8

Shauna et Linda louent un quatre pièces à l'angle de Riverside Drive et de la 116e Rue, pas loin de l'université Columbia. J'ai réussi à trouver une place un peu plus haut dans la rue, un acte valant largement une mer qui s'écarte ou la remise de tablettes de pierre.

Shauna m'a ouvert par le biais de l'interphone. Linda n'était pas encore revenue de sa sauterie. Mark dormait déjà. Je suis entré sur la pointe des pieds dans sa chambre pour l'embrasser sur le front. Il était toujours accro à la folie Pokémon, et ça se voyait. Il avait des draps Pikachu et serrait dans ses bras une peluche Rondoudou. Les gens ont beau critiquer cette mode-là, ça me rappelle ma propre enfance et ma passion pour Batman et Captain America. Je l'ai contemplé pendant quelques secondes. Ce sont ces petites choses qui comptent vraiment.

Shauna attendait sur le pas de la porte. Quand on a eu regagné le séjour, j'ai demandé:

— Je peux me servir un verre?

Elle a haussé les épaules.

— Fais comme chez toi.

Je me suis versé deux doigts de bourbon.

— Tu trinques avec moi.

Elle a secoué la tête.

On s'est installés sur le canapé.

— À quelle heure Linda est censée rentrer? ai-je demandé.

— C'est à moi que tu poses la question? a répliqué Shauna lentement.

Le ton de sa voix n'augurait rien de bon.

— Zut.

— C'est passager, Beck. J'aime Linda, tu le sais.

— Zut, ai-je répété.

Un an auparavant, Linda et Shauna s'étaient séparées pour deux mois. C'avait été dur, surtout pour Mark.

— Je n'ai pas l'intention de partir, a précisé Shauna.

— Qu'est-ce qui ne va pas, alors?

— Tu connais la chanson. Je travaille dans un milieu hyper-glamour. Avec des gens beaux et passionnants. Jusque-là, rien de nouveau, hein? Eh bien, Linda pense que j'ai tendance à regarder ailleurs.

— Elle n'a pas tort.

— Bon, d'accord, mais ça non plus, ce n'est pas nouveau.

Je n'ai pas répondu.

— À la fin de la journée, c'est Linda que je retrouve à la maison.

— Sans faire de détours en chemin?

— Si j'en faisais, ils seraient sans conséquence. Tu le sais bien. Je dépéris si on m'enferme dans une cage, Beck. J'ai besoin des feux de la rampe.

— Joli mélange de métaphores.

J'ai bu en silence pendant quelques minutes.

— Beck?

— Quoi?

— À ton tour maintenant.

— Pardon?

Elle m'a lancé un coup d'œil et a attendu.

J'ai pensé à l'avertissement à la fin de l'e-mail. Ne le dis à personne. Si le message était réellement d'Elizabeth — notion que mon esprit avait encore quelque peine à concevoir —, elle saurait que j'en parlerais à Shauna. Linda, peut-être pas. Mais Shauna? Je lui dis tout. C'était un postulat de base.

— Il y a une chance, ai-je commencé, pour qu'Elizabeth soit toujours en vie.

Shauna n'a pas bronché.

— Elle se serait enfuie avec Elvis, hein?

Voyant mon visage, elle s'est interrompue.

— Explique-toi.

C'est ce que j'ai fait. Je lui ai parlé de l'e-mail. De la webcam dans la rue. Et je lui ai raconté que j'avais vu Elizabeth sur l'écran de l'ordinateur. Shauna ne me quittait pas des yeux. Sans hocher la tête, sans me couper la parole. Quand j'ai eu terminé, elle a sorti avec soin une cigarette de son paquet et l'a mise dans sa bouche. Elle a arrêté de fumer depuis des années, mais elle aime bien jouer avec les cigarettes. Elle a examiné la « nuit-gravement-à-la-santé » sous toutes les coutures, comme si elle en voyait une pour la première fois. On entendait presque cliqueter les rouages.

— OK, a-t-elle dit. Donc, demain soir à huit heures et quart, tu es censé recevoir un nouveau message, c'est ça?

J'ai acquiescé de la tête.

— Eh bien, on va attendre demain soir.

Elle a remis la cigarette dans le paquet.

— Tu ne trouves pas ça dément?

Shauna a haussé les épaules.

— Tu es hors sujet.

— C'est-à-dire?

— Il y a plusieurs explications à ton histoire.

— Dont la maladie mentale.

— Oui, c'en est une évidente. Mais à quoi bon partir sur une hypothèse négative? Admettons que ce soit vrai. Que tu aies vu ce que tu as vu et qu'Elizabeth soit toujours en vie. Si on se trompe, on le saura assez tôt. Sinon…

Elle a réfléchi en fronçant les sourcils, puis a secoué la tête.

— Nom de Dieu, j'espère bien qu'on ne se trompe pas.

— Je t'aime, tu sais, lui ai-je dit en souriant.

— Ouais, a-t-elle opiné. Tout le monde m'aime.


De retour à la maison, je me suis servi un dernier verre. J'ai avalé une grande goulée et senti descendre l'alcool selon sa trajectoire toute tracée. Oui, je bois. Mais je ne suis pas un ivrogne. Ce n'est pas un déni. Je sais que je flirte avec l'alcoolisme. Je sais également que flirter avec l'alcoolisme est à peu près aussi inoffensif que de flirter avec la fille mineure d'un gangster. Mais, jusque-là, le flirt n'a pas abouti à l'accouplement. Je suis suffisamment intelligent pour savoir que ça risque de ne pas durer.

Chloe s'est approchée de moi avec son expression coutumière que l'on pourrait résumer ainsi: « Manger, sortir, manger, sortir ». Les chiens sont d'une constance remarquable. Je lui ai lancé un biscuit puis l'ai emmenée faire le tour du pâté de maisons. L'air froid faisait du bien à mes poumons, mais marcher ne m'a jamais éclairci les idées. Au fond, la marche est une effroyable corvée. Cependant, j'aimais bien regarder Chloe en promenade. Ça semble bizarre, je sais, mais un chien tire un tel plaisir de cette simple activité que la regarder est un bonheur totalement zen.

Chez moi, j'ai gagné ma chambre sans bruit, Chloe sur mes talons. Grand-père dormait. Sa nouvelle garde-malade aussi. Elle ronflait avec des fioritures, comme un personnage de dessin animé. J'ai allumé mon ordinateur en me demandant pourquoi le shérif Lowell ne m'avait pas rappelé. Et si je lui téléphonais? Tant pis s'il était presque minuit. Puis je me suis dit: C'est rude.

J'ai décroché le téléphone et composé le numéro. Lowell avait un portable. S'il dormait, il pouvait toujours le couper, non?

Il a répondu à la troisième sonnerie.

— Bonsoir, docteur Beck.

Il parlait d'une voix crispée. J'ai noté que je n'étais plus « Doc ».

— Pourquoi ne m'avez-vous pas rappelé? ai-je demandé.

— Il commençait à se faire tard. J'ai pensé vous joindre plutôt le matin.

— Pourquoi m'avez-vous parlé de Sarah Goodhart?

— Demain.

— Je vous demande pardon?

— Il est tard, docteur Beck. J'ai fini ma journée. Par ailleurs, je préfère qu'on en discute de vive voix.

— Pouvez-vous me dire au moins…?

— Vous serez à la clinique demain matin?

— Oui.

— Je vous appellerai là-bas.

Poliment mais fermement, il m'a souhaité une bonne nuit, avant de raccrocher. J'ai regardé fixement le téléphone. À quoi diable voulait-il en venir?

Dormir était hors de question. J'ai passé presque toute la nuit sur le Web, à surfer entre différentes caméras de surveillance dans l'espoir de tomber sur la bonne. Vous parlez d'une aiguille high-tech dans la botte de foin planétaire.

À un moment, j'ai arrêté et me suis glissé sous les couvertures. Quand on est médecin, on apprend la patience. Je prescris en permanence aux enfants des examens qui ont des répercussions sur leur vie future — quand vie il y a — et je leur dis, ainsi qu'aux parents, d'attendre les résultats. Ils n'ont pas le choix. Cela était peut-être applicable à ma situation actuelle. Il y avait trop de variables pour l'instant. Demain, une fois que je me serais connecté à Bigfoot, nom d'utilisateur « Bat Street » et mot de passe « Ados », j'en saurais sans doute davantage.

Pendant un moment, j'ai fixé le plafond. Puis je me suis tourné vers la droite — la place d'Elizabeth. Je m'endormais toujours le premier. Couché là, je la regardais de profil, totalement absorbée dans son livre. C'était la dernière chose que je voyais avant que mes yeux se ferment et que je sombre dans le sommeil.

Je me suis retourné du côté opposé.


A quatre heures du matin, Larry Gandle a contemplé les mèches décolorées d'Eric Wu. Wu était incroyablement discipliné. Lorsqu'il ne travaillait pas à améliorer ses performances physiques, il était scotché devant l'écran de l'ordinateur. À force de surfer sur le Net, son teint avait viré au bleu livide, mais sa carrure, c'était du béton.

— Alors? a fait Gandle.

Wu a retiré son casque et croisé ses battoirs sur sa poitrine.

— Je suis perplexe.

— Dis-moi.

— Le Dr Beck a sauvegardé très peu d'e-mails. Juste quelques-uns concernant des patients à lui. Rien de personnel. Et voilà qu'il en reçoit deux bizarres ces deux derniers jours.

Sans quitter l'écran des yeux, Eric Wu a tendu deux feuillets par-dessus le roc de son épaule. Larry Gandle a regardé les e-mails et froncé les sourcils.

— Qu'est-ce que ça signifie?

— Aucune idée.

Gandle a parcouru le message qui parlait de cliquer sur quelque chose « à l'heure du baiser ». Il ne comprenait pas les ordinateurs — et ne tenait pas à les comprendre. Son regard est revenu se poser en haut de la feuille, sur l'objet.

E.P. + D.B. et une série de barres obliques.

Gandle a réfléchi. D.B. David Beck peut-être? Et E.P…

Le sens lui a atterri dessus comme un piano tombé d'une fenêtre. Lentement, il a rendu le papier à Wu.

— Qui a envoyé ça?

— Aucune idée.

— Cherche.

— Impossible, a dit Wu.

— Pourquoi?

— L'expéditeur est passé par un service de courrier électronique anonyme.

Wu s'exprimait d'une voix patiente, presque lugubrement monocorde. Qu'il discute de la météo ou qu'il arrache la joue de quelqu'un, il employait toujours le même ton.

— Je ne vais pas entrer dans le jargon informatique, mais il n'y a pas moyen d'identifier l'expéditeur.

Gandle a reporté son attention sur l'autre e-mail, celui avec Bat Street et Ados. À première vue, ça n'avait ni queue ni tête.

— Et celui-là? Tu peux savoir d'où il vient?

Wu a secoué la tête.

— Pareil. Service de courrier anonyme.

— Est-ce la même personne qui les a envoyés?

— Je n'en sais pas plus que toi.

— Et le contenu? Tu comprends de quoi ça parle?

Wu a pressé quelques touches, et le premier message s'est matérialisé sur l'écran. Il a pointé un doigt épais et noueux.

— Tu vois ces lettres bleues, là? C'est un lien hypertexte. Le Dr Beck n'a eu qu'à cliquer dessus, et c'a dû le conduire quelque part, probablement sur un site web.

— Quel site?

— Le lien est rompu. Là encore, impossible de remonter la piste.

— Et Beck était censé faire ça « à l'heure du baiser »?

— C'est ce qui est écrit.

— C'est le jargon informatique, ça, l'heure du baiser?

Wu a presque souri.

— Non.

— Tu ne sais donc pas de quelle heure il s'agit?

— Exact.

— Ou si elle est déjà passée?

— Elle est passée.

— Comment le sais-tu?

— Son navigateur est réglé pour afficher les vingt derniers sites qu'il a visités. Il a cliqué sur le lien. Plusieurs fois, d'ailleurs.

— Mais tu ne peux pas le suivre là-bas?

— Non. Le lien est désactivé.

— Et l'autre e-mail?

Wu a pianoté sur le clavier. L'écran a changé, et le second e-mail est apparu.

— Celui-là est plus facile à déchiffrer. Il est assez élémentaire, en fait.

— Vas-y, je t'écoute.

— Le service de courrier anonyme a établi un compte pour le Dr Beck, a expliqué Wu. Il lui a fourni un nom d'utilisateur et un mot de passe en mentionnant à nouveau l'heure du baiser.

— Voyons un peu si j'ai compris, a récapitulé Gandle. Beck va sur un quelconque site web. Il tape son nom d'utilisateur et le mot de passe, et là-bas il y a un message pour lui?

— C'est le principe.

— Et nous, on ne peut pas le faire?

— En utilisant son nom et le mot de passe?

— Oui. Pour consulter le message.

— J'ai essayé. Le compte n'existe pas encore.

— Pourquoi?

Eric Wu a haussé les épaules.

— Peut-être que l'expéditeur anonyme l'établira plus tard. Aux environs de l'heure du baiser.

— Conclusion?

— En deux mots…

La lumière de l'écran dansait dans les yeux inexpressifs de Wu.

— … quelqu'un se donne beaucoup de mal pour garder l'anonymat.

— Et comment saurons-nous qui c'est?

Wu a brandi un petit appareil qui ressemblait à un transistor.

— On a installé ça sur son ordinateur, au bureau et à son domicile.

— Qu'est-ce que c'est?

— Un pisteur de réseau numérique. Le pisteur envoie des signaux numériques de ses ordinateurs au mien. Si le Dr Beck reçoit des e-mails ou visite un site, s'il tape ne serait-ce qu'une seule lettre, on pourra contrôler tout ça en temps réel.

— Il n'y a donc plus qu'à attendre et à surveiller, a conclu Gandle.

— Oui.

Gandle a repensé à ce que Wu venait de lui dire — à propos de quelqu'un qui faisait des pieds et des mains pour rester anonyme — et un horrible soupçon s'est insinué au creux de son estomac.

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