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Le lendemain matin, j'ai foncé au bureau très tôt, pour arriver deux heures avant mon premier rendez-vous. J'ai pianoté sur le clavier de l'ordinateur, retrouvé l'étrange e-mail, cliqué sur le lien. À nouveau, l'écran a affiché « Erreur ». Ce n'était pas vraiment une surprise. J'ai relu le message, encore et encore, comme pour en décrypter le sens caché. En vain.

La veille au soir, j'avais subi une prise de sang. Les tests ADN allaient prendre plusieurs semaines, mais le shérif Lowell pensait pouvoir récupérer les premiers résultats comparatifs plus rapidement. J'avais essayé de lui soutirer davantage d'informations, mais il n'avait pas desserré les dents. Il nous dissimulait quelque chose. Quoi, aucune idée.

En attendant mon premier patient, j'ai revisionné mentalement notre entretien. J'ai pensé aux deux cadavres. À la batte maculée de sang. Je me suis laissé aller jusqu'à penser aussi au marquage.

Le corps d'Elizabeth avait été trouvé au bord de la route 80 cinq jours après l'enlèvement. Le coroner a estimé qu'elle était morte depuis deux jours. Autrement dit, elle avait passé trois jours avec Elroy Kellerton, alias KillRoy. Trois jours. Seule avec un monstre. Trois levers et trois couchers de soleil, terrifiée, dans le noir et dans d'atroces souffrances. Je fais mon possible pour ne pas y songer. Il y a des lieux où il vaut mieux que l'esprit ne s'aventure pas; parce qu'il s'y égare nécessairement.

KillRoy avait été capturé trois semaines plus tard. Il avait reconnu avoir tué dix-huit femmes, lors d'une virée qui avait commencé par une étudiante à Ann Arbor et s'était terminée par une prostituée dans le Bronx. Les dix-huit victimes avaient été retrouvées au bord de la route, jetées là tel un tas d'ordures. Toutes marquées de la lettre K. Comme on marque le bétail. En d'autres termes, Elroy Kellerton avait pris un tisonnier en métal, l'avait plongé dans le feu, avait enfilé un gant de protection et, une fois le tisonnier chauffé à blanc, l'avait appliqué sur la jolie peau de mon Elizabeth dans un grésillement de chair brûlée.

Mon esprit partait dans la mauvaise direction, les images commençaient à affluer. Serrant les paupières, je me suis forcé à les chasser. Ça n'a pas marché. À propos, il était toujours en vie, KillRoy. Notre système d'appel offrait à ce monstre la possibilité de respirer, de lire, de parler, d'être interviewé sur CNN, de recevoir des visites de la part d'âmes charitables, de sourire. Pendant que ses victimes pourrissaient. Comme je l'ai déjà dit, Dieu ne manque pas d'humour.

Je me suis aspergé le visage d'eau froide et j'ai jeté un coup d'œil au miroir: une mine épouvantable. Les patients ont commencé à arriver à neuf heures. J'étais déconcentré, bien sûr. Je gardais un œil sur l'horloge murale, attendant l'«heure du baiser », six heures et quart. Mais les aiguilles avançaient comme si elles avaient baigné dans la mélasse.

Je me suis immergé dans le travail. J'ai toujours eu cette capacité-là. Gamin, je pouvais étudier des heures durant. À mon cabinet médical, je peux m'absorber dans le travail. C'est ce que j'ai fait après la mort d'Elizabeth. Certains me font remarquer que j'ai choisi de travailler plutôt que de vivre. Ce cliché, j'y réponds d'un simple: « En quoi ça vous regarde? »

À midi, j'ai avalé un sandwich au jambon et un Coca light avant de recevoir une nouvelle fournée de patients. Un garçon de huit ans avait vu un chiropracteur pour « réalignement vertébral » quatre-vingts fois au cours de l'année passée. Il n'avait pas mal au dos. C'était une arnaque montée par plusieurs chiropracteurs du coin. Ils offraient aux parents un poste de télévision ou un magnétoscope s'ils leur amenaient leurs gamins. Puis ils envoyaient la facture à Medicaid. Medicaid est une institution extraordinaire, indispensable, mais bonjour les abus. J'ai eu le cas d'un garçon de seize ans transporté en ambulance à l'hôpital… pour un vulgaire coup de soleil. Pourquoi une ambulance plutôt qu'un taxi ou le métro? Sa mère m'a expliqué qu'elle aurait dû payer le transport de sa poche ou bien attendre que l'État la rembourse. Alors que l'ambulance, c'est aux frais de Medicaid.

À cinq heures, j'ai salué mon dernier patient. Le personnel d'accueil partait à cinq heures et demie. J'ai attendu que le bureau soit vide pour m'installer devant l'ordinateur. À distance, j'entendais sonner les téléphones de la clinique. À partir de cinq heures et demie, les appels sont interceptés par un répondeur, qui fournit au correspondant plusieurs options possibles. Mais, pour une raison ou une autre, l'appareil ne se déclenche qu'à la dixième sonnerie. Ce bruit me tapait sur les nerfs.

Je me suis connecté, j'ai trouvé l'e-mail et ai à nouveau cliqué sur le lien. Toujours sans résultat. J'ai pensé à cet étrange message et aux deux cadavres. Il devait forcément y avoir une relation. Mon esprit me ramenait sans cesse à ce fait apparemment simple. J'ai donc entrepris de passer en revue tous les cas de figure.

Hypothèse numéro un: ce double assassinat était l'œuvre de KillRoy. Certes, ses victimes étaient des femmes, et on les a retrouvées sans difficulté, mais cela l'empêchait-il d'avoir commis d'autres meurtres?

Hypothèse numéro deux: KillRoy avait persuadé ces hommes de l'aider à enlever Elizabeth. Ceci expliquerait cela. La batte en bois, par exemple, si le sang séché était effectivement le mien. Et ça supprimerait mon grand point d'interrogation concernant toute cette affaire. Théoriquement, comme tous les tueurs en série, KillRoy opérait seul. Comment, me suis-je toujours demandé, avait-il réussi à traîner Elizabeth jusqu'à la voiture et pu en même temps guetter le moment où j'allais sortir de l'eau? Avant qu'on ne découvre son corps, la police était partie du principe qu'il y avait eu plus d'un agresseur. Une fois qu'on eut retrouvé son cadavre marqué d'un K, cette hypothèse fut abandonnée. KillRoy aurait pu faire ça tout seul, avait-on estimé, s'il avait menotte ou neutralisé d'une quelconque façon Elizabeth avant de s'attaquer à moi. C'était un peu brut de décoffrage, mais ça pouvait coller.

Maintenant, nous avions une autre explication. Il avait des complices. Et il les avait tués.

Hypothèse numéro trois: c'était la plus simple. Le sang sur la batte n'était pas le mien. Le groupe B+ n'est pas très courant, mais il n'est pas rare non plus. Selon toute vraisemblance, ces deux cadavres n'avaient rien à voir avec la mort d'Elizabeth.

Seulement, je n'y croyais pas.

J'ai consulté l'horloge de l'ordinateur. Elle était réglée sur une espèce de satellite censé donner l'heure exacte.

18:04:42.

Encore dix minutes et vingt-huit secondes à attendre.

Attendre quoi?

Les téléphones continuaient à sonner. J'ai essayé de faire la sourde oreille en tambourinant sur la table. Moins de dix minutes maintenant. OK, s'il devait y avoir un changement côté lien, ce serait déjà arrivé. La main sur la souris, j'ai inspiré profondément.

Mon biper s'est mis à grésiller.

Je n'étais pas de garde ce soir. Donc, c'était soit une erreur — les standardistes de nuit étaient réputées pour —, soit un appel personnel. Ça a recommencé. Un double bip. Cela signifiait une urgence. J'ai regardé l'affichage.

C'était un appel du shérif Lowell. Avec la mention « Urgent ».

Huit minutes.

J'ai hésité, mais pas très longtemps. Tout plutôt que de mariner dans mes propres interrogations. J'ai décidé de le rappeler.

Une fois de plus, Lowell a su qui c'était avant de décrocher.

— Désolé de vous déranger, Doc.

Il m'appelait Doc maintenant. Comme si on était copains.

— Juste une petite question à vous poser.

La main sur la souris, j'ai fait glisser le curseur sur le lien et cliqué. Le navigateur s'est mis en branle.

— Je vous écoute, ai-je grogné.

Le logiciel de navigation mettait plus de temps, ce coup-ci. Sans afficher le message d'erreur.

— Le nom de Sarah Goodhart, ça vous dit quelque chose?

J'ai failli lâcher le téléphone.

— Doc?

J'ai écarté le combiné et l'ai contemplé comme s'il venait de se matérialiser dans ma main. Je me suis recomposé morceau par morceau. Une fois recouvré l'usage de ma voix, j'ai rapproché le téléphone de mon oreille.

— Pourquoi me demandez-vous ça?

Quelque chose est apparu sur l'écran de l'ordinateur. J'ai plissé les yeux. C'était une webcam. Une caméra de surveillance extérieure. Il y en a partout sur la Toile. Moi-même, j'utilisais quelquefois celles qui étaient réservées à la circulation, notamment pour surveiller les embouteillages matinaux sur le pont Washington.

— C'est une longue histoire, a fait Lowell.

J'avais besoin de gagner du temps.

— Dans ce cas, je vous rappellerai.

J'ai raccroché. Sarah Goodhart, ce nom avait un sens pour moi. Et quel sens!

Que diable se passait-il?

Le navigateur a fini de télécharger. Sur l'écran, j'ai vu un paysage urbain en noir et blanc. Le reste de la page était vide. Sans bannières ni titres. Je savais qu'il était possible de réduire l'image à sa portion congrue. C'était le cas ici.

J'ai jeté un coup d'œil sur l'horloge de l'ordinateur.

18:12:18.

La caméra était braquée sur un carrefour passablement animé, qu'elle surplombait peut-être de quatre ou cinq mètres. J'ignorais où se trouvait ce carrefour et quelle était la ville qui s'étendait sous mes yeux. Mais aucun doute, c'était une grande ville. Les piétons affluaient principalement du côté droit, tête basse, épaules rentrées, attaché-case à la main, épuisés après une journée de travail, se dirigeant probablement vers une gare ou un arrêt d'autobus. Au bout, à droite, on distinguait le trottoir. Les gens arrivaient par vagues, sûrement en fonction du changement des feux tricolores.

J'ai froncé les sourcils. Pourquoi m'avoir envoyé cette image-là?

L'horloge affichait 18:14:21. Moins d'une minute à attendre.

Les yeux rivés sur l'écran, je suivais le compte à rebours comme si on était la veille du jour de l'an. Mon pouls s'est accéléré. Dix, neuf, huit…

Un nouveau raz de marée humain a traversé l'écran de droite à gauche. J'ai détaché le regard de l'horloge. Quatre, trois, deux. Retenant mon souffle, j'attendais. Quand j'ai jeté un coup d'œil sur l'horloge, elle affichait 18:15:02.

Il ne s'était rien passé, mais bon… qu'allais-je imaginer?

La marée humaine s'est retirée et, l'espace d'une seconde ou deux, il n'y a eu personne à l'écran. Je me suis carré dans mon fauteuil, aspirant l'air entre mes dents. C'était une blague. Une blague bizarre, certes. Malsaine même. Mais enfin…

Sur ce, quelqu'un est sorti directement de sous la caméra. On aurait dit que cette personne était cachée là pendant tout ce temps.

Je me suis penché en avant.

C'était une femme. Je le voyais bien, même si elle me tournait le dos. Cheveux courts, mais indubitablement une femme. De là où j'étais, je n'avais pas réussi à distinguer les visages. Le sien n'était pas une exception. Jusqu'à un certain moment.

La femme s'est arrêtée. Je fixais le sommet de sa tête, comme pour la conjurer de lever les yeux. Elle a fait un pas. À présent, elle se trouvait au milieu de l'écran. Quelqu'un est passé à côté d'elle. La femme ne bougeait pas. Puis elle s'est retournée et, lentement, a levé le menton de façon à regarder la caméra bien en face.

Mon cœur a cessé de battre.

J'ai enfoncé mon poing dans ma bouche pour étouffer un cri. J'étais incapable de respirer. Incapable de réfléchir. Les larmes me sont montées aux yeux, m'ont coulé sur les joues sans que je les essuie.

Je la dévisageais. Elle me dévisageait.

Un autre flot de passants a submergé l'écran. Quelques-uns l'ont bousculée, mais la femme n'a pas bronché. Son regard était fixé sur la caméra. Elle a levé la main pour la tendre vers moi. La tête me tournait. Comme si le lien qui me rattachait à la réalité venait d'être tranché.

Et je voguais, impuissant, à la dérive.

Elle gardait la main en l'air. Lentement, j'ai réussi à lever la mienne. Mes doigts ont effleuré l'écran tiède, s'efforçant de l'atteindre. Les larmes coulaient à nouveau. J'ai caressé doucement le visage de la femme; mon cœur a chaviré et s'est embrasé tout à la fois.

— Elizabeth, ai-je murmuré.

Elle est restée là encore une seconde ou deux. Puis elle a dit quelque chose à la caméra. Je ne pouvais l'entendre, mais j'ai lu sur ses lèvres.

— Pardon, a articulé silencieusement ma femme morte.

Et elle est partie.

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