas le monde réel. Le monde réel lui est caché par le mur de son imagination. Il vit dans le sommeil. Il dort. Et ce qu'il appelle sa “conscience lucide” n'est que sommeil – et un sommeil beaucoup plus dangereux que son sommeil de la nuit, dans son lit.

« Considérons quelque événement de la vie de l'humanité. Par exemple, la guerre. Il y a la guerre en ce moment. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que plusieurs millions d'endormis s'efforcent de détruire plusieurs millions d'autres endormis. Ils s'y refuseraient, naturellement, s'ils s'éveillaient. Tout ce qui se passe actuellement est dû à ce sommeil.

« Ces deux états de conscience, sommeil et état de veille, sont aussi subjectifs l'un que l'autre. Ce n'est qu'en commençant à se rappeler lui-même que l'homme peut réellement s'éveiller. Autour de lui toute la vie prend alors un aspect et un sens différents. Il la voit comme une vie de gens endormis, une vie de sommeil. Tout ce que les gens disent, tout ce qu'ils font, ils le disent et le font dans le sommeil. Rien de cela ne peut donc avoir la moindre valeur. Seul le réveil et ce qui mène au réveil a une valeur réelle. »


« Combien de fois m'avez-vous demandé s'il ne serait pas possible d'arrêter les guerres ? Certainement, ce serait possible. Il suffirait que les gens s'éveillent. Cela semble bien peu de chose. Rien au contraire ne saurait être plus difficile, parce que le sommeil est amené et maintenu par toute la vie ambiante, par toutes les conditions de l'ambiance.

« Comment s'éveiller ? Comment échapper à ce sommeil ? Ces questions sont les plus importantes, les plus vitales qu'un homme ait à se poser. Mais, avant de se les poser, il devra se convaincre du fait même de son sommeil. Et il ne lui sera possible de s'en convaincre qu'en essayant de s'éveiller. Lorsqu'il aura compris qu'il ne se souvient pas de lui-même et que le rappel de soi signifie un éveil jusqu'à un certain point, et lorsqu'il aura vu par l'expérience combien il est difficile de se rappeler soi-même, alors il comprendra qu'il ne suffit pas pour s'éveiller d'en avoir le désir. Plus rigoureusement, nous dirons qu'un homme ne peut pas s'éveiller par lui-même. Mais si vingt hommes conviennent que le premier d'entre eux qui s'éveillera, éveillera les autres, ils ont déjà une chance. Cependant cela même est insuffisant, parce que ces vingt hommes peuvent aller dormir en même temps, et rêver qu'ils s'éveillent. Ce n'est donc pas assez. Il faut plus encore. Ces vingt hommes doivent être surveillés par un homme qui n'est pas lui-même endormi ou qui ne s'endort pas aussi facilement que les autres, ou qui va consciemment dormir lorsque cela est possible, lorsqu'il n'en peut résulter aucun mal ni pour lui ni pour les autres. Ils doivent trouver un tel homme et l'embaucher pour qu'il les éveille et ne leur permette plus de retomber dans le sommeil. Sans cela, il est impossible de s'éveiller. C'est ce qu'il faut comprendre.

« Il est possible de penser pendant un millier d'années, il est possible d'écrire des bibliothèques entières, d'inventer des théories par millions et tout cela dans le sommeil, sans aucune possibilité d'éveil. Au contraire, ces théories et ces livres écrits ou fabriqués par des endormis auront simplement pour effet d'entraîner d'autres hommes dans le sommeil et ainsi de suite.

« Il n'y a rien de nouveau dans l'idée de sommeil. Presque depuis la création du monde, il a été dit aux hommes qu'ils étaient endormis, et qu'ils devaient s'éveiller. Combien de fois lisons-nous, par exemple, dans les Évangiles : “Éveillez-vous” ; “ eille” ; “ne dormez pas”. Les disciples du Christ, même dans le jardin de Gethsémani, tandis que leur Maître priait pour la dernière fois, dormaient. Cela dit tout. Mais les hommes le comprennent-ils ? Ils prennent cela pour une figure de rhétorique, une métaphore. Ils ne voient pas du tout que cela doit être pris à la lettre. Et ici encore il est facile de comprendre pourquoi. Il leur faudrait s'éveiller un peu, ou tenter à tout le moins de s'éveiller. Sérieusement, il m'a souvent été demandé pourquoi les Évangiles ne parlent jamais du sommeil… Il en est question à toutes les pages. Cela montre simplement que les gens lisent les Évangiles en dormant. »


« En règle générale, que faut-il pour éveiller un homme endormi ? Il faut un bon choc. Mais lorsqu'un homme est profondément endormi, un seul choc ne suffit pas. Une longue période de chocs incessants est nécessaire. Par conséquent, il faut quelqu'un pour administrer ces chocs. J'ai déjà dit que l'homme désireux de s'éveiller doit embaucher l'aide qui se chargera de le secouer pendant longtemps. Mais qui peut-il embaucher, si tout le monde dort ? Il embauche quelqu'un pour l'éveiller, mais celui-ci aussi tombe endormi. Quelle peut être son utilité ? Quant à l'homme réellement capable de se tenir éveillé, il refusera probablement de perdre son temps à réveiller les autres : il peut avoir à faire des travaux beaucoup plus importants pour lui.

« Il y a aussi la possibilité de s'éveiller par des moyens mécaniques. On peut faire usage d'un réveille-matin. Le malheur veut que l'on s'habitue trop vite à n'importe quel réveille-matin : on cesse de l'entendre tout simplement. Beaucoup de réveille-matin, avec des sonneries variées, sont donc nécessaires. L'homme doit littéralement s'entourer de réveils qui l'empêchent de dormir. Et ici encore surgissent des difficultés. Les réveils doivent être remontés ; pour les remonter, il est indispensable de s'en souvenir ; pour s'en souvenir, il faut souvent se réveiller. Mais voilà le pire : un homme s'habitue à tous les réveille-matin et, après un certain temps, il n'en dort que mieux. Par conséquent, les réveils doivent être continuellement changés, il faut toujours en inventer de nouveaux. Avec le temps, cela peut aider un homme à s'éveiller. Or, il y a fort peu de chances qu'il fasse tout ce travail d'inventer, de remonter et de changer tous ces réveils par lui-même, sans l'aide extérieure. Il est bien plus probable qu'ayant commencé ce travail, il ne tardera pas à s'endormir et que, dans son sommeil, il rêvera qu'il invente des réveils, qu'il les remonte, qu'il les change – et, comme je l'ai déjà dit il n'en dormira que mieux.

« Donc, pour s'éveiller, il faut toute une conjugaison d'efforts. Il est indispensable qu'il y ait quelqu'un pour réveiller le dormeur ; il est indispensable qu'il y ait quelqu'un pour surveiller le réveilleur ; il faut avoir des réveille-matin, et il faut aussi en inventer constamment de nouveaux.

« Mais pour mener à bien cette entreprise et obtenir des résultats, un certain nombre de personnes doivent travailler ensemble.

« Un homme seul ne peut rien faire.

« Avant toute autre chose, il a besoin d'aide. Mais un homme seul ne saurait compter sur une aide. Ceux qui sont capables d'aider évaluent leur temps à un très haut prix. Et naturellement ils préfèrent aider, disons vingt ou trente personnes désireuses de s'éveiller, plutôt qu'une seule. De plus, comme je l'ai déjà dit, un homme peut fort bien se tromper sur son éveil, prendre pour un éveil ce qui est simplement un nouveau rêve. Si quelques personnes décident de lutter ensemble contre le sommeil, elles s'éveilleront mutuellement. Il arrivera souvent qu'une vingtaine d'entre elles dormiront, mais la vingt et unième s'éveillera, et elle éveillera les autres. Il en va de même pour les réveille-matin. Un homme inventera un réveil, un second en inventera un autre, après quoi ils pourront faire un échange. Tous ensembles, ils peuvent être les uns pour les autres d'une grande aide, et sans cette aide mutuelle, aucun d'eux ne peut arriver à rien.

« Donc un homme qui veut s'éveiller doit chercher d'autres personnes qui veulent aussi s'éveiller, afin de travailler avec elles. Mais cela est plus vite dit que fait, parce que la mise en marche d'un tel travail et son organisation réclament une connaissance que l'homme ordinaire ne possède pas. Le travail doit être organisé et il doit y avoir un chef. Sans ces deux conditions, le travail ne peut pas donner les résultats attendus, et tous les efforts seront vains. Les gens pourront se torturer ; mais ces tortures ne les feront pas s'éveiller. Il semble que pour certaines personnes rien ne soit plus difficile à comprendre. Par elles-mêmes et de leur propre initiative, elles peuvent être capables de grands efforts, leurs premiers sacrifices doivent être d'obéir à un autre, rien au monde ne les en persuadera jamais.

« Et elles ne veulent pas admettre que tous leurs sacrifices, dans ce cas, ne peuvent servir à rien.

« Le travail doit être organisé. Et il ne peut l'être que par un homme qui connaisse ses problèmes et ses buts, qui connaisse ses méthodes, étant lui-même passé, en son temps, par un tel travail organisé. »


Ces propos de Gurdjieff sont rapportés dans l'ouvrage de P.D. Ouspensky : Fragments d'un Enseignement Inconnu. Éd. Stock, Paris, 1950.


II – MES DÉBUTS À L'ÉCOLE GURDJIEFF

« Prenez une montre, nous disait-on, et regardez la grande aiguille en essayant de garder la perception de vous-même et de vous concentrer sur la pensée : « Je suis Louis Pauwels et je suis ici en ce moment. » Essayez de ne penser qu'à cela, suivez simplement les mouvements de la grande aiguille en restant conscient de vous-même, de votre nom, de votre existence et de l'endroit où vous êtes. »

Au début, cela paraît simple et même un peu ridicule. Bien entendu, je puis garder présente à l'esprit l'idée que je me nomme Louis Pauwels et que je suis ici, en ce moment, regardant se déplacer très lentement la grande aiguille de ma montre. Puis je dois bien m'apercevoir que cette idée ne demeure pas très longtemps immobile en moi, qu'elle se met à prendre mille formes et à couler dans tous les sens, comme les objets que peignait Salvador Dali, transformés en boue mouvante. Mais encore dois-je reconnaître que l'on ne me demande pas de maintenir vivace et fixe une idée, mais une perception. On ne me demande pas seulement de penser que je suis, mais de le savoir, mais d'avoir de ce fait une connaissance absolue. Or, je sens que cela est possible et que cela pourrait se produire en moi en m'apportant quelque chose de neuf et d'important. Je découvre que mille pensées ou ombres de pensées, mille sensations, images et associations d'idées parfaitement étrangères à l'objet de mon effort m'assaillent sans relâche et me détournent de cet effort. Parfois, encore, c'est cette aiguille qui prend toute mon attention et, la regardant, je me perds de vue. Parfois, c'est mon corps, une crispation de la jambe, un petit mouvement dans le ventre, qui m'arrachent à l'aiguille elle-même en même temps qu'à moi-même. Parfois encore, je crois avoir arrêté mon petit cinéma intérieur, éliminé le monde extérieur, mais je m'aperçois alors que je viens de plonger dans une sorte de sommeil où l'aiguille a disparu, où j'ai disparu moi-même et durant lequel continuent de s'enchevêtrer les unes dans les autres les images, les sensations, les idées, comme derrière un voile, comme dans un rêve qui se déploie pour son propre compte tandis que je dors. Parfois enfin, dans une fraction de seconde, je suis regardant cette aiguille, je suis totalement, pleinement. Mais, dans la même fraction de seconde, je me félicite d'y être parvenu ; mon esprit, si je puis dire, applaudit, et aussitôt mon intelligence, s'emparant de la réussite pour s'en réjouir, la compromet irrémédiablement. Enfin, dépité mais surtout épuisé, je me dérobe à cette expérience avec précipitation, parce qu'il me semble que je viens de vivre les minutes les plus difficiles de mon existence, que je viens d'être privé d'air jusqu'au point extrême de ma résistance. Comme cela m'a semblé long ! Or, il ne s'est pas écoulé beaucoup plus de deux minutes, et en deux minutes, je n'ai eu une véritable perception de moi-même qu'en trois ou quatre imperceptibles éclairs.

Je devais bien alors admettre que nous ne sommes presque jamais conscients de nous-mêmes et que nous n'avons presque jamais conscience de la difficulté d'être conscient.

L'état de conscience, nous disait-on, est d'abord l'état de l'homme qui sait enfin qu'il n'est presque jamais conscient et qui, ainsi, apprend peu à peu quels sont les obstacles, en lui-même, à l'effort qu'il entreprend. À la lumière de ce tout petit exercice, vous savez maintenant qu'un homme peut lire un ouvrage, par exemple, approuver, s'ennuyer, protester ou s'enthousiasmer, sans être une seconde conscient du fait qu'il est, et ainsi donc sans que rien de sa lecture s'adresse véritablement à lui-même. Sa lecture est un rêve ajouté à ses propres rêves, un écoulement dans le perpétuel écoulement de l'inconscience. Car notre conscience véritable peut être – et est presque toujours – complètement absente de tout ce que nous faisons, pensons, voulons, imaginons.

Je comprends alors qu'il y a fort peu de différence entre l'état où nous sommes dans le sommeil et celui où nous sommes dans l'état de veille ordinaire, quand nous parlons, agissons, etc. Nos rêves sont devenus invisibles, comme les étoiles quand le jour s'est levé, mais ils sont présents et nous continuons de vivre sous leur influence. Nous avons seulement acquis, après le réveil, une attitude critique à l'endroit de nos propres sensations, des pensées mieux coordonnées, des actions plus disciplinées, plus de vivacité d'impression, de sentiments, de désirs, mais nous sommes toujours dans la non-conscience. Il ne s'agit pas du véritable éveil, mais du « sommeil éveillé », et c'est dans cet état de « sommeil éveillé » que se déroule presque toute notre vie. On nous apprenait qu'il était possible de s'éveiller tout à fait, d'acquérir l'état de conscience de soi. Dans cet état, comme je l'avais entrevu au cours de l'exercice de la montre, je pouvais avoir, du fonctionnement de ma pensée, du déroulement des images, des idées, des sensations, des sentiments, des désirs, une connaissance objective. Dans cet état, je pouvais tenter et développer un effort réel pour examiner, stopper de temps à autre, et modifier ce déroulement. Et cet effort même, me disait-on, créait en moi une certaine subsistance. Cet effort même n'aboutissait pas à ceci ou cela. Il lui suffisait d'être pour que se crée et s'accumule en moi la substance même de mon être. Il m'était dit que je pourrais alors, possédant un être fixe, atteindre à la « conscience objective » et qu'il me serait alors loisible d'avoir non seulement de moi-même, mais des autres hommes, des choses et du monde tout entier, une connaissance totalement objective, une connaissance absolue.


Monsieur Gurdjieff. Éd. du Seuil, Paris, 1954.


III – LE RÉCIT DE RAYMOND ABELLIO

Lorsque, dans l'attitude « naturelle » qui est celle de la totalité des existants, je « vois » une maison, ma perception est spontanée, c'est cette maison que je perçois et non ma perception même. Au contraire, dans l'attitude « transcendantale », c'est ma perception elle-même qui est perçue. Mais cette perception de la perception altère radicalement l'état primitif. L'état vécu, naïf, d'abord, perd sa spontanéité précisément du fait que la nouvelle réflexion prend pour objet ce qui était d'abord état et non objet et que, parmi les éléments de ma nouvelle perception, figurent non seulement ceux de la maison en tant que telle mais ceux de la perception elle-même en tant que flux vécu. Et ce qui importe essentiellement dans cette « altération », c'est que la vision concomitante que j'ai, dans cet état bi-réflexif, ou plutôt réfléchi-réflexif, de la maison qui fut mon motif originel, loin d'être perçue, éloignée ou brouillée par cette interposition de « ma » perception seconde devant « sa » perception primaire, s'en trouve paradoxalement intensifiée, plus nette, plus présente, plus chargée de réalité objective qu'avant. Nous nous trouvons ici devant un fait injustifiable par la pure analyse spéculative : celui de la transfiguration de la chose comme fait de conscience, de sa transformation, comme nous dirons plus tard, en « surchose », de son passage de l'état de science à l'état de connaissance. Ce fait est généralement méconnu, bien qu'il soit le plus frappant de toute expérimentation phénoménologique, réelle. Toutes les difficultés auxquelles se heurtent la phénoménologie vulgaire et d'ailleurs toutes les théories classiques de la « connaissance » résident dans ce fait qu'elles considèrent le couple conscience-connaissance (ou plus exactement conscience-science) comme capable d'épuiser à lui seul la totalité du vécu, alors qu'il faudrait en réalité considérer la triade connaissance-conscience-science qui est la seule à permettre un enracinement réellement ontologique de la phénoménologie. Et certes, rien ne peut rendre évidente cette transfiguration, sauf l'expérience directe et personnelle du phénoménologue lui-même. Mais nul ne peut prétendre avoir compris la phénoménologie réellement transcendantale s'il n'a pratiqué cette expérience avec succès et n'en a été lui-même « illuminé ». Serait-il le dialecticien le plus subtil, le logisticien le plus délié, celui qui ne l'a point vécue et qui ainsi n'a point vu d'autres choses sous les choses, ne peut que faire des discours sur la phénoménologie et non assumer une activité réellement phénoménologique. Prenons un exemple plus précis. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours su reconnaître les couleurs, le bleu, le rouge, le jaune. Mon œil les voyait, j'en avais l'expérience latente. Certes, « mon œil » ne s'interrogeait pas sur elles, et comment d'ailleurs eût-il pu poser des questions ? Sa fonction est de voir, non de se voir en train de voir, mais mon cerveau lui-même était comme en sommeil, il n'était pas du tout l'œil de l'œil mais un simple prolongement de cet organe. Aussi disais-je seulement, et presque sans y penser : ceci est un beau rouge, un vert un peu éteint, un blanc brillant. Un jour, il y a quelques années, me promenant dans les vignes vaudoises qui surplombent en corniche le lac Léman et qui composent un des plus beaux sites du monde, si beau même et si vaste que le « Je », à force d'y être dilaté, s'y sent dissous et, brusquement, se ressaisit et s'exalte, un événement soudain et pour moi extraordinaire se produisit. L'ocre du versant abrupt, le bleu du lac, le violet des monts de Savoie, et au fond les glaciers étincelants du Grand-Combin, je les avais vus cent fois. Je sus pour la première fois que je ne les avais jamais regardés. Je vivais là pourtant depuis trois mois. Et ce paysage, certes, depuis le premier instant, manquait de me dissoudre, mais ce qui lui répondait en moi n'était qu'une exaltation confuse. Certes, le « Moi » du philosophe est plus fort que tous les paysages. Le sentiment poignant de la beauté n'est qu'un ressaisissement par le « Moi », qui s'en fortifie, de cette distance infinie qui nous sépare d'elle. Mais ce jour-là, brusquement, je sus que je créais moi-même ce paysage, qu'il n'était rien sans moi : « C'est moi qui te vois, et qui me vois te voir, et qui, en me voyant, te fais. » Ce véritable cri intérieur est celui du démiurge lors de « sa » création du monde. Il n'est pas seulement suspension d'un « ancien » monde, mais projection d'un « nouveau ». Et dans l'instant, en effet, le monde fut recréé. Jamais je n'avais vu de pareilles couleurs. Elles étaient cent fois plus intenses, plus nuancées, plus « vivantes ». Je sus que je venais d'acquérir le sens des couleurs, que j'étais revirginisé aux couleurs, que jamais jusque-là je n'avais réellement vu un tableau ou pénétré dans l'univers de la peinture. Mais je sus aussi que, par ce rappel à soi de ma conscience, par cette perception de ma perception, je tenais la clef de ce monde de la transfiguration qui n'est pas un arrière-monde mystérieux mais le vrai monde, celui dont la « nature » nous tient exilés. Rien de commun, certes, avec l'attention. La transfiguration est pleine, l'attention ne l'est pas. La transfiguration se connaît dans sa suffisance certaine, l'attention se tend vers une suffisance éventuelle. On ne peut pas dire, bien entendu, que l'attention soit vide. Au contraire, elle est avide. Mais l'avidité n'est pas la plénitude. Quand je rentrai au village, ce jour-là, les gens que je croisai étaient pour la plupart « attentifs » à leur travail : ils me parurent cependant tous des somnambules.


Raymond ABELLIO : Cahiers du Cercle d'Études Métaphysiques. (Publication intérieure – 1954.)


IV – L'ADMIRABLE TEXTE DE GUSTAV MEYRINCK

La clef qui nous rendra maîtres de la nature intérieure est rouillée depuis le déluge.

Elle s'appelle : veiller.

Veiller est tout.

L'homme est fermement convaincu qu'il veille ; mais en réalité, il est pris dans un filet de sommeil et de rêve qu'il a tissé lui-même. Plus ce filet est serré, plus puissant règne le sommeil. Ceux qui sont accrochés dans ses mailles sont les dormeurs qui marchent à travers la vie comme des troupeaux de bestiaux menés à l'abattoir, indifférents et sans pensée.

Les rêveurs voient à travers les mailles un monde grillagé, ils n'aperçoivent que des ouvertures trompeuses, agissent en conséquence et ne savent pas que ces tableaux sont simplement les débris insensés d'un tout énorme. Ces rêveurs ne sont pas, comme tu le crois peut-être, les fantasques et les poètes ; ce sont les travailleurs, les sans-repos du monde, ceux que ronge la folie d'agir. Ils ressemblent à de vilains scarabées laborieux qui grimpent le long d'un tuyau lisse pour s'y engouffrer une fois en haut. Ils disent qu'ils veillent, mais ce qu'ils croient une vie n'est en réalité qu'un rêve, déterminé à l'avance jusque dans ses détails et soustrait à l'influence de leur volonté.

Il y a eu et il y a encore quelques hommes qui ont bien su qu'ils rêvaient, les pionniers qui se sont avancés jusqu'aux bastions derrière lesquels se cache le moi éternellement éveillé, – des voyants comme Descartes, Schopenhauer et Kant. Mais ils ne possédaient pas les armes nécessaires à la prise de la forteresse et leur appel au combat n'a pas éveillé les dormeurs.

Veiller est tout.

Le premier pas vers ce but est si simple que chaque enfant le peut faire. Seul celui qui a l'esprit faussé a oublié comment on marche et reste paralysé sur ses deux pieds parce qu'il ne veut pas se passer des béquilles qu'il a héritées de ses prédécesseurs.

Veiller est tout.

Veille dans tout ce que tu fais ! Ne te crois pas déjà éveillé. Non, tu dors et rêves.

Rassemble toutes tes forces et fais ruisseler un instant dans ton corps ce sentiment : à présent, je veille !

Si cela te réussit, tu reconnaîtras aussitôt que l'état dans lequel tu te trouvais apparaît alors comme un assoupissement et un sommeil.

C'est le premier pas hésitant du long, long voyage qui mène de la servitude à la toute-puissance.

De cette façon avance d'éveil en éveil.

Il n'existe pas de pensée tourmentante qu'ainsi tu ne puisses bannir. Elle reste en arrière et ne peut plus t'atteindre. Tu t'étends au-dessus d'elle comme la couronne d'un arbre s'élève au-dessus des branches sèches.

Les douleurs s'éloignent de toi comme des feuilles mortes lorsque cette veille saisit également ton corps.

Les bains glacés des Brahmanes, les nuits de veille des disciples de Bouddha et des ascètes chrétiens, les supplices des fakirs hindous ne sont pas autre chose que les rites figés indiquant que là s'élevait jadis le temple de ceux qui s'efforçaient de veiller.

Lis les Écritures saintes de tous les peuples de la terre. À travers chacune d'elles passe comme un fil rouge la science cachée de la veille. Elle est l'échelle de Jacob, qui combat toute la « nuit » avec l'ange du Seigneur, jusqu'à ce que le « jour » vienne et qu'il obtienne la victoire.

Tu dois monter d'un échelon à l'autre du réveil, si tu veux vaincre la mort.

L'échelon inférieur, déjà, s'appelle : génie.

Comment devons-nous nommer les degrés supérieurs ? Ils restent inconnus de la foule et sont tenus pour les légendes.

L'histoire de Troie fut tenue pour une légende, jusqu'à ce qu'enfin un homme trouvât le courage de fouiller lui-même.

Sur ce chemin de l'éveil, le premier ennemi que tu trouveras sera ton propre corps. Il luttera avec toi jusqu'au premier chant du coq. Mais si tu aperçois le jour de la veille éternelle qui t'éloigne des somnambules qui croient être des hommes et qui ignorent qu'ils sont des dieux endormis, alors le sommeil de ton corps disparaîtra aussi et l'univers te sera assujetti.

Alors tu pourras opérer des miracles, si tu le veux, et tu ne seras plus astreint comme un humble esclave à attendre qu'un cruel faux dieu soit assez aimable pour te combler de présents ou te couper la tête.

Naturellement le bonheur du bon chien fidèle : servir un maître, n'existera plus pour toi, – mais sois franc envers toi-même : voudrais-tu, même maintenant, changer avec ton chien ?

Ne te laisse pas effrayer par la peur de ne pas atteindre le but dans cette vie. Celui qui a trouvé ce chemin revient toujours au monde avec une maturité intérieure qui lui rend possible la continuation de son travail. Il naît comme « génie ».

Le sentier que je te montre est semé d'événements étranges : des morts que tu as connus se lèveront et te parleront ! Ce ne sont que des images ! Des silhouettes lumineuses t'apparaîtront et te béniront. Ce ne sont que des images, des formes exaltées par ton corps qui, sous l'influence de ta volonté transformée, mourra d'une mort magique et deviendra esprit, comme la glace, atteinte par le feu, se dissout en vapeur.

Quand tu auras dépouillé en toi le cadavre alors seulement tu pourras dire : à présent le sommeil s'est éloigné de moi pour toujours.

Alors sera accompli le miracle auquel les hommes ne peuvent croire, – parce que, trompés par leurs sens, ils ne comprennent pas que matière et force sont la même chose – ni ce miracle que, même si on t'enterre, il n'y aura pas de cadavre dans le cercueil.

Alors seulement tu pourras différencier ce qui est réalité ou apparence. Celui que tu rencontreras ne pourra être que l'un de ceux qui ont suivi le chemin avant toi.

Tous les autres sont des ombres.

Jusque-là tu ne sais pas si tu es la créature la plus heureuse ou la plus malheureuse. Mais ne crains rien. Pas un de ceux qui a pris le sentier de la veille, même s'il s'égara, n'a été abandonné par ses guides.

Je veux te donner un signe auquel tu pourras reconnaître si une apparition est réalité ou bien image : si elle s'approche de toi, si ta conscience se trouble, si les choses du monde extérieur sont vagues ou disparaissent, méfie-toi. Sois sur tes gardes ! L'apparition n'est qu'une partie de toi-même. Si tu ne la comprends pas, c'est un spectre seulement, sans consistance, un voleur qui consomme une part de ta vie.

Les voleurs qui prennent la force de l'âme sont plus mauvais que les voleurs du monde. Ils t'attirent comme des feux follets dans les marais d'une espérance trompeuse pour te laisser seul dans les ténèbres et disparaître à jamais.

Ne te laisse aveugler par aucun miracle qu'ils paraissent faire pour toi, par aucun nom sacré qu'ils se donnent, par aucune prophétie qu'ils expriment, pas même si elle se réalise ; ils sont tes ennemis mortels, chassés de l'enfer de ton propre corps, et avec lesquels tu luttes pour la domination.

Sache que les forces merveilleuses qu'ils possèdent sont les tiennes propres – détournées par eux pour te tenir dans l'esclavage. Ils ne peuvent pas vivre en dehors de ta vie, mais si tu les vaincs ils s'effondreront, outils muets et dociles que tu pourras employer selon tes besoins.

Innombrables sont les victimes qu'ils ont faites parmi les hommes. Lis l'histoire des visionnaires et des sectaires et tu apprendras que le sentier que tu suis est jonché de crânes.

Inconsciemment l'humanité a dressé contre eux un mur : le matérialisme. Ce mur est une défense infaillible, elle est une image du corps mais elle est aussi un mur de prison qui masque la vue.

Aujourd'hui ils sont dispersés et le phénix de la vie intérieure ressuscite de la cendre dans laquelle il a été couché longtemps comme mort, mais les vautours d'un autre monde commencent aussi à battre des ailes. C'est pourquoi prends garde. La balance sur laquelle tu poseras ta conscience te montrera quand tu peux avoir confiance en ces apparitions. Plus elle est éveillée, plus elle s'abaissera en ta faveur.

Si un guide, un frère d'un autre monde spirituel, veut t'apparaître, il doit pouvoir le faire sans dépouiller ta conscience. Tu peux poser ta main sur son côté comme Thomas l'incrédule.

Il serait facile d'éviter les apparitions et leurs dangers. Tu n'as qu'à te conduire comme un homme ordinaire. Mais qu'as-tu gagné par-là ? Tu restes un prisonnier dans la geôle de ton corps jusqu'à ce que le bourreau « Mort » te conduise à l'échafaud.

Le désir des mortels de voir les êtres surnaturels est un cri qui réveille même les fantômes des enfers parce qu'un tel désir n'est pas pur ; – parce qu'il est avidité plutôt que désir, parce qu'il veut « prendre » d'une façon quelconque au lieu de crier pour apprendre à « donner ».

Tous ceux qui considèrent la terre comme une prison, tous les gens pieux qui implorent la délivrance évoquent sans s'en rendre compte le monde des spectres. Fais-le aussi toi-même. Mais consciemment.

Pour ceux qui le font inconsciemment, existe-t-il une main invisible qui puisse les sortir du marais dans lequel ils s'embourbent ? Moi, je ne le crois pas.

Lorsque sur ta route de l'éveil tu traverseras le royaume des spectres tu reconnaîtras peu à peu qu'ils sont simplement des pensées que tu peux tout à coup voir de tes yeux. C'est pourquoi ils te sont étrangers et semblent être des créatures, car ce langage des formes est différent de celui du cerveau.

Alors le moment est arrivé où la transformation s'accomplit : les hommes qui t'entourent deviendront des spectres. Tous ceux que tu as aimés seront tout à coup des larves. Même ton propre corps.

On ne peut imaginer de plus terrible solitude que celle du pèlerin au désert, et qui ne sait pas y trouver la source vive meurt de soif.

Tout ce que je dis ici se trouve dans les livres des hommes pieux de tous les peuples : la venue d'un nouveau royaume, la veille, la victoire sur le corps et la solitude. Et cependant un abîme infranchissable nous sépare de ces gens pieux : ils croient que le jour approche où les bons entreront au paradis et les méchants seront jetés dans l'enfer. Nous savons qu'un temps viendra où beaucoup se réveilleront et seront séparés des dormeurs qui ne peuvent comprendre ce que signifie le mot veille. Nous savons qu'il n'existe pas le bon et le mauvais mais seulement le juste et le faux. Ils croient que veiller signifie garder ses sens lucides et ses yeux ouverts pendant la nuit, de façon que l'homme puisse faire ses prières. Nous savons que la veille est l'éveil du moi immortel et que l'insomnie du corps en est une conséquence naturelle. Ils croient que le corps devrait être négligé et méprisé parce qu'il est pécheur. Nous savons qu'il n'y a pas de péché ; le corps est le commencement de notre œuvre et nous sommes descendus sur terre pour le transformer en esprit. Ils croient que nous devrions vivre dans la solitude avec notre corps pour purifier l'esprit. Nous savons que notre esprit doit aller d'abord dans la solitude pour transfigurer le corps.

À toi seul reste le choix du chemin à prendre : ou le nôtre ou le leur. Tu dois agir selon ta propre volonté.

Je n'ai pas le droit de te conseiller. Il est plus salutaire de cueillir selon ta propre décision un fruit amer sur un arbre que de voir pendre un fruit doux conseillé par autrui.

Mais ne fais pas comme beaucoup qui savent qu'il est écrit : examinez tout et ne conservez que le meilleur. Il faut aller, ne rien examiner et retenir la première chose venue.


Gustav MERYNCK : Extrait du roman Le Visage Vert, traduit par le docteur Etthofen et Mlle Perrenoud. Éd. Émile-Paul Frères, Paris, 1932.

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