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Nous nous sommes garés sur le parking abandonné derrière l'école élémentaire de Riker Hill et avons pris un raccourci en nous tenant par la main. Même dans le noir, j'ai constaté qu'il y avait eu peu de changements depuis qu'Elizabeth et moi avions gambadé par ici. Le pédiatre en moi n'a pas pu s'empêcher de noter les nouvelles mesures de sécurité. Les balançoires avaient été équipées de chaînes plus solides et de sièges à harnais. Une épaisse couche de paillis tapissait le sol sous les cages à poules pour amortir d'éventuelles chutes. Mais le terrain de basket, le terrain de foot, le bitume, avec sa marelle peinte et les cœurs carrées, étaient les mêmes qu'autrefois.

Nous sommes passés devant la fenêtre de la classe de Mlle Sobel, mais c'était il y a si longtemps que l'un comme l'autre avons dû éprouver juste une petite pointe de nostalgie. Toujours main dans la main, on s'est enfoncés dans les bois. Bien qu'on n'ait pas emprunté ce sentier depuis des années, on connaissait toujours le chemin. Dix minutes plus tard, nous étions dans l'arrière-cour d'Elizabeth, à Goodhart Road. Je me suis tourné vers elle. Les yeux humides, elle contemplait la maison de son enfance.

— Ta mère n'a jamais su? ai-je demandé.

Elle a secoué la tête. S'est tournée vers moi. Lentement, j'ai lâché sa main.

— Tu es sûr? a-t-elle dit.

— On n'a pas le choix.

Sans lui laisser le temps de protester, je me suis dirigé vers la maison. Arrivé à la baie vitrée, j'ai mis mes mains en visière pour scruter l'intérieur. Aucun signe de Hoyt. J'ai essayé la porte de derrière. Elle n'était pas fermée. Je suis entré. Personne là non plus. J'allais ressortir quand j'ai vu une lumière s'allumer dans le garage. J'ai traversé la cuisine, pénétré dans la buanderie, puis poussé doucement la porte du garage.

Hoyt Parker était assis sur le siège avant de sa Buick Skylark. Le moteur était éteint. Il avait un verre dans la main. Quand j'ai ouvert la porte, il a levé son arme. En me voyant, il l'a rangée. Après avoir descendu les deux marches, j'ai tendu la main vers la poignée de la portière du passager. La voiture était ouverte. Je me suis glissé à côté de Hoyt.

— Qu'est-ce que tu veux, Beck?

Sa voix était légèrement pâteuse.

Ostensiblement, je me suis enfoncé dans le siège.

— Dites à Griffin Scope de relâcher le petit garçon.

— J'ignore de quoi tu parles, a-t-il répliqué sans une once de conviction.

— Corruption, pots-de-vin, dessous-de-table. Appelez ça comme vous voulez, Hoyt, je connais la vérité.

— Tu connais que dalle, oui.

— L'autre soir, au lac, ai-je dit. Quand vous avez convaincu Elizabeth de ne pas aller à la police.

— On en a déjà parlé.

— Oui, mais maintenant je me demande, Hoyt. De quoi aviez-vous peur au juste… qu'ils la tuent ou qu'on vous arrête dans la foulée?

Son regard s'est posé paresseusement sur moi.

— Elle serait déjà morte si je ne l'avais pas poussée à fuir.

— Je n'en doute pas. Mais tout de même, vous avez eu de la chance, Hoyt, de faire d'une pierre deux coups. Vous avez réussi à lui sauver la vie — et à éviter la prison.

— Et pourquoi serais-je allé en prison, hein?

— Niez-vous avoir travaillé pour Scope?

Il a haussé les épaules.

— Tu crois que j'étais le seul à toucher de l'argent de lui?

— Non.

— Alors pourquoi serais-je plus inquiété que n'importe quel autre flic?

— À cause de ce que vous avez fait.

Il a fini son verre, cherché la bouteille des yeux pour se resservir.

— Je ne sais absolument pas de quoi tu parles.

— Savez-vous sur quoi Elizabeth était en train d'enquêter?

— Les activités illicites de Brandon Scope. Prostitution. Trafic de mineures. Drogue. Ce gars-là voulait jouer les gros durs.

— Quoi d'autre?

Je m'efforçais de contenir mon tremblement.

— De quoi tu parles?

— À force de creuser, elle aurait pu tomber sur un crime plus grave.

J'ai pris une profonde inspiration.

— Je me trompe, Hoyt?

Son visage s'est affaissé. Il s'est tourné et s'est mis à fixer le pare-brise.

— Un meurtre, ai-je ajouté.

J'ai essayé de suivre son regard, mais tout ce que j'ai vu, ç'a été les outils de bricolage soigneusement accrochés à un panneau alvéolé. Les tournevis avec leurs manches noir et jaune s'alignaient par ordre d'importance: les plats à gauche et les cruciformes à droite. Ils étaient séparés par trois clefs et un marteau.

J'ai repris:

— Elizabeth n'était pas la première à vouloir provoquer la chute de Brandon Scope.

Je me suis arrêté et j'ai attendu. Attendu qu'il me regarde. Cela a pris du temps, mais il a fini par pivoter vers moi. Et je l'ai vu dans ses yeux. Il n'a pas cillé ni cherché à dissimuler. Je l'ai vu. Et il a su que je l'avais vu.

— Avez-vous tué mon père, Hoyt?

Il a englouti une grande gorgée d'alcool, s'est rincé la bouche avec et l'a avalée avec effort. Un peu de whisky lui a coulé sur le menton. Il ne s'est pas donné la peine de l'essuyer.

— Pire, a-t-il répondu en fermant les yeux, je l'ai trahi.

Malgré la rage qui bouillonnait dans ma poitrine, ma voix est restée étonnamment calme.

— Pourquoi?

— Voyons, David. Tu dois l'avoir compris, depuis le temps.

Un nouvel accès de fureur s'est emparé de moi.

— Mon père travaillait avec Brandon Scope, ai-je commencé.

— Plus que ça, m'a-t-il interrompu. Griffin Scope voulait que ton papa soit son mentor. Ils travaillaient la main dans la main.

— Comme avec Elizabeth.

— Oui.

— Et c'est en travaillant avec lui que mon père a découvert quel monstre était Brandon en réalité. N'est-ce pas?

Hoyt s'est contenté de boire.

— Il ne savait pas quoi faire, ai-je poursuivi. Il avait peur de parler mais ne pouvait pas rester sans réagir. Il était rongé par la culpabilité. Voilà pourquoi il a été aussi taciturne les derniers mois avant sa mort.

Je me suis tu en pensant à mon père, seul, désemparé, sans personne à qui se confier. Pourquoi n'avais-je pas senti sa détresse? Pourquoi n'avais-je pas vu plus loin que le bout de mon nez? Pourquoi ne m'étais-je pas rapproché de lui? Et pourquoi n'avais-je rien fait pour l'aider?

J'ai regardé Hoyt. J'avais une arme dans ma poche. C'aurait été tellement simple. Il suffisait de la sortir et de presser la détente. Pan! Fini. Seulement, je savais par expérience que ça ne résoudrait rien. Ce serait même tout le contraire.

— Continue, a dit Hoyt.

— À un moment, papa s'est décidé à en parler à un ami. Mais pas n'importe quel ami. Un flic, un flic qui travaillait dans la ville où tous ces crimes étaient commis.

Mon sang s'est mis à bouillir, frôlant une nouvelle explosion.

— Vous, Hoyt.

Quelque chose a changé dans son visage.

— Jusque-là, j'ai vu juste, n'est-ce pas?

— Globalement, oui.

— Et vous avez prévenu les Scope?

Il a hoché la tête.

— Je pensais qu'ils allaient le muter. L'éloigner de Brandon. Je n'aurais jamais cru…

Il a grimacé, visiblement écœuré de s'entendre se justifier de la sorte.

— Comment as-tu su?

— Le nom de Melvin Bartola, pour commencer. Il a été témoin du prétendu accident qui a coûté la vie à mon père, mais évidemment, il travaillait aussi pour Scope.

Le sourire de mon père a surgi devant moi. J'ai serré les poings.

— Et puis le fait que vous ayez menti en prétendant m'avoir sauvé la vie. Vous êtes effectivement retourné au lac après avoir abattu Bartola et Wolf. Mais pas pour me sauver. Vous avez regardé, vous n'avez vu aucun mouvement et en avez déduit que j'étais mort.

— Déduit que tu étais mort, a-t-il répété. Je n'ai pas souhaité ta mort.

— Question de sémantique.

— Je n'ai jamais voulu qu'il t'arrive quoi que ce soit.

— Mais ça ne vous a pas perturbé outre mesure. Vous êtes revenu à la voiture et vous avez raconté à Elizabeth que je m'étais noyé.

— Pour mieux la convaincre de disparaître… Et ç'a marché.

— Vous avez dû être surpris en apprenant que j'étais toujours en vie.

— Plutôt choqué, oui. D'ailleurs, comment as-tu fait pour en réchapper?

— Aucune importance.

Hoyt s'est laissé aller en arrière comme s'il était épuisé.

— Peut-être bien.

Son expression a changé une fois de plus, et j'ai été étonné de l'entendre dire:

— Alors, que veux-tu savoir d'autre?

— Vous ne niez rien de tout ça?

— Non.

— Et vous connaissiez Melvin Bartola, n'est-ce pas?

— Exact.

— Bartola vous a informé du coup qui se préparait contre Elizabeth. Là, je ne vois pas très bien pourquoi. Peut-être avait-il une conscience. Peut-être ne voulait-il pas qu'elle meure.

— Bartola, une conscience? s'est esclaffé Hoyt. Je t'en prie. C'était un bandit et un assassin. Il est venu me voir parce qu'il a cru pouvoir jouer double jeu. Toucher l'argent des Scope et le mien. Je lui ai promis de doubler la somme et de l'aider à quitter le pays s'il m'aidait à simuler sa mort.

J'ai hoché la tête, je comprenais mieux maintenant.

— Bartola et Wolf ont donc dit aux gens de Scope qu'ils allaient se planquer après l'assassinat. Je me suis demandé pourquoi leur disparition n'avait pas suscité plus de curiosité, mais grâce à vous ils étaient censés partir loin.

— Oui.

— Que s'est-il passé alors? Vous les avez doublés?

— Des hommes comme Wolf et Bartola… leur parole n'a aucune valeur. J'aurais eu beau les payer, ils seraient revenus à la charge. Ils en auraient eu assez de vivre en dehors du pays ou peut-être qu'ils se seraient soûlés et s'en seraient vantés dans un bar. Toute ma vie j'ai eu affaire à ce genre de racaille. Je ne pouvais pas prendre un tel risque.

— Vous les avez donc tués?

— Ouais, a-t-il répondu sans l'ombre d'un regret.

Je savais tout à présent. J'ignorais simplement comment ça allait se terminer.

— Ils détiennent un petit garçon, lui ai-je dit. J'ai promis de me rendre à condition qu'ils le relâchent. Vous allez les appeler. Vous allez m'aider à négocier.

— Ils n'ont plus confiance en moi.

— Vous avez travaillé suffisamment longtemps pour Scope, vous trouverez bien quelque chose.

Hoyt a réfléchi. Il a contemplé de nouveau les outils sur le mur, et je me suis demandé ce qu'il voyait là. Puis, lentement, il a levé son revolver, l'a pointé sur mon visage.

— Je crois que j'ai une idée, a-t-il fait.

Je n'ai pas cillé.

— Ouvrez la porte du garage, Hoyt.

Il n'a pas bougé.

Me penchant, j'ai appuyé sur la télécommande du garage. La porte s'est mise en mouvement dans un bourdonnement. Hoyt l'a regardée se relever. Elizabeth se tenait là, immobile. Une fois la porte entièrement ouverte, elle a planté son regard dans celui de son père.

Il a eu un geste de recul.

— Hoyt? ai-je répété.

Il s'est brusquement tourné vers moi. D'une main, il m'a empoigné par les cheveux. De l'autre, il m'a collé le revolver dans l'œil.

— Dis-lui de se pousser.

Je n'ai pas bronché.

— Fais-le, ou tu es mort.

— Vous ne ferez pas ça. Pas devant elle.

Il s'est rapproché de moi.

— Allez, vas-y, nom de Dieu!

Son ton ressemblait plus à une supplication qu'à un ordre hostile. Je l'ai regardé, et un sentiment bizarre s'est emparé de moi. Hoyt a allumé le moteur. J'ai fait signe à Elizabeth de s'écarter. Elle a hésité, mais a finalement fait un pas de côté. Hoyt a attendu qu'elle ne soit plus sur son chemin. Il a appuyé sur l'accélérateur, et on a bondi en avant dans un soubresaut. Je me suis retourné et, par la lunette arrière, j'ai regardé Elizabeth se fondre peu à peu dans l'obscurité jusqu'à disparaître complètement.

Une fois de plus.

Me rasseyant, je me suis demandé si j'allais la revoir. J'avais feint la confiance, mais je connaissais les risques. Elle s'était opposée à mon projet. Je lui avais expliqué que je devais le faire. À moi pour une fois, de jouer les protecteurs. Elizabeth n'était pas d'accord, mais elle avait compris.

En l'espace de ces quelques jours, j'avais appris qu'elle était vivante. Étais-je prêt à donner ma vie pour prix de la sienne? Avec joie. Je comprenais ce genre de réaction. Un sentiment étrange, de sérénité, m'a envahi tandis que je roulais aux côtés de l'homme qui avait trahi mon père. J'étais enfin délivré du fardeau de la culpabilité qui avait si longtemps pesé sur moi. Je savais ce que j'avais à faire — ce que j'avais à sacrifier — et je me suis demandé si j'avais jamais vraiment eu le choix, si la fin n'avait pas été écrite d'avance.

Je me suis tourné vers Hoyt.

— Elizabeth n'a pas tué Brandon Scope.

— Je sais, m'a-t-il interrompu.

Puis il a ajouté quelque chose qui m'a laissé pantois:

— C'est moi qui l'ai tué.

Je me suis figé.

— Brandon avait battu Elizabeth, a-t-il enchaîné rapidement. Il allait la tuer. J'ai donc tiré sur lui quand il a pénétré dans la maison. Et j'ai mis ça sur le dos de Gonzalez, comme je te l'ai déjà dit. Elizabeth le savait. Elle ne voulait pas qu'un innocent paie. Du coup, elle a inventé cet alibi. Les gens de Scope en ont eu vent et se sont posé des questions. Ils ont commencé à soupçonner Elizabeth…

Les yeux rivés sur la chaussée, il a semblé faire un immense effort sur lui-même.

— … et, Dieu me pardonne, je les ai laissés faire.

Je lui ai tendu le portable.

— Appelez-les.

Il l'a fait. Il a appelé un dénommé Larry Gandle. J'avais rencontré Gandle à plusieurs reprises. Son père avait été au lycée avec le mien.

— Beck est avec moi, lui a dit Hoyt. On vous retrouve aux écuries, mais il faut que vous relâchiez le môme.

Larry Gandle a répondu quelque chose d'inaudible.

— Dès que le môme sera en sécurité, nous serons là, a déclaré Hoyt. Et prévenez Griffin que j'ai ce qu'il désire. On peut régler ça sans nuire à ma famille ni à moi.

Gandle a parlé de nouveau, puis j'ai entendu un déclic. Hoyt m'a rendu le téléphone.

— Est-ce que je fais partie de votre famille, Hoyt?

Il a pointé le revolver sur ma tête.

— Sors ton Glock, Beck. Doucement. Avec deux doigts.

J'ai obéi. Il a pressé le bouton d'ouverture électrique des vitres.

— Jette-le par la fenêtre.

J'ai hésité. Il m'a fourré de nouveau le canon dans l'œil. J'ai jeté l'arme hors de la voiture. Je ne l'ai même pas entendue atterrir.

On a continué à rouler en silence, dans l'attente du coup de fil. Quand le téléphone a sonné, c'est moi qui ai répondu. Tyrese a dit d'une voix douce:

— Il va bien.

J'ai raccroché, soulagé.

— Où m'emmenez-vous, Hoyt?

— Tu le sais très bien, où je t'emmène.

— Griffin Scope nous tuera tous les deux.

— Non, a-t-il rétorqué, le revolver toujours braqué sur moi. Pas tous les deux.

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