À deux heures et demie du matin, j'ai grimpé dans le lit et roulé sur le dos. Le plafond a entamé la danse du verre de trop Je me suis cramponné aux bords du lit.
Shauna m'avait demandé si j'avais déjà été tenté de tricher après mon mariage. Si elle avait précisé « après le mariage », c'est parce qu'elle était au courant de l'autre incident.
Théoriquement, j'avais trompé Elizabeth une seule fois, même s'il ne s'agissait pas à proprement parler de tromperie. Tromper l'autre signifie lui faire du mal. Cela n'avait fait aucun mal à Elizabeth — j'en suis convaincu —, mais en première année de fac, j'avais participé à une sorte de bizutage plutôt pitoyable consistant à passer une nuit avec une fille. J'ai dû le faire par curiosité. C'a été purement expérimental et strictement physique. Je n'ai pas trop aimé. Je vous épargnerai le cliché rebattu du « Ça ne vaut pas le coup de faire l'amour sans amour ». Seulement, à mon avis, s'il est facile de coucher avec quelqu'un qu'on ne connaît pas ou qu'on n'apprécie pas particulièrement, il est plus difficile de rester avec cette personne une nuit entière. Une fois… hum… soulagé, j'ai eu envie de déguerpir. Le sexe, c'est pour n'importe qui; ce qui suit est réservé aux amants.
Joliment raisonné, vous ne trouvez pas?
Entre parenthèses, je soupçonne Elizabeth d'avoir fait la même chose de son côté. Nous étions convenus de « voir » — « voir » étant un terme vague et suffisamment générique — d'autres gens à notre entrée à l'université. Toute indiscrétion pouvait ainsi être classée dans la rubrique « Mise à l'épreuve de notre engagement ». Chaque fois qu'on abordait le sujet, Elizabeth niait avoir eu quelqu'un d'autre. Moi aussi.
Le lit continuait à tanguer pendant que je me demandais: Et maintenant?
Pour commencer, j'allais attendre cinq heures de l'après-midi, le lendemain. Mais entre-temps, pas question de rester les bras croisés. J'avais assez donné de ce côté-là, merci. La vérité — une vérité que je n'aimais pas trop avouer, y compris à moi-même —, c'est que j'avais hésité au lac. Parce que j'avais peur. En sortant de l'eau, j'avais fait une pause. Cette pause avait permis à mon agresseur de me frapper. Et je n'avais pas réagi après le premier coup. Je ne m'étais pas jeté sur l'adversaire. Je ne l'avais pas plaqué au sol, je n'avais même pas joué du poing. Je m'étais simplement écroulé, protégé, j'avais rendu les armes et laissé le plus fort de nous deux me prendre ma femme.
Mais ça n'arriverait plus.
J'ai envisagé de recontacter mon beau-père — il ne m'avait pas échappé que Hoyt s'était montré fort peu communicatif lors de ma dernière visite —, seulement, à quoi bon? Soit il mentait, soit… soit je ne sais pas quoi. Mais le message avait été clair. Ne le dis à personne. Le seul moyen de le faire parler serait peut-être de lui raconter ce que j'avais vu sur mon écran. Ça, je n'étais pas prêt à le faire.
Je me suis levé pour aller me planter devant l'ordinateur. J'ai passé le reste de la nuit à surfer. Le matin venu, j'avais un début de plan.
Gary Lamont, le mari de Rebecca Schayes, ne s'est pas affolé tout de suite. Sa femme avait l'habitude de travailler tard, très tard; quelquefois même elle dormait sur un vieux lit de camp dans un coin du studio. Alors, voyant que Rebecca n'était toujours pas rentrée à quatre heures du matin, il s'est seulement inquiété, mais sans s'affoler.
Du moins, c'est ce qu'il s'est dit.
Gary a téléphoné au studio, est tombé sur le répondeur. Ce n'était pas non plus une surprise. Lorsqu'elle travaillait, Rebecca avait horreur des interruptions. Elle n'avait même pas de téléphone dans la chambre noire. Il a laissé un message puis est retourné se coucher.
Le sommeil allait et venait en pointillé. Gary a bien pensé faire autre chose, mais ça risquait d'énerver Rebecca. Elle était indépendante et, s'il y avait des tensions dans leur couple par ailleurs harmonieux, c'était dû au mode de vie passablement « traditionnel » de Gary qui « rognait les ailes de sa créativité ». L'expression était de Rebecca.
Il lui avait donc laissé le champ libre. Pour déployer ses ailes en toute tranquillité.
À sept heures du matin, l'inquiétude s'est muée en quelque chose qui se rapprochait davantage de la peur. Le coup de fil de Gary a réveillé Arturo Ramirez, l'assistant émacié et vêtu de noir de Rebecca.
— Je viens juste de rentrer, s'est plaint Arturo, hébété.
Gary lui a expliqué la situation. Arturo, qui s'était endormi tout habillé, n'a pas pris la peine de se changer. Il est ressorti en courant. Gary lui a promis de le rejoindre au studio.
Arrivé le premier, Arturo a trouvé la porte du studio entrebâillée. Il a poussé le battant.
— Rebecca?
Pas de réponse. Arturo a appelé de nouveau. Toujours pas de réponse. Il est entré, a scruté la pièce. Personne. Il a ouvert la porte de la chambre noire. L'odeur acre des acides de laboratoire était omniprésente, mais il y avait autre chose, quelque chose de latent, d'à peine perceptible, qui lui a fait dresser les cheveux sur la tête.
Quelque chose d'indubitablement humain.
Gary a débouché dans le couloir juste à temps pour entendre le hurlement.