Comme d'habitude, Tyrese et moi sommes montés à l'arrière. Le ciel matinal était couleur de cendres, couleur de pierre tombale. Une fois de l'autre côté du pont George-Washington, j'ai indiqué le chemin à Brutus. Derrière ses lunettes noires, Tyrese étudiait mon visage. Finalement, il a demandé:
— On va où?
— Chez mes beaux-parents.
Il attendait que j'en dise plus.
— Lui est flic, ai-je ajouté.
— Quel est son nom?
— Hoyt Parker.
Brutus a souri. Tyrese aussi.
— Vous le connaissez?
— Jamais travaillé avec lui, mais le nom m'est connu, oui.
— Comment ça, « travaillé avec lui »?
Tyrese a balayé mes questions d'un geste de la main. On était sortis de la ville. J'en avais vécu, des expériences surréalistes ces trois derniers jours: sillonner mon ancien quartier avec deux dealers dans une voiture aux vitres teintées en était une autre. J'ai donné de nouvelles indications à Brutus jusqu'à ce qu'on arrive devant la maison pleine de souvenirs de Goodhart Road.
Je suis descendu. Brutus et Tyrese sont repartis sur les chapeaux de roues. Je me suis approché de la porte et j'ai écouté le long carillon. Les nuages s'étaient assombris. Un éclair a zébré le ciel. J'ai à nouveau appuyé sur le carillon. La douleur a irradié le long de mon bras. J'avais toujours horriblement mal, après l'effort physique combiné à la torture de la veille. Un instant, je me suis demandé ce que je serais devenu sans l'intervention de Tyrese et Brutus. Mais je me suis empressé de chasser cette pensée. Finalement, j'ai entendu la voix de Hoyt:
— Qui est-ce?
— Beck.
— C'est ouvert.
J'ai tendu la main vers le bouton de la porte. Juste avant de toucher le cuivre, j'ai marqué une pause. Bizarre. Le nombre de fois où j'étais venu ici, et jamais dans mon souvenir Hoyt n'avait demandé qui c'était. Il était de ces hommes qui préfèrent la confrontation directe. Pas du genre à se cacher dans les buissons. Il n'avait peur de rien et, bon sang, chacun de ses pas le clamait. Quand on sonnait à sa porte, il l'ouvrait et se plantait droit devant vous.
J'ai jeté un regard en arrière. Tyrese et Brutus étaient partis — pas assez fous pour traîner dans une banlieue blanche devant la maison d'un flic.
— Beck?
Trop tard pour faire machine arrière. J'ai pensé au Glock. La main gauche sur le bouton, j'ai gardé la droite près de ma hanche. Juste au cas où. J'ai poussé le battant, puis passé la tête par l'entrebâillement.
— Je suis dans la cuisine! a crié Hoyt.
J'ai fermé la porte derrière moi. Le séjour sentait le désodorisant au citron, un de ces diffuseurs qu'on branche. J'ai trouvé l'odeur écœurante.
— Tu veux manger quelque chose? a demandé Hoyt.
Il était toujours invisible.
— Non, merci.
J'ai marché sur la moquette en direction de la cuisine. Les vieilles photos étaient toujours sur le manteau de la cheminée, mais cette fois-ci leur vue ne m'a pas perturbé. Quand mes pieds ont foulé le linoléum, j'ai regardé autour de moi. Personne. J'allais rebrousser chemin lorsque j'ai senti le contact du métal froid sur ma tempe. Une main m'a encerclé le cou et m'a tiré brutalement en arrière.
— Tu es armé, Beck?
Je n'ai ni bougé ni parlé.
Sans baisser le revolver, Hoyt a laissé retomber son bras et m'a palpé. Il a trouvé le Glock, l'a sorti, l'a jeté au loin, sur le lino.
— Qui t'a déposé?
— Deux amis, ai-je réussi à articuler.
— Quel genre d'amis?
— C'est quoi, ce cirque, Hoyt?
Il s'est reculé. J'ai fait volte-face. Le revolver était braqué sur ma poitrine. Le canon m'a paru énorme, pareil à une gueule béante prête à m'engloutir tout entier. J'avais du mal à détacher les yeux de ce froid et noir tunnel.
— Tu es venu ici pour me tuer? a demandé Hoyt.
— Quoi? Non.
Je me suis forcé à le regarder en face. Mal rasé, les yeux rouges, il vacillait sur ses pieds. Il avait picolé. Sacrement, même.
— Où est Mme Parker?
— En sécurité.
Drôle de réponse.
— Je l'ai éloignée.
— Pourquoi?
— Tu sais très bien pourquoi.
Possible. Du moins, je m'en doutais.
— Pourquoi aurais-je voulu vous faire du mal, Hoyt?
Il continuait à me viser à la poitrine.
— Tu caches toujours une arme sur toi, Beck? Je pourrais te faire boucler pour ça.
— Vous avez fait pire, ai-je rétorqué.
Son visage s'est allongé. Un sourd gémissement s'est échappé de ses lèvres.
— Qui avons-nous incinéré, Hoyt?
— Tu ne sais rien, nom d'un chien.
— Je sais qu'Elizabeth est vivante.
Ses épaules se sont affaissées sans que le revolver ne bouge d'un iota. J'ai vu sa main se raidir et j'ai cru un instant qu'il allait tirer. J'ai bien pensé à m'écarter d'un bond, mais de toute façon, s'il ne m'avait pas du premier coup, au second mon compte serait bon.
— Assieds-toi, a-t-il dit doucement.
— Shauna a vu le rapport d'autopsie. Nous savons que ce n'était pas Elizabeth, à la morgue.
— Assieds-toi, a-t-il répété, levant légèrement le revolver.
Là, je pense qu'il aurait tiré si je n'avais pas obéi. Il m'a reconduit au salon. Je me suis assis sur l'immonde canapé qui avait été témoin de tant de moments mémorables, mais j'avais le pressentiment qu'il s'était agi de simples bluettes comparées au feu de joie qui ne tarderait pas à embraser cette pièce.
Hoyt a pris place en face de moi. Son arme était toujours en l'air, dirigée sur moi. Pas une seconde il n'avait laissé reposer sa main. Ça devait faire partie de son entraînement. Il paraissait à bout. On aurait dit un ballon percé en train de se dégonfler quasi imperceptiblement.
— Que s'est-il passé?
Il n'a pas répondu à ma question.
— Pourquoi crois-tu qu'elle est vivante?
J'ai hésité. Aurais-je fait fausse route? Se pouvait-il que Hoyt ne soit pas au courant? Non, ai-je décidé rapidement. Il avait vu le corps à la morgue. C'est lui qui l'avait identifiée, il était forcément impliqué. Soudain je me suis rappelé l'e-mail.
Ne le dis à personne…
Aurais-je commis une erreur en venant ici?
Encore une fois, non. Le message avait été envoyé avant tout cela — pratiquement dans une autre vie. Il fallait prendre une décision. Et persister, agir.
— Tu l'as vue? m'a-t-il demandé.
— Non.
— Où est-elle?
— Je ne sais pas.
Hoyt, brusquement, a incliné la tête. Un doigt sur les lèvres, il m'a intimé le silence. Se levant, il est allé à pas de loup vers la fenêtre. Les stores étaient tous baissés. Il a jeté un coup d'œil par le côté.
Je me suis levé.
— Assieds-toi.
— Tuez-moi, Hoyt.
Il m'a dévisage.
— Elle a des ennuis, ai-je dit.
— Et tu crois que tu peux l'aider?
Il s'est esclaffé avec mépris.
— Je vous ai sauvé la vie à tous les deux, ce fameux soir. Et toi, qu'as-tu fait?
Quelque chose s'est contracté dans ma poitrine.
— J'ai été assommé.
— C'est vrai, oui.
— Vous…
J'avais peine à articuler.
— Vous nous avez sauvés?
— Assieds-toi.
— Si vous savez où elle est…
— On ne serait pas là à discuter, a-t-il achevé.
J'ai fait un pas vers lui. Puis un autre. Il a pointé son arme sur moi. Je ne me suis pas arrêté. J'ai continué jusqu'à ce que le canon bute sur mon sternum.
— Vous allez me le dire, ai-je déclaré. Ou vous allez me tuer.
— Tu es prêt à prendre ce risque?
Je l'ai fixé droit dans les yeux et j'ai soutenu son regard sans ciller pour la première fois probablement depuis qu'on se connaissait. Quelque chose est passé entre nous, quelque chose d'indéfinissable. Peut-être de la résignation de sa part, je n'en sais rien. En tout cas, je n'ai pas bronché.
— Pouvez-vous seulement imaginer à quel point votre fille me manque?
— Assieds-toi, David.
— Pas avant que…
— Je vais te le dire, a-t-il répondu tout bas. Assieds-toi.
J'ai reculé jusqu'au canapé sans le quitter des yeux. Fléchissant douloureusement les jambes, je me suis affaissé sur les coussins. Il a posé le revolver sur un guéridon.
— Tu veux boire quelque chose?
— Non.
— À ta place, je prendrais un petit verre.
— Pas maintenant.
Il a haussé les épaules et s'est approché du bar à panneau rabattable, de ceux qui sont tendus de chintz à l'intérieur. Le bar était vieux et branlant. Les verres, en désordre, se cognaient les uns aux autres; j'étais archicertain que ce n'était pas sa première incursion dans l'armoire à alcools. Il s'est versé à boire en prenant tout son temps. J'avais envie de le presser, mais je l'avais déjà suffisamment harcelé comme ça. Il avait besoin de boire, ai-je réalisé alors. Pour rassembler ses idées, faire le tri, examiner les points de vue. C'était bien normal.
Berçant le verre entre ses mains, il s'est laissé tomber dans le fauteuil.
— Je ne t'ai jamais beaucoup aimé, a-t-il commencé. Pas toi personnellement. Tu viens d'une bonne famille. Ton père était quelqu'un de bien, et ta mère, ma foi, elle a fait de son mieux, hein?
Son verre dans une main, il a passé l'autre dans ses cheveux.
— Mais je trouvais que ta relation avec ma fille était…
Il a levé les yeux, scrutant le plafond à la recherche du mot juste.
— … un handicap pour son avenir. Aujourd'hui… eh bien, aujourd'hui je me rends compte de l'incroyable chance que vous avez eue tous les deux.
La température dans la pièce a chuté de plusieurs degrés. J'essayais de ne pas bouger, de retenir ma respiration afin de ne pas le troubler.
— Je commencerai par cette soirée au lac, a-t-il poursuivi. Quand ils se sont emparés d'elle.
— Qui s'est emparé d'elle?
Il a contemplé le contenu de son verre.
— Ne m'interromps pas. Contente-toi d'écouter.
J'ai hoché la tête, mais il ne l'a pas vu. Il continuait à fixer son breuvage, comme s'il cherchait littéralement la réponse au fond de son verre.
— Tu sais ça. Ou tu devrais le savoir maintenant. Les deux hommes qu'on a retrouvés enterrés là-bas.
Son regard a subitement fait le tour de la pièce. Il a attrapé son arme et, se levant, est retourné jeter un œil par la fenêtre. J'aurais voulu lui demander ce qu'il s'attendait à voir dehors, mais j'avais peur qu'il perde le fil de son récit.
— Mon frère et moi sommes arrivés tard au lac. Presque trop tard. On s'est planqués pour les intercepter sur le chemin de terre. Tu sais, là où il y a les deux rochers.
Il s'est détourné de la fenêtre pour me regarder. Je connaissais ces deux rochers. Ils se trouvaient à environ huit cents mètres du lac Charmaine. Énormes, arrondis, presque de la même taille, ils montaient la garde de part et d'autre de la piste. On racontait toutes sortes de légendes sur leur provenance et la manière dont ils s'étaient retrouvés là.
— On s'est cachés derrière, Ken et moi. Quand on les a vus approcher, on a tiré dans un pneu. Ils sont descendus pour voir ce qui se passait. Et je les ai abattus tous les deux d'une balle dans la tête.
Après un dernier coup d'œil par la fenêtre, Hoyt a regagné son fauteuil. Il a reposé l'arme et de nouveau contemplé son verre. Silencieux, j'attendais.
— C'est Griffin Scope qui avait engagé ces deux hommes. Ils étaient censés interroger Elizabeth, puis la tuer. Ken et moi avons eu vent du projet, et nous sommes allés au lac pour les court-circuiter.
Il a levé la main comme pour couper court aux questions, bien que je n'aie même pas osé ouvrir la bouche.
— Le pourquoi du comment importe peu. Griffin Scope voulait la mort d'Elizabeth. Tu n'as pas besoin d'en savoir plus. Et il n'allait pas s'arrêter en route juste parce que deux de ses gars s'étaient fait descendre. Il en avait plein d'autres en réserve. C'est comme cette bête mythique: tu lui coupes la tête et il lui en pousse deux autres.
Il m'a regardé.
— On ne peut pas lutter contre ce pouvoir-là, Beck.
Il a bu une longue gorgée. Je restais coi.
— Je veux que tu te reportes huit ans en arrière et que tu te mettes à notre place.
Il s'est rapproché comme pour mieux me prendre à témoin.
— Tu as deux individus morts sur ce chemin de terre. Dépêchés par l'un des hommes les plus puissants du monde pour te tuer. Il n'aura pas le moindre scrupule à sacrifier des innocents pour arriver jusqu'à toi. Que veux-tu faire? Imagine qu'on décide d'aller à la police. Pour leur dire quoi? Quelqu'un de la trempe de Scope ne laisse pas de preuves derrière lui — et même si c'avait été le cas, il a plus de flics et de juges dans sa poche que je n'ai de cheveux sur la tête. On serait tous morts. Alors voilà, je te le demande, Beck. Tu es là. Avec deux cadavres par terre. Tu sais que ça va continuer. Tu fais quoi?
J'ai choisi de considérer sa question comme rhétorique.
— J'ai donc exposé tous ces faits à Elizabeth, comme je suis en train de te les exposer maintenant. Je lui ai dit que Scope allait nous réduire en bouillie pour la retrouver. Si elle s'enfuyait — pour se cacher, par exemple —, il nous torturerait jusqu'à ce qu'on la dénonce. Ou bien il s'en prendrait à ma femme. Ou à ta sœur. Il ferait n'importe quoi pour remettre la main sur elle.
Il s'est penché plus près.
— Tu comprends maintenant? Tu la vois, l'unique solution?
J'ai hoché la tête: tout devenait soudain limpide.
— Il fallait leur faire croire qu'elle était morte.
Il a souri, et j'en ai eu à nouveau la chair de poule.
— J'avais un peu d'argent de côté. Mon frère Ken en avait plus. On avait aussi des contacts. Elizabeth est entrée dans la clandestinité. On l'a fait sortir du pays. Elle s'est coupé les cheveux, a appris à se déguiser, mais tout ça n'était pas vraiment utile. Personne ne la recherchait. Ces huit dernières années, elle s'est baladée à travers les pays du tiers-monde, travaillant pour la Croix-Rouge, l'UNICEF, n'importe quelle organisation qui voulait bien d'elle.
J'attendais. Il y avait encore tant de choses qu'il ne m'avait pas révélées, cependant je ne bougeais pas. Je m'efforçais de digérer toutes ces informations qui me laissaient sur le carreau. Elizabeth. Elle était en vie. Elle avait été en vie ces huit dernières années. Elle avait respiré, vécu, travaillé… Tout ça était beaucoup trop complexe à intégrer, comme un de ces incompréhensibles problèmes de maths qui vous plantent l'ordinateur.
— Tu dois te poser des questions sur le cadavre à la morgue.
Prudemment, j'ai hoché la tête.
— En fait, c'a été très simple. Des filles inconnues, on en a tout le temps. On les stocke à l'institut médico-légal jusqu'à ce que quelqu'un décide de les dégager. Alors on les colle au cimetière des pauvres dans Roosevelt Island. J'ai donc attendu l'arrivante qui correspondrait à peu près au signalement. C'a été plus long que prévu. La fille devait être une fuyarde poignardée par son mac, ça, on ne le saura jamais. On ne pouvait par ailleurs laisser le meurtre d'Elizabeth inexpliqué. Il nous fallait un coupable. On a choisi KillRoy. Tout le monde savait qu'il marquait ses victimes au visage de la lettre K. On a fait pareil. Restait le problème d'identification. On a bien eu l'idée de la brûler pour la rendre méconnaissable, mais cela voulait dire empreintes dentaires et tout le bataclan. On a alors tenté notre chance. La couleur de cheveux correspondait. La carnation et l'âge étaient à peu près bons. On a abandonné le corps dans un patelin avec un petit service médico-légal. C'est nous qui avons passé le coup de fil anonyme à la police. On s'est arrangés pour arriver à la morgue en même temps que le corps. Il ne me restait plus qu'à l'identifier en versant des chaudes larmes. C'est comme ça qu'on procède avec une large majorité de victimes de meurtres. Elles sont identifiées par des membres de leur famille. Je l'ai fait, et Ken a confirmé. Qui aurait mis notre parole en doute? Pourquoi un père et un oncle auraient-ils menti?
— Vous avez pris un sacré risque, ai-je commenté.
— Avait-on réellement le choix?
— Il devait y avoir d'autres solutions.
Il s'est penché vers moi. J'ai senti son haleine. Les plis qu'il avait sous les yeux se sont affaissés.
— Une fois de plus, Beck, tu es sur ce chemin de terre avec deux cadavres… bon sang, maintenant tu es assis là avec du recul. Alors dis-moi: que fallait-il faire?
Je n'avais pas de réponse à lui donner.
— Il y avait d'autres problèmes aussi, a ajouté Hoyt en se redressant légèrement. Nous n'étions pas entièrement sûrs que les hommes de Scope allaient gober notre scénario. Heureusement pour nous, les deux truands étaient censés quitter le pays après le meurtre. On a trouvé sur eux des billets d'avion pour Buenos Aires. Tous deux étaient des vagabonds, des types instables. C'a aidé. Les hommes de Scope ont marché tout en nous gardant à l'œil — pas tant parce qu'ils la croyaient toujours en vie, mais parce qu'ils craignaient qu'elle ait pu nous laisser des documents compromettants.
— Quel genre de documents?
Il a ignoré ma question.
— Ta maison, ton téléphone, ton bureau sans doute. Ils étaient truffés de mouchards depuis huit ans. Les miens aussi.
Voilà qui expliquait les e-mails circonspects. J'ai laissé errer mon regard autour de la pièce.
— J'ai tout passé au peigne fin hier, a-t-il dit. La maison est sûre.
Comme il se taisait, j'ai hasardé:
— Pourquoi Elizabeth a-t-elle choisi de revenir aujourd'hui?
— Parce qu'elle est stupide.
Pour la première fois, j'ai entendu de la colère dans sa voix. Je lui ai laissé du temps. Il s'est calmé; les taches rouges sur son visage se sont estompées.
— Les deux corps qu'on a enterrés, a-t-il fait tout bas.
— Eh bien?
— Elizabeth suivait l'actualité sur Internet. Quand elle a lu qu'ils avaient été découverts, elle a pensé, comme moi, que les Scope pourraient soupçonner la vérité.
— Qu'elle était toujours en vie?
— Oui.
— Mais si elle était à l'étranger, il aurait fallu se lever tôt pour la retrouver.
— C'est ce que je lui ai expliqué. Elle, elle estimait que ça n'allait pas les arrêter. Qu'ils s'en prendraient à moi. Ou à sa mère. Ou à toi. De toute façon…
À nouveau, il s'est interrompu, la tête basse.
— Je ne sais pas si c'était si important que ça.
— Que voulez-vous dire?
— Parfois, j'ai l'impression qu'elle avait envie que ça arrive.
Il a joué avec son verre, faisant tinter les glaçons.
— Elle voulait être avec toi, David. À mon avis, ces cadavres n'étaient qu'un prétexte.
J'ai attendu une fois de plus. Il a encore bu. Encore regardé par la fenêtre.
— À ton tour, m'a-t-il dit soudain.
— Quoi?
— Moi aussi, je veux des réponses. Comment elle t'a contacté. Comment tu as échappé à la police. Où elle peut être, d'après toi.
J'ai hésité, mais pas bien longtemps. D'ailleurs, me laissait-il un quelconque choix?
— Elizabeth m'a contacté par des e-mails anonymes. Elle s'est servie d'un code que j'étais le seul à comprendre.
— Quel genre de code?
— Ça faisait référence à notre passé.
Hoyt a hoché la tête.
— Elle savait qu'ils te surveillaient.
— Oui.
J'ai changé de position sur le canapé.
— Que savez-vous exactement au sujet du personnel de Griffin Scope?
Il a eu l'air déconcerté.
— Le personnel?
— Est-ce qu'un Asiatique musclé travaille pour lui?
Si le visage de Hoyt avait gardé quelque couleur, celle-ci s'est évanouie brutalement, à la manière du sang qui s'écoule par une plaie ouverte. Il m'a considéré d'un air effaré, presque comme s'il allait se signer.
— Eric Wu! a-t-il soufflé.
— J'ai croisé M. Wu hier.
— Impossible.
— Pourquoi?
— Tu serais déjà mort.
— J'ai eu de la chance.
Je lui ai narré tout l'épisode. Il paraissait au bord des larmes.
— Si Wu l'a retrouvée, si jamais elle est tombée entre ses mains avant toi…
Il a fermé les yeux pour chasser cette image.
— Non, ai-je dit.
— Comment peux-tu en être aussi sûr?
— Il voulait savoir ce que je faisais dans le parc. S'il avait déjà mis la main sur Elizabeth, pourquoi se serait-il donné tout ce mal?
Lentement, Hoyt a hoché la tête. Il a fini son verre, s'en est servi un autre.
— Ils savent maintenant qu'elle est vivante, a-t-il déclaré. Donc, on va les avoir sur le dos.
— On ripostera, ai-je répondu avec plus de vaillance que ce dont je me sentais capable.
— Tu ne m'as pas entendu tout à l'heure. La bête mythique, il lui pousse des têtes en permanence.
— Mais à l'arrivée, le héros finit par la vaincre.
Il s'est esclaffé. Ajuste titre, dois-je ajouter. Je ne le quittais pas des yeux. Le carillon de l'horloge a égrené ses coups. Je continuais à cogiter.
— Il faut que vous me racontiez le reste.
— C'est sans importance.
— Mais c'est lié au meurtre de Brandon Scope, n'est-ce pas?
Il a secoué la tête sans grande conviction.
— Je sais qu'Elizabeth a fourni un alibi à Helio Gonzalez.
— Ce n'est pas important, Beck. Crois-moi.
— Je suis venu, j'ai vu, je suis foutu, ai-je dit.
Il a bu une nouvelle gorgée.
— Elizabeth avait loué un coffre-fort au nom de Sarah Goodhart, ai-je poursuivi. C'est là-dedans qu'ils ont trouvé les photos.
— Je sais. On était à la bourre, ce soir-là. J'ignorais qu'elle leur avait déjà remis la clé. On a vidé leurs poches, mais je n'ai pas pensé à regarder dans les chaussures. Normalement, c'aurait dû être sans conséquence. Ils n'auraient jamais dû être retrouvés.
— Elle n'a pas laissé que les photos dans le coffre.
Avec précaution, Hoyt a reposé son verre.
— Il y avait aussi l'ancien revolver de mon père. Un trente-huit. Vous vous en souvenez?
Hoyt a détourné les yeux, et sa voix s'est soudain radoucie.
— Un Smith & Wesson. C'est moi qui l'ai aidé à le choisir.
J'ai été pris d'un tremblement.
— Savez-vous que c'est l'arme qui a tué Brandon Scope?
Il a fermé les yeux, gardant les paupières serrées comme un enfant qui voudrait fuir un mauvais rêve.
— Dites-moi ce qui s'est passé, Hoyt.
— Tu le sais déjà.
Impossible de réprimer mes tremblements.
— Dites-le-moi quand même.
Chaque mot m'a fait l'effet d'un coup de poing.
— Elizabeth a tué Brandon Scope.
J'ai secoué la tête. Ce n'était pas vrai.
— Elle travaillait à ses côtés, dans leur espèce d'association caritative. C'était juste une question de temps avant qu'elle ne découvre le pot aux rosés: Brandon dirigeait un racket à quatre sous en jouant les caïds. Drogue, prostitution, que sais-je encore.
— Elle ne m' en a jamais parlé.
— Elle n'en a parlé à personne, Beck. Mais Brandon l'a su. Il l'a battue comme plâtre en guise d'avertissement. À l'époque, je n'étais pas au courant, bien sûr. Elle m'a servi la même histoire d'accrochage en voiture.
— Elle ne l'a pas tué.
— C'était de la légitime défense. Comme elle poursuivait son enquête, Brandon a pénétré par effraction chez vous, cette fois armé d'un couteau. Il l'a agressée… et elle lui a tiré dessus. Cent pour cent légitime défense.
Je continuais à secouer la tête.
— Elle m'a appelé en larmes. Je suis venu chez vous. Quand je suis arrivé…
À bout de souffle, Hoyt a fait une pause.
— … il était déjà mort. Elizabeth avait le revolver. Elle voulait que j'appelle la police. Je l'en ai dissuadée. Légitime défense ou pas, Griffin Scope allait la liquider, et pire. Je lui ai demandé de me donner quelques heures. Elle était secouée, mais elle a finalement accepté.
— Vous avez déplacé le corps.
Il a hoché la tête.
— Je connaissais l'existence de Gonzalez. Ce petit voyou était en passe de devenir un professionnel du crime. J'en ai vu suffisamment, d'oiseaux de son espèce, pour le savoir. Il s'en était déjà tiré une fois, sur un point de procédure, alors qu'il était jugé pour meurtre. Franchement, c'était le coupable idéal.
Tout s'éclaircissait.
— Mais Elizabeth n'a pas voulu.
— Ça, je n'avais pas prévu. Elle a appris son arrestation aux infos, et c'est là qu'elle a inventé ce fameux alibi. Pour sauver Gonzalez…
Sa voix s'est chargée d'une lourde ironie.
— … d'une « grave injustice ».
Il a secoué la tête.
— Quel gâchis! Si seulement elle avait accepté de faire porter le chapeau à ce petit fumier, tout aurait été terminé.
— Les gens de Scope ont découvert qu'elle avait fabriqué l'alibi, ai-je dit.
— Oui, il y a eu des fuites. À force de fouiner, ils ont su qu'elle était en train de mener une enquête. Le reste tombait sous le sens.
— Alors ce soir-là, au lac… il s'agissait d'une histoire de vengeance.
Il a paru réfléchir.
— En partie, oui. Mais par ailleurs, il fallait cacher la vérité concernant Brandon Scope. Il était mort, et son père tenait absolument à préserver son image de héros.
Pas uniquement son père, ai-je pensé. Ma sœur aussi.
— Je ne vois toujours pas pourquoi elle a mis toutes ces choses-là dans un coffre-fort.
— Ce sont des preuves, a-t-il répondu.
— Des preuves de quoi?
— Qu'elle a tué Brandon Scope. Et qu'elle a agi en état de légitime défense. Quoi qu'il ait pu arriver par la suite, Elizabeth ne voulait pas que quelqu'un d'autre soit accusé à sa place. Plutôt naïf de sa part, tu ne trouves pas?
Non, je ne trouvais pas. J'ai essayé d'appréhender la vérité telle qu'elle m'apparaissait à présent. Mais ça ne marchait pas. Pas encore. Car ce n'était pas toute la vérité. Et je le savais mieux que personne. J'ai regardé mon beau-père, ses bajoues, ses cheveux qui commençaient à tomber, le ventre qui se relâchait, la carrure toujours imposante mais qui peu à peu s'affaissait. Hoyt croyait savoir ce qui était réellement arrivé à sa fille. Il ne se doutait pas à quel point il pouvait se tromper.
J'ai entendu un coup de tonnerre. La pluie a tambouriné sur les vitres comme des centaines de poings minuscules.
— Vous auriez pu m'en parler, ai-je lâché.
Il a secoué la tête, avec plus d'énergie cette fois.
— Et qu'aurais-tu fait, Beck? Tu l'aurais suivie? Pour fuir avec elle? Ils l'auraient su et nous auraient tous liquidés. Ils t'avaient à l'œil. Ils t'ont toujours à l'œil. On ne l'a dit à personne. Pas même à la mère d'Elizabeth. Et si tu as besoin de preuves, regarde autour de toi. Ça fait huit ans déjà. Elle t'a juste envoyé quelques e-mails anonymes, et regarde ce que ça a déclenché?
Une portière de voiture a claqué. Hoyt a bondi vers la fenêtre tel un gros chat. Il a jeté un coup d'œil dehors.
— C'est la voiture qui t'a déposé. Avec deux Noirs à l'intérieur.
— Ils viennent me chercher.
— Tu es sûr qu'ils ne travaillent pas pour Scope?
— Sûr et certain.
Juste à ce moment-là, mon nouveau portable s'est mis à sonner.
— Tout va bien? a demandé Tyrese.
— Oui.
— Sortez de là.
— Pourquoi?
— Vous lui faites confiance, à ce flic?
— Je n'en sais rien.
— Sortez.
J'ai prévenu Hoyt que je devais m'en aller. Il semblait trop épuisé pour réagir. Je me suis hâté vers la porte. Tyrese et Brutus m'attendaient. La pluie avait diminué d'intensité, mais aucun de nous n'y prêtait attention.
— J'ai un appel pour vous. Mettez-vous là.
— Pourquoi?
— C'est personnel, a répondu Tyrese. Je veux pas l'entendre.
— J'ai confiance en vous.
— Allez, faites ce que je vous demande.
Je me suis écarté hors de portée de voix. Derrière moi, j'ai vu un store se relever. Hoyt a lorgné dehors. Je me suis retourné vers Tyrese. Il m'a fait signe d'approcher le téléphone de mon oreille. J'ai obéi. Il y a eu un silence, puis Tyrese a dit:
— La ligne est libre, allez-y.
Tout de suite après, j'ai entendu la voix de Shauna.
— Je l'ai vue.
Je demeurais parfaitement immobile.
— Elle a dit qu'elle t'attendrait ce soir au Dauphin.
J'ai compris. La communication a été coupée. Je suis revenu vers Tyrese et Brutus.
— Il faut que j'aille quelque part tout seul. Un endroit où on ne peut pas me suivre.
Tyrese a regardé Brutus.
— Montez.