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Quelles autres choses Elizabeth m'avait-elle cachées?

En descendant la 10e Avenue vers le parking gardé, j'ai essayé de me convaincre à nouveau que ces photos n'étaient qu'un souvenir de son accident de voiture. Je me rappelais la désinvolture avec laquelle elle avait traité la chose à l'époque. Un banal accrochage, selon elle. Pas de quoi en faire tout un plat. Et quand je l'avais questionnée pour en savoir plus, c'est tout juste si elle ne m'avait pas envoyé paître.

À présentée savais qu'elle m'avait menti.

Je pourrais bien vous dire qu'Elizabeth ne m'avait jamais menti, mais à la lumière de la récente découverte, cet argument ne tiendrait pas debout. C'était toutefois le premier mensonge dont j'avais connaissance. J'imagine que chacun de nous deux avait ses secrets.

En arrivant au parking, j'ai remarqué quelque chose d'étrange — ou, plus exactement, quelqu'un d'étrange. Il y avait là, au coin, un homme avec un pardessus marron clair.

Et il me regardait.

Son allure m'était bizarrement familière. Je ne le connaissais pas, non, pourtant cette sensation de déjà-vu me mettait mal à l'aise. Car j'avais déjà vu cet homme-là. Et pas plus tard que ce matin. Où ça? J'ai passé ma matinée en revue, et ça m'est revenu.

Quand je m'étais arrêté à huit heures pour prendre un café. L'homme au pardessus marron clair était là. Sur le parking du Starbucks.

En étais-je sûr?

Evidemment que non. J'ai détourné les yeux et pressé le pas pour gagner la guérite du surveillant. Le surveillant du parking — qui, d'après son badge, se prénommait Carlo — était en train de regarder la télévision en mangeant un sandwich. Il a continué à fixer l'écran une bonne demi-minute avant de reporter son regard sur moi. Puis, lentement, il a frotté ses mains pour enlever les miettes, a pris mon ticket et l'a tamponné. Je me suis empressé de payer, et il m'a tendu ma clé.

L'homme au pardessus marron clair était toujours là.

J'ai fait de mon mieux pour ne pas le regarder tandis que je me dirigeais vers ma voiture. Je suis monté, j'ai démarré et, en sortant dans la 10e Avenue, j'ai jeté un coup d'œil dans le rétroviseur.

L'homme au pardessus marron clair ne m'a pas accordé la moindre espèce d'attention. Je l'ai observé jusqu'à la bifurcation vers West Side Highway. Pas une fois il n'a regardé dans ma direction. Parano. J'étais en train de virer parano.

Pourquoi Elizabeth m'avait-elle menti?

J'avais beau me creuser la cervelle, aucune idée.

Il me restait encore trois heures avant de recevoir mon message Bat Street. Trois heures. Nom d'un chien, j'avais besoin de me changer les idées! À trop réfléchir à ce qui m'attendait à l'autre bout de cette cyberconnexion, j'avais l'estomac en capilotade.

Je savais quoi faire mais c'était reculer pour mieux sauter.


Quand je suis rentré à la maison, grand-père était dans son fauteuil habituel, seul. Le téléviseur était éteint. La garde-malade était en train de papoter en russe au téléphone. Celle-là, elle n'allait pas faire long feu. Il fallait que j'appelle l'agence pour qu'on m'envoie quelqu'un d'autre.

Grand-père avait des petits bouts d'œuf collés aux coins de la bouche; j'ai donc sorti un mouchoir et les ai nettoyés en douceur. Nos regards se sont croisés, mais le sien était perdu quelque part dans le lointain. Je nous revoyais tous au lac, grand-père faisant son numéro favori de perte de poids avant/après. Il se tournait de profil, s'affaissait, laissait pendre ses abdos élastiques et criait: « Avant! » Puis il rentrait le ventre, faisait jouer la sangle abdominale et glapissait: « Après! » C'était tordant. Mon père hurlait de rire. Papa avait un rire magnifiquement contagieux. Il s'abandonnait totalement. Moi aussi, ça m'arrivait autrefois. Mais ce rire-là est mort avec lui. Je ne pourrais plus jamais rire comme ça, c'aurait l'air presque indécent.

En m'entendant, la garde-malade s'est hâtée de raccrocher et est revenue à toute vitesse avec un grand sourire. Que je ne lui ai pas rendu.

Je lorgnais la porte du sous-sol. Reculant toujours pour mieux sauter.

Allez, assez atermoyé.

— Restez avec lui, ai-je dit.

Elle a baissé la tête et s'est assise.

Le sous-sol avait été aménagé à une époque où l'on n'aménageait pas les sous-sols, et ça se voyait. L'épaisse moquette jadis marron était grêlée et déformée par les infiltrations. Un revêtement imitant la brique blanche, fabriqué dans quelque bizarre matière synthétique, avait été collé sur les murs. Certains panneaux s'étaient écroulés sur la moquette; d'autres s'étaient arrêtés à mi-chemin, comme les colonnes de l'Acropole.

Au centre de la pièce, la table de ping-pong affichait un vert délavé dans les tons menthe actuellement à la mode. Le filet déchiré ressemblait à une barricade après le passage des troupes françaises. Les raquettes étaient usées jusqu'au bois.

Sur la table, certains cartons commençaient à moisir. D'autres cartons s'empilaient dans le coin. Les vieux vêtements étaient dans des caisses. Pas les vêtements d'Elizabeth, non. Ceux-là, Shauna et Linda s'en étaient occupées. Dans un accès de zèle, je pense. Mais dans d'autres cartons, il y avait de vieilles affaires. Des affaires d'Elizabeth. Je ne pouvais pas les jeter et ne voulais pas les donner à quelqu'un d'autre. Pourquoi, je n'en sais trop rien. Il y a des choses qu'on range, qu'on colle au fond d'un placard, qu'on pense ne plus revoir — mais qu'on ne se résout pas à mettre à la poubelle. Un peu comme les rêves, quoi.

Je ne savais plus où je l'avais mis, mais j'étais sûr qu'il était là. J'ai fouillé parmi les vieilles photos, évitant là encore de les regarder. J'étais très doué pour ça, même si avec le temps les photos faisaient de moins en moins mal. En nous apercevant, Elizabeth et moi, ensemble sur un polaroïd verdâtre, j'ai eu l'impression de voir deux étrangers.

J'avais horreur de faire ça.

En fourrageant plus en profondeur, mes doigts ont rencontré quelque chose de feutré, et j'ai sorti un écusson qu'elle avait gagné au tennis à l'époque où nous étions encore au lycée. Avec un rictus mélancolique, j'ai revu ses jambes bronzées et sa natte bondissante tandis qu'elle montait au filet. Sur le court, son visage offrait l'image de la concentration absolue. C'était comme ça qu'Elizabeth vous battait. Ses coups droits étaient très corrects, et son service, excellent, mais ce qui la plaçait au-dessus de ses camarades, c'était cette faculté de concentration.

J'ai reposé l'écusson avec précaution et me suis remis à fouiller. Ce que je cherchais se trouvait tout au fond du carton.

Son agenda.

La police l'avait réclamé après l'enlèvement. Du moins, c'est ce qu'on m'avait dit. Rebecca était passée à l'appartement pour les aider à mettre la main dessus. Ils cherchaient probablement des indices — ce que je m'apprêtais à faire, moi — mais la découverte du corps marqué de la lettre K avait dû les pousser à abandonner.

J'y ai réfléchi un moment — à la façon dont ils avaient commodément tout mis sur le dos de KillRoy —, et une autre pensée m'a traversé l'esprit. Je suis remonté en courant pour me brancher sur Internet. J'ai trouvé le site de l'administration pénitentiaire de la ville de New York. Il contenait une foule de renseignements, y compris le nom et le numéro de téléphone qu'il me fallait.

J'ai appelé la maison d'arrêt de Briggs.

C'est la prison où est enfermé KillRoy.

J'ai écouté le message et, après avoir appuyé sur la touche correspondante, j'ai été mis en communication avec l'établissement en question. Trois sonneries plus tard, un homme a répondu:

— Directeur adjoint Brown à l'appareil.

Je lui ai dit que je voulais rendre visite à Elroy Kellerton.

— Et vous êtes? a-t-il demandé.

— Dr David Beck. Ma femme, Elizabeth Beck, a été une de ses victimes.

— Je vois.

Brown hésitait.

— Puis-je connaître le motif de votre visite?

— Non.

Nouveau silence à l'autre bout du fil.

— J'ai le droit de le voir s'il accepte de me rencontrer, ai-je insisté.

— Oui, bien sûr, mais c'est une requête tout à fait exceptionnelle.

— Je vous l'adresse quand même.

— La procédure normale consiste à demander à votre avocat de faire…

— Mais ce n'est pas une obligation, ai-je interrompu.

J'avais appris ça sur un site consacré aux droits des victimes — que je pouvais formuler cette requête moi-même. Si Kellerton acceptait de me voir, ça ne pouvait que marcher.

— J'aimerais juste parler à Kellerton. Il y a bien des heures de visite demain, n'est-ce pas?

— Oui.

— Dans ce cas, si Kellerton est d'accord, je passerai demain. Ça pose un problème?

— Non, monsieur. S'il est d'accord, il n'y a aucun problème.

Je l'ai remercié et j'ai raccroché. J'entrais en action. Ça faisait un bien fou.

L'agenda était posé sur le bureau à côté de moi. Je l'évitais à nouveau, car, si douloureux que puissent être une photo ou un enregistrement, une écriture, c'était pire, parce que beaucoup plus personnel. Les majuscules élancées d'Elizabeth, les t fermement barrés, les trop nombreuses boucles entre les lettres, la manière dont tout ça penchait à droite…

J'ai passé une heure à l'éplucher. Elizabeth était quelqu'un de méthodique. Elle utilisait rarement les abréviations. Ce qui m'a frappé, c'a été de constater à quel point je connaissais ma femme. Tout était clair, sans surprises. En fait, il n'y avait qu'un seul rendez-vous que je ne m'expliquais pas.

Trois semaines avant sa mort, elle avait noté simplement: P.F.

Et un numéro de téléphone sans indicatif de zone.

En regard du caractère explicite de tout le reste, j'ai trouvé cette inscription quelque peu déconcertante. L'appel datait de huit ans. Les indicatifs de zone s'étaient multipliés et avaient changé à plusieurs reprises depuis ce temps-là.

J'ai essayé le 201: le numéro n'était pas attribué. J'ai essayé le 973. Une vieille dame m'a répondu. Je lui ai dit qu'elle avait gagné un abonnement au New York Post. Elle m'a donné son nom. Les initiales ne correspondaient pas. J'ai essayé le 212, la ville même. Et là, eurêka!

— Cabinet de Me Peter Flannery, a dit une femme en bâillant.

— Puis-je parler à Me Flannery, s'il vous plaît?

— Il est au tribunal.

Elle semblait s'ennuyer, mais non sans une certaine distinction. On entendait beaucoup de bruit en arrière-fond.

— Je voudrais prendre rendez-vous avec Me Flannery.

— C'est en réponse à l'annonce?

— L'annonce?

— Vous avez subi des dommages corporels?

— Oui, ai-je répondu. Mais je n'ai pas vu l'annonce. C'est un ami qui me l'a recommandé. Il s'agit d'une erreur médicale. Je suis arrivé avec un bras cassé et maintenant je ne peux plus le bouger. J'ai perdu mon emploi. Et j'ai tout le temps mal.

Elle m'a fixé rendez-vous pour le lendemain après-midi.

J'ai reposé le combiné en fronçant les sourcils. Que fabriquait Elizabeth avec un avocat qui devait faire ses choux gras des défaillances du corps médical?

La sonnerie du téléphone m'a fait sursauter. J'ai empoigné le récepteur, lui coupant le sifflet.

— Allô?

C'était Shauna.

— Où es-tu? a-t-elle demandé.

— À la maison.

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