7 Prélude

Chevalier-Élégant compte parmi les meilleurs équipiers qui soient. Journaliste, il me faisait passer pour son photographe lors de ses voyages à l’étranger pour que je voie du pays : Turquie, Inde… Nous devînmes inséparables, cohabitant à Paris dans le quartier du 9e où jadis Kessel usait ses nuits, jusqu’à son mariage avec une femme tout aussi encline à la bougeotte : Planeur-Nerveux était styliste, stylée, une femme de goût prête à le suivre n’importe où, voire à l’encourager.

Nelson Mandela enfin libéré, les jeunes mariés partirent ainsi vivre en Afrique du Sud, décidés à voir éclore la démocratie sur le fumier de l’apartheid. Eux qui constituaient ma seconde famille s’étaient installés à Cape Town depuis quatre ans quand je leur ai rendu visite, en 1999. C’était la première fois que je mettais les pieds en Afrique subsaharienne.

Intégrés à la société de Cape Town, me dispensant ainsi de passer pour un touriste, Chevalier-Élégant et Planeur-Nerveux me firent alors découvrir leur pays d’adoption. La végétation luxuriante, la lumière vive, les nuages vaporeux sur la Table Mountain, les banlieues chics et les plages de sable blanc de Clifton, le décor de Cape Town était exceptionnel. Et puis il y avait cet homme, qui deviendrait aussi pour moi le grand héros du XXe siècle, Nelson Mandela.

Son autobiographie, Un long chemin vers la liberté, reste un sommet d’intelligence, d’humilité et d’abnégation. Mis à l’isolement au pénitencier de Robben Island avec le statut de terroriste, Mandela passa dix-sept années sans avoir le droit de toucher la main de sa femme, enfermé dans une cellule si étroite qu’il en ressortirait légèrement voûté jusqu’à la fin de ses jours. Réduit avec ses camarades de lutte à tailler des blocs de craie au risque que la réverbération du soleil les rende aveugles, Mandela avait tout enduré sans cultiver aucun esprit de vengeance.

Un ancien détenu menait la visite de la prison de Robben Island : grosse émotion pour moi, de celles qui vous percutent le ventre et se fichent dans vos tripes comme une balle explosive. Je vis le grand homme de loin lors de sa dernière apparition au Parlement, lui joyeux de voir toute cette foule venue le saluer, nous pleurant à gros bouillons devant son beau sourire.

L’effet Mandela.

Les années étaient passées depuis ce premier voyage mais l’Afrique du Sud serait ma nouvelle destination littéraire. Le pays était magnifique, chargé d’histoire, colonisé par les Européens et nouvellement libéré du joug de l’apartheid tout en gardant les codes sociaux en vigueur. Mandela avait vu ce que son ancien allié Mugabe avait fait du Zimbabwe en expulsant tous les Blancs : un désert économique, et une poudrière politique. Et puis, j’avais ramené des éléments de mon séjour chez Chevalier-Élégant et Planeur-Nerveux : Joséphina, la grosse nounou xhosa de mon filleul, serait la mère de mon héros noir vivant dans les townships, le jardin botanique de Kirstenbosch une parfaite scène de crime…

Deux personnages émergèrent : Ali Neuman, un flic noir, et son alter ego Brian Epkeen, fils d’un ancien officier de l’apartheid.

Parmi les livres, les essais, les thèses, les documentaires et les films qui constituèrent ma première année de documentation, un fait m’avait particulièrement interpellé : la guerre entre les Zoulous de l’Inkhata du chef Buthelezi, et l’ANC de Mandela à majorité xhosa, l’autre grande ethnie du pays. Diviser pour mieux régner : dans les années 1980, le gouvernement de l’apartheid avait ainsi instrumentalisé l’Inkhata pour se retourner contre les militants de l’ANC, engendrant une guerre fratricide qui causa des dizaines de milliers de morts dans des conditions souvent épouvantables. Les milices des deux camps utilisaient fréquemment le « supplice du pneu », mis autour du cou de l’accusé et arrosé d’essence avant d’y mettre le feu.

C’est ainsi que périrait le père d’Ali en ouverture du roman, militant zoulou resté fidèle à l’ANC de Mandela, et le livre prit tout naturellement le titre de Zulu.

Ali, qui a assisté enfant à la mise à mort de son père, s’est exilé en terres xhosas avec sa mère, où il est devenu le chef de la police criminelle de Cape Town, sans avoir bénéficié de l’affirmative action — la discrimination positive. Figure de Nelson Mandela et Mohamed Ali, mes têtes de pont de la cause noire, Ali est un homme secret, rongé par un traumatisme aussi épouvantable que le supplice de son père. Tout le sépare de Brian Epkeen, son meilleur détective et ami. Epkeen est volubile, cynique, trop coureur de jupons pour assumer un mariage avec la sulfureuse Ruby, qui l’a quitté pour un dentiste réputé de la ville. Son fils aussi le vomit. Au-delà de ses frasques, Epkeen porte le passé sombre des Afrikaners à travers son père honni, officier de l’apartheid qui a abusé de la jeune employée noire dont Brian était alors amoureux.

Un troisième flic les assiste, Dan Fletcher, d’origine britannique, un être plus fragile inspiré de Montgomery Clift, dont la femme est atteinte d’un cancer. Un premier meurtre survient, celui d’une étudiante de bonne famille, évidemment blanche : le début d’une descente aux enfers qui n’épargnera personne.

Après deux années d’écriture à Paris, tous les feux se mirent au vert pour un retour à Cape Town : mon Utu néo-zélandais m’avait sorti de l’anonymat, je commençais à écrire des fictions radiophoniques, des livres pour la jeunesse, on m’appelait pour des projets de scénarios et une nouvelle bourse finançait une partie du voyage.

L’Afrique du Sud restait cependant un terrain de jeu dangereux : pour m’accompagner là-bas, il me fallait du solide, un équipier qui n’aurait pas froid aux yeux…

Qui d’autre que la Bête ?

*

Hormis nos équipées sauvages sur nos vieilles pétrolettes, je n’étais jamais parti en voyage avec la Bête.

Architecte de formation spécialisé dans la destruction de tout en général et de lui-même en particulier, sorte de Celte avec une hache luisante dans son œil unique (l’autre ayant été empalé sur une branche alors qu’il roulait soûl et à trois sur sa Moto Guzzi dans les rues de Nantes), d’un tempérament nihiliste option comique (il avait notamment fait un grand trou dans le mur qui séparait sa salle de bains et son salon afin de pouvoir regarder la télé depuis sa baignoire), à moitié drogué et sex-addict à plein temps, la Bête avait des arguments pour m’accompagner en Afrique : l’aristocrate ne travaillait pas, réservant cette activité aux manants (sa grand-mère noble avait écrit un livre sur Louis XVI, Plaidoyer pour un roi martyr), mais ne manquait jamais d’argent, et s’il n’avait guère voyagé dans sa vie d’esthète de la débauche, la Bête n’avait à vrai dire que ça à faire.

Avatar de Mc Cash, mon héros borgne, ami depuis vingt ans, je connaissais ses travers et surtout ses qualités : hormis pour les femmes, qu’il pouvait vous voler pour peu que vous soyez un peu raplapla, la Bête était l’homme le plus droit et honnête que je connaisse, affichant un mépris souverain pour toute forme de bassesses humaines, une âme noble en somme, résumant ses défauts à de simples excès.

Ayant moi-même écrit un Petit éloge de l’excès sous forme d’essai-portrait — où je le mettais déjà en scène —, j’étais mal placé pour lui jeter la pierre. La Bête était mon jumeau négatif, ma part de destruction massive, mon côté punk remis au clou pour cause d’écriture intensive, ce que j’aurais pu devenir si ma famille avait eu assez d’argent pour que je le dépense sans travailler. La Bête n’avait pas eu la chance de trouver une passion susceptible de cannibaliser les démons de l’autodestruction propres à notre punkitude, mais nous nous comprenions d’un regard, sans avoir besoin de parler. Je l’avais ramassé plus d’une fois à la petite cuillère lors de crises de larmes d’autant plus spectaculaires qu’elles étaient rares et irrépressibles, et si sa sensibilité s’avérait parfois brutale, nous riions le plus souvent comme des tordus — au sens propre, je le crains… Enfin, quand il ne s’adonnait pas à ses drogues favorites, la Bête pratiquait le krav-maga — ou comment tuer des gens à mains nues. Un solide garde du corps, non ?

Je profitai d’un apéro au Chatham, un bar de Rennes, pour lui demander si partir en Afrique du Sud sur les traces de mon livre l’intéresserait. Sa réponse fusa aussitôt :

« Y aura de la négresse ?[4] »

La Bête est très femmes de couleur. Notamment depuis qu’il s’est rendu au Sénégal, où un de ses oncles toubabs avait une maison. Alléché par les mœurs volages de certaines femmes locales, et bien qu’à moitié aveugle, le borgne n’avait pas hésité à marcher cinq kilomètres dans la brousse en pleine nuit pour rejoindre le bar où, paraît-il, les filles n’attendaient que lui pour s’amuser en arrondissant leurs fins de mois. De fait, après avoir chassé les hyènes à coups de pied au cul, la Bête avait dépensé ce soir-là mille francs CFA, soit l’équivalent de trois cent trente-trois bières, en l’honneur des clients réunis là, si bien que les Sénégalaises l’avaient porté en triomphe jusqu’à leur couche, qu’il n’avait plus quittée.

Autant vous dire que la situation géopolitique de l’Afrique du Sud, la Bête s’en battait l’œil.

Il y avait pourtant de quoi frémir. Vingt-six mille agressions graves par an, dix-huit mille meurtres, soixante mille viols officiels (probablement dix fois plus), cinq millions d’armes à feu pour quarante-cinq millions d’habitants : les chiffres en matière de criminalité étaient effrayants. Comment la première démocratie d’Afrique pouvait-elle être également le pays le plus violent du monde ?

Près de quinze ans après la chute de l’apartheid, l’enjeu était de taille pour le pays, qui s’apprêtait à organiser l’événement le plus médiatique de la planète, la Coupe du monde de foot. Quatre milliards de téléspectateurs, un million de supporters à sécuriser, reportages, rencontres, interviews, le monde entier aurait bientôt les yeux braqués sur le pays, qui ne pouvait pas donner une image si effroyable. Qui aurait envie d’investir dans un pays considéré comme le plus dangereux du monde ?

La nouvelle Afrique du Sud devait réussir là où l’apartheid avait échoué, montrer que la violence n’était pas africaine mais subséquente à la misère et au déclassement racial.

Il reste que, contrairement à ce qu’avait annoncé le président Mbeki, le successeur de Mandela, le crime n’était pas « sous contrôle ». Le pays avait affaire à une déferlante de gangs, petits ou grands, dont les méthodes sophistiquées étaient comparables à celles des USA des années 1930 : corruption de la police, inefficacité de la justice, passivité du gouvernement. À travers ses campagnes anti-crimes, le secteur privé ne s’en prenait pas à la démocratie mais aux hommes qui géraient la poudrière, l’ANC en tête. Mandela n’était plus là : à l’approche de la Coupe du monde, les Blancs pouvaient contre-attaquer.

Nous partîmes, la Bête et moi, en février 2007. Huit ans étaient passés depuis mon premier voyage à Cape Town, Chevalier-Élégant et Planeur-Nerveux étaient revenus vivre en France mais depuis ce séjour inaugural, je savais que l’Afrique du Sud serait un gros morceau de vie à avaler. Apartheid, homicides, vols, viols, sida, il y avait là-bas tous les ingrédients pour écrire un polar émouvant et ultra-violent.

Je ne me trompais pas.

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