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Brutus conduisait comme un fou. Il a pris des sens interdits. Fait demi-tour à la dernière seconde. Coupé la circulation pour tourner à gauche alors que le feu était rouge. On maintenait une excellente moyenne.

Au MetroPark d'Iselin, il y avait un train en direction de Port Jervis qui partait vingt minutes plus tard. Là-bas, je pourrais louer une voiture. Quand ils m'ont déposé, Brutus est resté au volant. Tyrese m'a accompagné jusqu'au guichet.

— Vous m'avez demandé de partir et de ne pas revenir, a-t-il déclaré.

— Exact.

— Peut-être que vous devriez faire pareil.

Je lui ai tendu la main. Tyrese l'a ignorée et m'a serré avec force dans ses bras.

— Merci, ai-je dit doucement.

Il a relâché son étreinte, rajusté son blouson pour qu'il tombe mieux, redressé ses lunettes noires.

— Ouais, pas de quoi.

Et, sans attendre, il est retourné vers la voiture.

Le train est arrivé et reparti à l'heure. J'ai trouvé une place et m'y suis écroulé, essayant de faire le vide dans ma tête. Sans grand résultat. J'ai regardé autour de moi. La voiture était pratiquement vide. Deux étudiantes avec de volumineux sacs à dos jacassaient en ponctuant leur discours de « voilà » et de « tu comprends ». J'ai repéré un journal — plus précisément un tabloïd — que quelqu'un avait abandonné sur un siège.

La première page tant convoitée était consacrée à une jeune starlette arrêtée pour vol à l'étalage. Je l'ai feuilleté dans l'espoir de tomber sur une bande dessinée ou la rubrique Sports — n'importe quelle inanité aurait fait l'affaire. Mais mon regard s'est arrêté sur une photo… de moi. L'ennemi public n° 1. Incroyable, la mine sinistre que j'avais sur le cliché noirci, on aurait dit un terroriste du Moyen-Orient.

C'est alors que mon univers, déjà sens dessus dessous, a subi une nouvelle secousse.

Je n'étais pas vraiment en train de lire l'article. Mon regard glissait simplement sur la page. Mais j'ai vu les noms. Pour la première fois. Les noms des hommes dont les cadavres avaient été découverts au bord du lac. L'un d'eux m'était familier.

Melvin Bartola.

Ce n'était pas possible.

J'ai lâché le journal et couru en ouvrant les portes coulissantes jusqu'à ce que, deux voitures plus loin, je trouve un contrôleur.

— Quel est le prochain arrêt? lui ai-je demandé.

— Ridgemont, New Jersey.

— Y a-t-il une bibliothèque à proximité de la gare?

— Je ne saurais le dire.

Je suis descendu là-bas de toute façon.


Eric Wu a fléchi les doigts. D'un petit coup sec, il a forcé la porte.

Il n'avait pas mis longtemps à identifier les deux Noirs qui avaient aidé le Dr Beck à s'échapper. Larry Gandle avait des amis dans la police. Wu leur avait fourni le signalement des deux hommes, avant de se plonger lui-même dans le trombinoscope. Quelques heures plus tard, il repérait la photo d'un gangster nommé Brutus Cornwall. En donnant quelques coups de fil, ils ont appris que Brutus travaillait pour un dealer du nom de Tyrese Barton.

Facile.

La chaîne du verrou a sauté. La porte s'est ouverte à la volée, le bouton cognant contre le mur. Latisha a levé les yeux, surprise. Elle allait se mettre à hurler, mais Wu a été plus rapide. Il a plaqué une main sur sa bouche et approché les lèvres de son oreille. Un autre homme, une recrue de Gandle, est entré derrière lui.

— Chut, a fait Wu, presque avec douceur.

TJ était en train de jouer par terre. En entendant du bruit, il a penché la tête et dit:

— Maman?

Eric Wu lui a souri. Lâchant Latisha, il s'est agenouillé sur le sol. Latisha a voulu s'interposer, mais l'autre homme l'en a empêchée. Wu a posé son énorme main sur la tête du petit garçon. Et, tout en caressant les cheveux de TJ, il s'est tourné vers sa mère.

— Savez-vous, lui a-t-il demandé, où je peux trouver Tyrese?


Une fois descendu du train, j'ai pris un taxi jusqu'à une agence de location de voitures. L'employé en veste verte m'a indiqué comment me rendre à la bibliothèque. Il m'a fallu environ trois minutes pour y arriver. La bibliothèque de Ridgemont occupait un édifice moderne en brique de style néocolonial, fenêtres panoramiques, étagères en bois de hêtre, balcons, tourelles, cafétéria. À l'accueil du deuxième étage, j'ai trouvé une bibliothécaire à l'air pincé, vêtue de vichy, et je lui ai demandé la permission d'utiliser Internet.

— Vous avez une carte d'identité?

Je la lui ai montrée.

— Il faut résider dans le comté.

— S'il vous plaît, ai-je insisté, c'est très important.

Je m'attendais à une fin de non-recevoir, mais elle s'est radoucie.

— Vous pensez en avoir pour combien de temps?

— Quelques minutes, pas plus.

— L'ordinateur, là-bas…

Elle a désigné un terminal derrière moi.

— … c'est notre terminal rapide. Tout le monde a le droit de l'utiliser pendant dix minutes.

Je l'ai remerciée et me suis précipité sur l'ordinateur. Yahoo! m'a trouvé le site du New Jersey Journal. Je connaissais exactement la date qu'il me fallait. Douze ans plus tôt, le 12 janvier. Je suis allé dans la partie Archives et j'ai tapé ma demande.

Le site web ne couvrait que les six dernières années.

Zut.

Je suis retourné à la hâte voir la bibliothécaire.

— Je cherche un article vieux de douze ans du New Jersey Journal.

— Il n'était pas dans les archives du Web?

J'ai secoué la tête.

— Microfilm, a-t-elle décrété, donnant une grande claque sur les bras de son fauteuil pour se lever. Quel mois?

— Janvier.

C'était une femme corpulente qui se déplaçait laborieusement. Elle a trouvé le rouleau dans un tiroir du fichier et m'a aidé à introduire la bobine dans l'appareil. Je me suis assis.

— Bonne chance, m'a-t-elle dit.

J'ai tripoté le bouton comme s'il s'agissait de l'accélérateur d'une nouvelle moto. Le microfilm s'est déroulé avec un grincement. Je m'arrêtais toutes les dix secondes pour voir où j'en étais. Il m'a fallu moins de deux minutes pour retrouver la bonne date. L'article était en page 3.

Dès que j'ai vu le titre, j'ai senti ma gorge se nouer.

Parfois, je le jure, j'entends réellement le crissement de pneus, même si ça s'est passé loin de la maison où j'étais en train de dormir dans mon lit. Ça fait toujours aussi mal — moins peut-être que le soir où j'ai perdu Elizabeth —, mais c'était la première fois qu'un drame faisait irruption dans ma vie, et ça, on ne s'en remet jamais complètement. Douze ans plus tard, je revois encore chaque détail de cette nuit-là, comme dans un tourbillon d'images qui se brouillent: le coup de sonnette au petit matin, les mines graves des policiers à la porte, Hoyt qui les accompagne, leurs paroles douces, circonspectes, nos dénégations, la lente prise de conscience, le visage crispé de Linda, mes larmes qui coulent à flots, ma mère qui n'accepte toujours pas, qui m'enjoint de me taire, d'arrêter de pleurer, sa raison déjà vacillante qui bascule, elle me dit de cesser de me comporter comme un bébé, assure que tout va bien, puis soudain, se rapprochant de moi, elle s'émerveille de la grosseur de mes larmes; d'aussi grosses larmes ne sont pas des larmes d'adulte, ce sont des larmes d'enfant, elle en cueille une, la frotte entre le pouce et l'index — cesse de pleurer, David! — , elle se met en colère, hurle, me hurle d'arrêter, jusqu'à ce que Linda et Hoyt interviennent pour la calmer, et quelqu'un lui donne un sédatif, pas pour la première ni pour la dernière fois. Tout cela m'est revenu brutalement, d'un seul jet. Mais quand j'ai lu l'article, son impact m'a bouleversé d'un tout autre point de vue.

UNE VOITURE TOMBE DANS UN RAVIN
Un mort, cause inconnue

La nuit dernière, vers trois heures du matin, une Ford Taunus conduite par Stephen Beck, domicilié à Green River, New Jersey, a quitté un pont à Mahwah, non loin de la frontière de l'État de New York. La chaussée était glissante à la suite d'une tempête de neige, mais les autorités n'ont pas encore déterminé les causes exactes de l'accident. Le seul témoin de l'accident, Melvin Bariola, un routier du Wyoming…

J'ai interrompu ma lecture. Suicide ou accident? Les gens s'étaient posé la question. Maintenant, je savais que ce n'était ni l'un ni l'autre.


Brutus a dit:

— Qu'est-ce qu'il y a?

— J'en sais rien, mec.

Puis, après réflexion:

— J'ai pas envie de rentrer.

Brutus n'a pas répondu. Tyrese a regardé à la dérobée son vieil ami. Ils étaient ensemble depuis l'école primaire. Déjà, à l'époque, Brutus n'était pas très bavard. Trop occupé sans doute à recevoir des raclées deux fois par jour — à l'école et à la maison — jusqu'à ce qu'il ait décidé, pour survivre, de devenir la terreur du quartier. À onze ans, il venait en classe avec un pistolet. Et à quatorze, il commettait son premier meurtre.

— T'en as pas marre, Brutus?

Brutus a haussé les épaules.

— On connaît pas autre chose.

La vérité était là, monolithique, incontournable.

Le portable de Tyrese s'est mis à sonner. Il l'a sorti et a répondu:

— Ouais.

— Salut, Tyrese.

Il n'a pas reconnu la voix.

— Qui c'est?

— On s'est rencontrés hier. Dans une camionnette blanche.

Son sang s'est glacé dans ses veines. Bruce Lee! Oh, merde…

— Qu'est-ce que tu veux?

— Il y a quelqu'un ici qui veut te dire bonjour.

Une brève pause, puis TJ a dit:

— Papa?

Tyrese a arraché ses lunettes. Son corps s'est raidi.

— TJ? Ça va?

Mais Eric Wu avait déjà repris le téléphone.

— Je cherche le Dr Beck, Tyrese. TJ et moi espérions que tu m'aiderais à le retrouver.

— Je ne sais pas où il est.

— Quel dommage!

— Je le jure devant Dieu, je ne sais pas.

— Je vois, a soufflé Wu.

Puis:

— Un instant, Tyrese, ne quitte pas. J'aimerais te faire entendre quelque chose.

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