Petit Renard a dit: « Mais, quand on sera morts, que va-t-il se passer? M'aimeras-tu toujours, est-ce que l'amour, ça reste? »
Sa maman l'a bercé contre elle tandis qu'ils regardaient la nuit, la lune dans l'obscurité, les étoiles qui brillaient.
« Regarde, Petit Renard, les étoiles, comme elles scintillent et étincellent. Certaines sont mortes depuis longtemps. Mais elles continuent de briller dans le ciel du soir, car vois-tu, Petit Renard, l'amour comme les étoiles ne meurt jamais… »
Il aurait dû y avoir un souffle funeste dans l'air. Ou un froid à vous glacer la moelle des os. Quelque chose. Une mélodie éthérée que seuls Elizabeth et moi aurions pu entendre. Un sentiment de tension. Quelque classique prémonition. Il y a des malheurs quasi prévisibles — ce qui est arrivé à mes parents, par exemple — et puis d'autres moments sombres, des moments de violence soudaine qui changent irrémédiablement le cœurs d'une existence. Il y a eu ma vie avant le drame. Et il y a ma vie actuelle. Les deux, hélas! n'ont plus grand-chose en commun.
Elizabeth se taisait pendant le trajet, mais cela n'avait rien de surprenant. Même gamine, il lui arrivait de sombrer dans d'imprévisibles accès de mélancolie. Murée dans son silence, elle se laissait aller à la contemplation ou à la trouille, je ne savais jamais. Ça devait faire partie du mystère, je suppose, mais là, pour la première fois, j'ai senti le fossé entre nous. Notre couple avait survécu à tant d'épreuves. Survivrait-il à la vérité? Plus exactement, aux mensonges par omission?
La climatisation bourdonnait doucement dans l'habitacle bleu. Dehors, il faisait une chaleur moite. Typique du mois d'août. On a traversé le pont de Milford au-dessus de la Delaware et on a été accueillis en Pennsylvanie par un sympathique employé du péage. Une quinzaine de kilomètres plus loin, j'ai repéré la borne sur laquelle on lisait: LAC CHARMAINE — PROPRIÉTÉ PRIVÉE. J'ai bifurqué sur le chemin de terre.
Les pneus s'enfonçaient dans le sol, soulevant un nuage de poussière comme en plein désert. Elizabeth a éteint l'autoradio. Du coin de l'œil, j'ai remarqué qu'elle était en train d'étudier mon profil. Je me suis demandé ce qu'elle voyait, et mon cœur s'est mis à palpiter. Sur notre droite, deux daims grignotaient des feuilles. Ils se sont arrêtés, nous ont regardés et, constatant qu'on ne leur voulait pas de mal, ont repris leur mastication. Je continuais à rouler quand soudain le lac a surgi devant nous. Le soleil agonisant striait le ciel d'orange et de violet. Les cimes des arbres semblaient être en feu.
— Je n'en reviens pas qu'on remette ça tous les ans, ai-je dit.
— C'est toi qui as commencé.
— Ouais, quand j'avais douze ans.
Elizabeth a esquissé un sourire. Elle souriait rarement, mais quand ça lui arrivait, waouh, je le prenais en plein cœur.
— C'est romantique, a-t-elle déclaré.
— Débile, oui.
— J'aime les choses romantiques.
— Tu aimes les choses débiles.
— Chaque fois qu'on vient ici, tu t'envoies en l'air.
— On m'appelle M. Fleur bleue.
Elle a ri et m'a pris la main.
— Allez, venez, monsieur Fleur bleue, le jour tombe.
Le lac Charmaine. C'est mon grand-père qui avait trouvé ce nom-là, au grand dam de ma grand-mère. Elle aurait aimé qu'il lui donne son nom à elle. Elle s'appelait Bertha. Le lac Bertha. Grand-père ne voulait pas en entendre parler. Deux points pour grand-père.
Il y a cinquante ans et des poussières, le lac Charmaine avait abrité une colo pour gosses de riches. Le propriétaire avait fait faillite, et grand-père avait racheté le plan d'eau et le terrain environnant pour une bouchée de pain. Il avait retapé la maison du directeur et abattu la plupart des constructions qui bordaient le lac. Mais au-delà, dans les bois, où plus personne ne s'aventurait de toute façon, il avait laissé pourrir les dortoirs des mômes. Ma sœur Linda et moi, on partait les explorer, fouillant les ruines à la recherche d'un trésor, jouant à cache-cache, bravant le croque-mitaine, qui, nous en étions sûrs, nous épiait et guettait le moment propice. Elizabeth se joignait rarement à nous. Elle aimait que chaque chose soit à sa place. Se cacher lui faisait peur.
En descendant de voiture, j'ai entendu les fantômes. Plein de fantômes — trop —, qui tournoyaient et se disputaient mon attention. C'est celui de mon père qui a gagné. Le lac était immobile, lisse comme un miroir, mais je jure que j'ai perçu le hurlement triomphal de papa tandis qu'il se catapultait du ponton, les genoux contre la poitrine, le sourire jusqu'aux oreilles, faisant naître une gerbe d'eau pareille à un véritable raz-de-marée aux yeux de son fils unique. Papa aimait bien atterrir à côté du radeau où ma mère prenait ses bains de soleil. Elle le réprimandait, sans pouvoir s'empêcher de rire.
J'ai cligné des paupières, les images se sont évanouies. Je me suis rappelé cependant comment le cri, les rires, le bruit du plongeon se réverbéraient dans le silence de notre lac, et je me suis demandé si l'écho de ces bruits et de ces rires-là avait vraiment disparu, si quelque part dans les bois les joyeux ululements de mon père ne continuaient pas à ricocher d'arbre en arbre. C'était bête comme idée, mais que voulez-vous.
Les souvenirs, ça fait mal. Surtout les bons.
— Ça va, Beck? a demandé Elizabeth.
Je me suis tourné vers elle.
— Je pourrai m'envoyer en l'air, hein?
— Vieux pervers va.
Elle s'est engagée sur le sentier, la tête haute, le dos droit. Un instant, je l'ai suivie des yeux, repensant à la première fois que j'avais vu cette démarche-là. J'avais sept ans et je m'apprêtais à enfourcher mon vélo — celui avec la selle profilée et la décalco de Batman — pour dévaler Goodhart Road. Escarpée, balayée par le vent, cette rue était le parcours idéal pour un cycliste chevronné. Je suis descendu sans les mains, aussi cool et décontracté qu'on peut l'être à sept ans. Le vent rabattait mes cheveux en arrière et me faisait larmoyer. J'ai aperçu le camion de déménagement devant l'ancienne maison des Ruskin, me suis retourné, et pan! elle était là, mon Elizabeth, tellement posée malgré ses sept ans, avec sa colonne vertébrale en titane, ses sandales à brides, son bracelet de perles multicolores et ses innombrables taches de rousseur.
Nous avons fait connaissance quinze jours plus tard, dans la classe de CE 1 de Mlle Sobel, et à partir de ce moment-là — s'il vous plaît, ne faites pas mine de vomir quand je dis ça —, on ne s'est plus quittés. Les adultes trouvaient notre relation à la fois attendrissante et malsaine, tandis que notre amitié de mômes avec ses quatre cents coups se muait en une amourette d'adolescents et, les hormones aidant, en flirt de collégiens. Tout le monde croyait que ça allait nous passer. Même nous. On était du genre plutôt éveillé, surtout Elizabeth, brillants élèves, rationnels jusque dans cet irrationnel amour dont nous mesurions les aléas.
Et nous nous retrouvions à vingt-cinq ans, mariés depuis sept mois, à l'endroit même où, à l'âge de douze ans, nous avions échangé notre premier baiser.
Lamentable, je sais.
On s'est frayé un passage entre les branchages, dans une moiteur à couper au couteau. L'odeur résineuse des pins nous prenait à la gorge. Nous avancions péniblement dans les hautes herbes. Moustiques et consorts jaillissaient en une nuée bourdonnante dans notre sillage. Les arbres jetaient de longues ombres qu'on pouvait interpréter à sa guise, comme quand on essaie de déterminer la forme d'un nuage ou celle d'une tache d'encre dans le test de Rorschach.
On a quitté le sentier pour s'enfoncer dans les fourrés. Elizabeth ouvrait la marche. Je suivais à deux pas — tout un symbole, maintenant que j'y pense. J'ai toujours cru que rien ne pouvait nous séparer — notre histoire l'avait prouvé, non? — mais à cet instant, plus que jamais, le sentiment de culpabilité semblait l'éloigner de moi.
Mon sentiment de culpabilité.
Arrivée au gros rocher vaguement phallique, Elizabeth a bifurqué et là, sur la droite, il y avait notre arbre. Avec nos initiales, parfaitement, gravées dans l'écorce:
E.P.
+
D.B.
Entourées, eh oui, d'un cœur. Sous le cœur, douze encoches, chacune correspondant à l'anniversaire de ce premier baiser. J'allais lâcher une remarque caustique sur notre état de ramollissement avancé, mais en voyant le visage d'Elizabeth, les taches de rousseur à demi effacées, l'angle du menton, le long cou gracile, les calmes yeux verts, la tresse brune telle une corde épaisse dans son dos, je me suis ravisé. J'ai failli lui avouer alors, sans autre forme de cérémonie, mais quelque chose m'a retenu.
— Je t'aime, ai-je dit.
— Ça y est, tu décolles.
— Ah.
— Moi aussi, je t'aime.
— D'accord, d'accord, ai-je grimacé, feignant l'embarras. Tu finiras par décoller aussi.
Elle a souri, et j'ai cru percevoir comme une hésitation. Je l'ai prise dans mes bras. Quand elle avait douze ans, le jour où l'on avait enfin trouvé le courage de sauter le pas, j'avais respiré son odeur, une merveilleuse odeur de cheveux propres et de Pixie Stick — cette espèce de confiserie en poudre — à la fraise. La nouveauté de cette sensation, l'excitation, la découverte, c'avait presque été trop. Aujourd'hui, elle sentait la cannelle et le lilas. Le baiser est monté tel un flot de lumière du fond de mon cœur. Quand nos langues se sont rencontrées, j'ai ressenti, encore, une décharge électrique. Elizabeth s'est dégagée, à bout de souffle.
— À toi l'honneur.
Elle m'a tendu le couteau, et j'ai gravé la treizième encoche sur l'arbre. Treize. Avec le recul, c'était peut-être bien prémonitoire.
Il faisait nuit quand nous sommes retournés au lac. La lueur solitaire de la lune trouait l'obscurité. Aucun bruit ce soir-là, même les criquets se taisaient. Elizabeth et moi nous sommes déshabillés rapidement. Je l'ai regardée, baignée par le clair de lune, et j'ai senti ma gorge se nouer. Elle a plongé la première, troublant à peine la surface de l'eau. Je l'ai imitée gauchement. Le lac était étonnamment tiède. Elizabeth nageait avec des mouvements précis, réguliers, fendant l'eau comme si celle-ci s'écartait sur son passage. Je l'ai suivie en barbotant. Les sons rebondissaient sur le lac, pareils à des galets. Elle a pivoté et s'est blottie dans mes bras. Sa peau était chaude et mouillée. J'adorais sa peau. Nous nous sommes enlacés. Elle a pressé ses seins contre ma poitrine. Je sentais les battements de son cœur, entendais sa respiration. Les bruits de la vie. Nous nous sommes embrassés. Ma main s'est égarée au creux de l'exquise cambrure de son dos.
Quand on a eu terminé — quand tout a semblé être rentré dans l'ordre —, j'ai agrippé le radeau et je me suis effondré dessus. Je pantelais, les jambes écartées, les pieds dans l'eau.
Elizabeth a froncé les sourcils.
— Dis donc, tu ne vas pas t'endormir?
— Si, comme une masse.
— Tu parles d'un mec!
Je me suis allongé, les mains derrière la tête. Un nuage a voilé la lune, transformant la nuit bleue en quelque chose de grisâtre. L'air était immobile. J'ai entendu Elizabeth sortir de l'eau, monter sur le ponton. J'avais beau plisser les yeux, je parvenais tout juste à distinguer sa silhouette nue. Elle était tout simplement renversante. Je l'ai regardée se pencher pour essorer ses cheveux. Puis elle s'est cambrée et a rejeté la tête en arrière.
Mon radeau était en train de s'éloigner de la rive. Je voulais faire le point sur ce qui m'était arrivé, mais même moi je ne comprenais pas tout. Je commençais à perdre Elizabeth de vue. Tandis qu'elle se fondait dans le noir, j'ai pris une décision. J'allais lui dire. Tout.
Hochant la tête, j'ai fermé les yeux. Je me sentais redevenir léger. L'eau clapotait doucement.
Soudain, j'ai entendu s'ouvrir une portière de voiture. Je me suis rassis.
— Elizabeth?
Silence total, excepté ma propre respiration.
J'ai cherché sa silhouette des yeux. Elle était à peine distincte, mais l'espace d'un instant, je l'ai vue. Ou j'ai cru la voir. Je n'en suis pas sûr maintenant, et de toute façon ça n'a plus d'importance. Quoi qu'il en soit, Elizabeth s'était figée, peut-être face à moi.
J'ai dû cligner des yeux — ça non plus, je n'en suis pas sûr — et quand j'ai regardé à nouveau, elle avait disparu.
Mon cœur a fait un bond.
— Elizabeth!
Pas de réponse.
Alors j'ai paniqué. Je suis tombé du radeau, j'ai nagé en direction du ponton. Mais je faisais du bruit, beaucoup trop de bruit, ça m'empêchait d'entendre ce qui se passait, s'il se passait quelque chose. Je me suis arrêté.
— Elizabeth!
Pendant un long moment, il n'y a pas eu le moindre son. La lune était toujours cachée derrière le nuage. Peut-être qu'Elizabeth était remontée dans la voiture, pour y prendre quelque chose. J'ai ouvert la bouche afin d'appeler encore une fois.
C'est là que je l'ai entendue crier.
J'ai baissé la tête et me suis remis à nager, de toutes mes forces, battant des bras, poussant sur les jambes. Mais le ponton était encore loin. J'essayais de scruter la rive: il faisait trop sombre, les rares échappées de la lune n'éclairaient rien.
J'ai entendu une sorte de raclement, comme quelque chose qu'on aurait traîné par terre.
Devant moi se trouvait le ponton. À six mètres, pas plus. J'ai nagé plus vite. Mes poumons étaient en feu. J'ai bu la tasse; les bras tendus, j'ai tâtonné dans le noir, à la recherche de l'échelle. Je l'ai empoignée et me suis hissé sur le ponton.
Les planches étaient mouillées. J'ai regardé la cabane, en vain. Il faisait trop noir.
— Elizabeth!
Quelque chose, du genre batte de base-ball, m'a frappé droit au plexus. Les yeux exorbités, plié en deux, suffoquant, j'ai cherché mon souffle. Un nouveau coup, cette fois sur le sommet du crâne. J'ai entendu un craquement, comme si on m'avait planté un clou dans la tempe. Mes jambes se sont dérobées, je suis tombé à genoux. Totalement désorienté, j'ai couvert ma tête de mes mains pour essayer de me protéger. Le coup suivant — le coup final — m'a atteint en plein visage.
J'ai basculé en arrière, dans le lac. Mes yeux se sont fermés. J'ai entendu Elizabeth hurler à nouveau — cette fois, elle criait mon nom —, mais les bruits, tous les bruits, se sont dissous tandis que je m'enfonçais sous l'eau.