Le matin, muni d'un bagel, j'ai pris la route 80 en direction de l'ouest. La route 80, dans le New Jersey, n'est qu'un banal ruban de bitume. Passé Saddle Brook, les constructions disparaissent, et on trouve deux rangées d'arbres identiques de part et d'autre de la chaussée. Seuls les panneaux de signalisation en rompent la monotonie.
Tandis que j'empruntais la sortie 163 à la hauteur d'une agglomération nommée Gardensville, j'ai ralenti et contemplé les hautes herbes. Mon cœur s'est mis à cogner. Je n'étais jamais venu par ici — j'évitais délibérément ce coin —, mais c'était là, à moins de cent mètres de cette bretelle de sortie, qu'on avait découvert le corps d'Elizabeth.
J'ai consulté les indications imprimées la nuit précédente. L'institut médico-légal du comté de Sussex figurait dans Mapquest.com, je savais donc à cent mètres près comment m'y rendre. La façade aux stores baissés ressemblait à une devanture de magasin sans enseigne ni inscriptions publicitaires, un rectangle de brique simple et fonctionnel — que voulez-vous attendre d'autre d'une morgue? Arrivé quelques minutes avant huit heures trente, j'ai fait le tour pour me garer à l'arrière. Le bureau était encore fermé. Tant mieux.
Une Cadillac Seville jaune canari est venue s'arrêter sur une place de parking marquée TIMOTHY HARPER, MÉDECIN LÉGISTE. L'homme dans la voiture a écrasé une cigarette — ça m'épate, le nombre de médecins légistes qui fument — avant de descendre. Harper était à peu près de ma taille, un poil au-dessous du mètre quatre-vingts, basané, le cheveu gris clairsemé. Il m'a vu devant la porte et son visage s'est fermé. On ne vient pas à la morgue aux premières heures du jour pour entendre de bonnes nouvelles.
Il a pris son temps pour m'approcher.
— Vous désirez?
— Docteur Harper?
— Oui, c'est moi-même.
— Je suis le Dr David Beck.
Docteur. Nous étions donc confrères.
— J'aimerais vous parler deux minutes.
Mon nom n'a suscité aucune réaction. Il a sorti une clé et ouvert la porte.
— Si on allait dans mon bureau?
— Merci.
Je l'ai suivi le long d'un couloir. Harper a pressé les boutons des interrupteurs. Les néons au plafond se sont allumés à contrecœur, un seul à la fois. Par terre, il y avait du lino rayé. Ça ressemblait moins à la maison de la mort qu'à un banal centre médical, mais, après tout, c'était peut-être le but recherché. Nos pas résonnaient, se mêlant au bourdonnement des néons comme pour marquer la cadence. Au passage, Harper a ramassé une pile de courrier et l'a rapidement feuilletée en marchant.
Son bureau était tout aussi fonctionnel, avec une table métallique comme celles dont se servent les instituteurs dans les petites classes. Les chaises étaient simples, en bois verni. Plusieurs diplômes étaient affichés sur le mur. Lui aussi avait étudié à Columbia, mais vingt ans avant moi. Il n'y avait pas de photos de famille, pas de trophée de golf, bref, rien de personnel. On ne venait pas dans ce bureau-là pour tailler une bavette. La dernière chose que les visiteurs avaient envie de voir, c'étaient les petits-enfants souriants du toubib.
Harper a joint les mains et les a posées sur le bureau.
— Que puis-je faire pour vous, docteur Beck?
— Il y a huit ans, ai-je commencé, ma femme a été amenée ici. Elle a été victime d'un tueur en série connu sous le nom de KillRoy.
Je ne suis pas très physionomiste. Je n'aime pas trop regarder les gens dans le blanc des yeux. Le langage du corps n'a pas grand sens pour moi. Mais, en observant Harper, je n'ai pas pu m'empêcher de me demander ce qu'il fallait pour qu'un médecin légiste chevronné, un homme vivant au contact des morts, blêmisse ainsi.
— Je m'en souviens, a-t-il dit doucement.
— C'est vous qui avez pratiqué l'autopsie?
— Oui. Enfin, en partie.
— En partie?
— Oui. Les autorités fédérales étaient également impliquées. On a travaillé en tandem, mais comme ils n'ont pas de coroner au FBI, c'est nous qui avons pris la tête des opérations.
— Attendez une minute. Dites-moi d'abord ce que vous avez vu quand on vous a apporté le cadavre.
Harper a remué sur son siège.
— Puis-je savoir pourquoi vous me demandez cela?
— Je suis un mari en deuil.
— Ça s'est passé il y a huit ans.
— Chacun de nous vit le deuil à sa manière, docteur.
— Vous avez certainement raison, mais…
— Mais quoi?
— J'aimerais savoir ce que vous cherchez exactement.
J'ai décidé de ne pas y aller par quatre chemins.
— Vous photographiez tous les cadavres qu'on vous apporte ici, n'est-ce pas?
Il a hésité. Je m'en suis aperçu. Il a vu que je m'en étais aperçu et s'est éclairci la voix.
— Oui. Actuellement, nous utilisons la technologie numérique. Un appareil photo numérique, autrement dit. Ça nous permet de stocker les photos et différentes images sur ordinateur. C'est utile à la fois pour le diagnostic et pour le classement.
J'ai hoché la tête; ce bavardage ne m'intéressait pas. Comme il n'a pas continué, j'ai demandé:
— Avez-vous pris des photos de l'autopsie de ma femme?
— Oui, bien sûr. Mais… Ça fait combien de temps, déjà?
— Huit ans.
— À l'époque, c'étaient des polaroïds.
— Et où seraient-ils maintenant, ces polaroïds, docteur?
— Dans le fichier.
J'ai regardé le grand classeur dressé dans un coin telle une sentinelle.
— Non, pas ici, a-t-il ajouté vivement. Le dossier de votre femme est clos. Son assassin a été arrêté et inculpé. Et les faits remontent à plus de cinq ans.
— Alors c'est où?
— Aux archives. À Layton.
— Je voudrais voir les photos, si c'est possible.
Il a gribouillé quelque chose et désigné le bout de papier d'un signe de la tête.
— J'irai y jeter un œil.
— Docteur?
Il a levé les yeux.
— Vous avez dit que vous vous souveniez de ma femme.
— Oui, en quelque sorte. On n'a pas beaucoup de meurtres par ici, surtout d'aussi médiatisés.
— Vous vous rappelez l'état de son corps?
— Pas vraiment. Enfin, pas en détail.
— Vous vous rappelez qui l'a identifiée?
— Ce n'était pas vous?
— Non.
Harper s'est gratté la tempe.
— Son père?
— Vous souvenez-vous combien de temps il lui a fallu pour procéder à l'identification?
— Combien de temps?
— C'a été immédiat? Ou bien cela a pris quelques minutes? Cinq minutes, dix?
— Franchement, aucune idée.
— Vous ne vous souvenez pas si c'a été immédiat ou non?
— Désolé, non.
— Vous venez de dire que c'était une affaire importante.
— Oui.
— La plus grosse que vous ayez eue, peut-être?
— On a eu un livreur de pizzas assassiné par jeu il y a trois ans, a-t-il répondu. Mais je dirais qu'en effet c'a été l'une des plus grosses.
— Et malgré ça, vous ne vous rappelez pas si son père a eu du mal à identifier le corps?
Il n'a pas apprécié.
— Docteur Beck, avec tout le respect que je vous dois, je ne vois pas bien où vous voulez en venir.
— Je suis un mari en deuil. Je pose des questions simples.
— Votre ton, a-t-il dit, je le trouve agressif.
— Y aurait-il une raison à ça?
— Voyons, de quoi parlez-vous?
— Comment avez-vous su qu'elle était une victime de KillRoy?
— Je ne le savais pas.
— Alors, pourquoi le FBI s'en est-il mêlé?
— Il y avait des traces caractéristiques…
— Vous voulez dire qu'elle était marquée de la lettre K?
— Oui.
J'étais lancé à présent, et curieusement je me sentais sur la bonne voie.
— La police l'a donc amenée. Vous avez commencé à l'examiner. Vous avez repéré la lettre K…
— Non, ils étaient déjà là. Les autorités fédérales, j'entends.
— Avant l'arrivée du corps?
Il m'a regardé: soit il fouillait dans ses souvenirs, soit il était en train d'improviser.
— Ou tout de suite après. Je ne me rappelle plus.
— Comment ont-ils su aussi rapidement?
— Je ne sais pas.
— Vous n'avez pas une idée?
Harper a croisé les bras.
— On peut supposer qu'un des policiers sur place a vu la marque et appelé le FBI. Mais c'est juste une supposition.
Mon biper s'est mis à vibrer contre ma hanche. J'ai jeté un coup d'œil. C'était la clinique, pour une urgence.
— Je déplore votre perte, a-t-il déclaré d'un ton professionnel. Je comprends la douleur que vous éprouvez, mais j'ai un emploi du temps très chargé aujourd'hui. Peut-être, si vous preniez rendez-vous pour une date ultérieure…
— Combien de temps vous faut-il pour récupérer le dossier de ma femme?
— Je ne suis même pas sûr de pouvoir le faire. Je dois d'abord consulter…
— La loi sur la liberté de l'information.
— Pardon?
— Je l'ai lue ce matin. Le dossier de ma femme a été classé. J'ai donc le droit d'en prendre connaissance.
Harper devait le savoir — je n'étais pas le premier à réclamer un rapport d'autopsie — et il s'est mis à hocher la tête un peu trop vigoureusement.
— Cependant, il y a des canaux officiels par lesquels vous devez passer, des formulaires à remplir.
— Seriez-vous en train de tergiverser?
— Pardon? a-t-il répété.
— Ma femme a été victime d'un crime atroce.
— J'en suis conscient.
— Et j'ai le droit de consulter son dossier. Si vous faites traîner les choses, je vais me poser des questions. Je n'ai jamais parlé aux médias de ma femme ni de son assassin. Je me ferai un plaisir de rattraper cet oubli. Alors tout le monde se demandera pourquoi le médecin légiste a fait tant d'histoires pour une simple requête.
— Voilà qui ressemble à une menace, docteur Beck.
Je me suis levé.
— Je repasserai demain matin. Veillez, s'il vous plaît, à ce que le dossier de ma femme soit prêt.
J'étais en train d'agir. Et ça faisait un bien fou.