2 Second souffle

L’air collait à la peau en sortant de l’aéroport de Nouméa. Il faisait nuit noire dehors comme dans nos têtes. Qu’est-ce qu’on fichait là ? Du soleil on en avait soupé, les baignades et les cocotiers nous émouvaient autant qu’une publicité pour gel douche, il restait un peu d’argent à Éléphant-Souriant mais moi je n’avais plus rien depuis belle lurette, et le climat en Nouvelle-Calédonie en cette période préélectorale était un peu tendu, voire franchement hostile : il était interdit de vendre de l’alcool après huit heures du soir, les Kanaks qu’on croisait dans la rue levaient la main en passant à notre hauteur comme s’ils allaient nous frapper, très drôle, la vie était chère, les gens, les bars, la saveur du monde avaient disparu sous des tonnes de mélancolie.

Si notre tour du monde était loin d’être fini, il était devenu boiteux. La nostalgie de la Nouvelle-Zélande nous envahit, comme si nous étions en deuil. Après quatre jours de ce régime déprimant, nous décidâmes de partir en Australie.

Les Kiwis nous avaient conseillé le quartier de Kings Cross, dans le centre de Sydney, où les jeunes Aussies se concentraient. Sans le sou, on avait trouvé un flat pour dormir, une chambre où s’entassaient une dizaine de travellers de notre acabit, le sac de voyage en guise d’oreiller pour ne pas se le faire piquer. Il y avait d’ailleurs pas mal de piqûres dans les rues, des dopés qui racolaient les passants pour leur taxer un dollar. Ça tombait mal, Éléphant-Souriant ayant payé la chambre sordide où l’on avait passé la nuit puis le café du petit déjeuner, c’était tout ce qu’il nous restait.

Il fallait trouver un travail, un toit moins glauque pour dormir, n’importe quoi. Éléphant-Souriant garda nos sacs pendant que j’arpentais le quartier en quête d’un job… Il faut vraiment avoir vingt ans pour espérer trouver du travail en marchant dans la rue. Deux ou trois types louches avaient renoncé à me taxer — je cherchais du travail, OK ? — quand un homme un peu dégarni m’aborda. Il avait la trentaine, une voix avenante, et déclarait s’appeler Greg. Nous étions français et cherchions un job, moi et mon camarade consigné aux bagages ? Il en avait pour nous, si on voulait. Greg proposait même de nous inviter chez lui, ce soir, pour dîner et boire un verre.

J’étais fier comme un type du Medef en retrouvant Éléphant-Souriant au bar où je l’avais laissé : j’avais trouvé du travail, pour deux, carrément, et une bonne fée dans la rue répondant au nom de Greg. Sydney était la capitale mondiale des homos mais avec notre dollar en poche, nous n’étions pas en position de pinailler. On se méfiait un peu tout de même : Greg pouvait nous trucider dans son appartement avec des copains cagoulés, personne n’en saurait rien… Mais nous avons débarqué chez lui à l’heure, avec nos sacs.

Affable, Greg a sorti les verres, du whisky ginger ale, des cigares énormes, et nous a expliqué le job en question : une amie décoratrice, « very famous in Australia », avait besoin d’arpètes pour son prochain show-room. Je ne savais rien faire de mes mains à part écrire des histoires de Francesca mais Éléphant-Souriant était le roi de la mécanique, la peinture ça le connaissait pareil ; clandestin, il était nul, mais bricoleur de génie il fallait voir ça. Greg souriait. On s’est tapé dans les mains : banco.

Margaret Montgomery, la décoratrice en question, était typiquement britannique, blonde, souriante, avec des goûts de chiotte. Il fallait peindre des murs en mauve, le plafond en fuchsia, transporter ses petites horreurs d’un endroit à l’autre, monter des trucs. On a obéi à ses lubies deux ou trois semaines, gagnant de quoi vivre et surtout voir venir. Greg était un garçon sympathique mais très loin de nos canons néo-zélandais : il se définissait comme cousin des Américains, les tueurs d’Indiens, avec un mépris amusé pour les Kiwis, considérés au mieux comme des paysans.

La plage de Bondi nous amusa un moment, avec ses alertes au grand requin blanc et ses filets pour les éloigner. Le culte du corps nous semblait futile, don’t worry be happy, l’Australie était le pays du smiley, du soleil, de la casquette et de la crème solaire. Le cœur toujours lourd des pertes subies, nous décidâmes d’explorer la côte Est : Sunshine Coast, Surfer paradise, des mots qui feraient peut-être rêver…

Le voyage en bus de nuit était dépaysant avec ses étendues vides et ses kangourous bondissants en bord de route, Brisbane un peu moins. Tout était bien rangé, sauf les Aborigènes, les premiers que je voyais de ma vie, au demeurant assez effrayants : des loques humaines, ivrognes et sales, le visage déformé par l’alcool et la rue, le regard rouge vitreux, des gens qui faisaient peine à voir. Quant à la fameuse côte paradisiaque, elle s’avéra déserte, seulement battue par les vents et les vagues. Quelques bars à surfeurs sans surfeuses, de la bière, de rares chevelus décolorés par le sel alignant les joints, le type qui tenait l’auberge passait sa journée à roter : nous nous sentions orphelins de notre pays d’adoption.

Traînant notre tristesse sur les plages de sable blanc, je traduisais mes nouvelles pour Francesca, mais le cœur n’y était pas. Ou plutôt il était resté là-bas. On a tenu une semaine au paradis des surfeurs avant de rentrer en bus à Sydney. Greg était là, le même, mais la joie de revoir notre Samaritain stagnait à 1,1 sur l’échelle de Richter. Après un mois de bons et loyaux services purement décoratifs, nous avons quitté l’Australie pour tenter notre chance en Asie.

Le manque d’inspiration pour ce pays-continent ne procédait pas d’un désintérêt en soi mais en moi, vidé de ma substance affective. J’espérais que de nouveaux horizons atténueraient le mal, sans trop y croire, comme si notre tour du monde était déjà fini. J’avais raison.


Avril 1989, Djakarta, Indonésie. Enfer de klaxons, de pousse-pousse, de triporteurs, de cyclistes le visage couvert de masques blancs pour se protéger de la pollution, chacun cherchant à griller son voisin pendant que des policiers sifflent en agitant les bras selon le sens du vent. Je n’avais jamais vu un tel bordel. L’Asie. Les pagodes surchargées aux toits pointus, la foule grouillante, les bus bondés, l’air poisseux qui vous salit la peau, un ciel blanc sous les gaz d’échappement. On s’est frayé un chemin dans les méandres de la ville, louant une petite chambre dans un bouge plutôt sympathique.

Un homme nous aborda alors que nous changions de l’argent dans une banque, un employé qui, après une petite visite de la ville, nous invita à dîner chez lui, une maison dont il partageait le vaste salon avec un couple. C’était très étrange comme apéro, avec des colocataires à l’autre bout de la pièce vous ignorant superbement. Mis en confiance par notre statut d’aventuriers, notre employé de banque nous montra des photos de lui vêtu d’un costume traditionnel, une longue robe jaune à paillettes pas très discrètes, le visage maquillé, avec du rouge à lèvres et un petit regard de travers… L’ami indonésien s’avérant à la longue assez lourdingue avec ses questions à connotations sexuelles, on est partis une semaine sur la côte pour échapper à la pollution et au vacarme de Djakarta, dans un vieux train en bois.

Le trajet était folklorique, avec tout le barda que trimballaient les gens, les poulets, les sacs, les vieux, l’Asie m’apparaissait dans toute sa multitude, aux antipodes de la Nouvelle-Zélande. Rêvassant par la vitre du train, je vis alors des gamins à demi nus sur le bord des rails, leurs bicoques misérables penchées sur un cours d’eau sale, des enfants qui grandissaient dans la boue, en proie à toutes les maladies qui devaient pulluler là. Je repensai à la lame de rasoir qui hier encore aiguisait mon mal-être occidental, et trouvai mes suicides de plus en plus déplacés. Certes, j’avais mes raisons secrètes pour vouloir me faire la peau, mais ces gosses n’avaient pas une chance de sortir de leur impasse. Cette vision marqua la fin brutale de mes errances mortifères.

Avancerais-je par succession de chocs ?

Nous posâmes nos sacs dans une petite pension de bord de mer, un endroit tranquille plein de pousse-pousse, visitant la côte sans cesser de penser à la Nouvelle-Zélande. Pour rester en contact, j’envoyais à Francesca des lettres qui prenaient feu, l’invitais à me rejoindre en France, des folies. J’écrivais aussi d’autres nouvelles en lien avec l’Asie, notamment l’histoire d’un homme à la recherche de son amour, une femme aux yeux émeraude disparue un jour dans une rue indonésienne ; il finit par la retrouver des mois plus tard, psychologiquement laminée, dans un bordel immonde, fol amour que le narrateur tue pour la sauver. Éléphant-Souriant aussi faisait des efforts pour vivre mais après quinze jours d’Indonésie, on en avait marre.

Direction Singapour, un peu plus haut sur le planisphère.

Trois jours suffirent. Tout était interdit à Singapour, cracher vous valait une amende salée, se droguer la prison, en vendre la peine de mort[2].

Le seul intérêt de la ville s’avérant le vieux quartier chinois que les autorités démolissaient pour y construire des buildings, nous avons vite quitté la « Suisse de l’Asie » pour filer au Sri Lanka. Le dernier pays de notre tour du monde… Déjà.

Flash comptait parmi les livres qui avaient marqué ma jeunesse. Un ancien routard y retraçait le parcours de jeunes Occidentaux partis sur le chemin de Katmandou, où ils allaient se droguer et mourir parfois ; une partie du récit se déroulait sur cette île qui s’appelait encore Ceylan, avec des enfants qu’on amputait d’une jambe pour mendier. Colombo, la capitale où nous débarquâmes, était devenue une ville moins agressive qu’à l’époque hippie — les gens avaient aujourd’hui de quoi manger —, avec ses murs décrépis, ses temples et tous ces gens en chemisette. Nous partîmes en bus pour Candy, jouant notre vie dans chaque virage de montagne où les camions se doublaient en dérapant le long des précipices, le vent comme rail de sécurité. Le pays était beau, tout de poussière et de rizières. On y fabriquait du thé dans des forêts impressionnantes, le ciel des jardins botaniques était noir de chauves-souris géantes, des racines d’arbres incroyables côtoyaient des fleurs poétiques, les raies manta planaient dans le bleu de l’océan Indien. Mais nous étions des touristes. Des touristes comme les autres…

Le contraste avec la Nouvelle-Zélande était si saisissant qu’il s’est inscrit dans mon humeur vagabonde. Mais ce n’est pas tant l’absence d’amis locaux qui provoquait — et provoque toujours — mon manque d’attraction littéraire pour l’Asie que la trop grande disparité de nos cultures. Un fait que je vérifierais plus tard en visitant la Chine, l’Inde, le Japon. Les codes sociaux y sont si différents qu’ils en deviennent parfois incompréhensibles. À tel point que je ne me vois pas écrire un livre situé en Asie. Moi qui ai besoin d’un maximum d’empathie avec mes personnages, comment pourrais-je comprendre un Japonais qui ne peut pas dire non, au risque de perdre la face ou par convenance sociale ? Je me suis bâti sur un NON retentissant dans mon crâne comme des balles de gros calibre contre les cloches d’une église, comment envisager de plier l’échine devant le moindre code de soumission en vigueur ?

En attendant, après deux semaines à arpenter le Sri Lanka en dormant dans de vieux hôtels délabrés, c’était l’heure de rentrer.


Pour un apprenti écrivain ayant tout quitté (ou rien, selon d’où l’on regarde), quelle étrange sensation… Nous débarquâmes à Paris après un transit à Riyad, un aéroport en marbre qui ne sentait pas encore le sabre et le machisme du radicalisme islamique, avant de rentrer en Bretagne par train Corail.

Éléphant-Souriant et moi étions beaux sur le quai de la gare de Rennes, avec nos valeureux sacs de voyage (le mien m’avait suivi finalement : c’était devenu un sac apprivoisé), la peau pleine de soleil et de souvenirs consignés dans mes carnets, en proie à une plénitude inconnue. Les cinq mois autour du monde paraissaient avoir duré deux ans, la Nouvelle-Zélande était dorénavant notre second pays et, si j’avais toujours Francesca au travers de la gorge, je n’étais plus le même homme. Ou plutôt, j’étais devenu un homme. Les enfants grandissant dans la boue indonésienne m’avaient vacciné contre mes envies de mort violente, le dard qui me brûlait était toujours là mais le tour du monde m’avait donné des ailes d’acier.

Restait à apprendre à voler…

*

Djian et les écrivains américains que j’aimais avaient longtemps écumé les boulots les plus ingrats pour vivre, ils en avaient même fait des livres. Travailler comme ouvrier ou manœuvre sur un chantier se situe peut- être au bas de l’échelle sociale, mais pas quand on a les héros de mes illustres prédécesseurs en tête, tel l’Arturo Bandini de John Fante. Ha ! ha ! mes gaillards ! On croit avoir embauché un jeunot au look un peu trop étudiant pour être honnête, on se retrouve avec la pire graine d’écrivain plantée sur les charpentes métalliques, analysant les rapports de force et les déterminismes socio-culturels sans flancher ni rechigner à la tâche. J’en verrais de belles dans ma carrière d’intermittent du travail salarié, de belles personnes aussi. Mais le tour du monde m’avait propulsé dans des sphères inconnues et je sentais toujours le vent dans mon dos.

Mes histoires d’amour, réelles ou fantasmées, finissant mal, voire dans le sang, je m’attelai à un premier roman vivifiant au surprenant titre d’Amor à mort qui, hormis les intermèdes intérimaires, aspira tout mon temps.

L’histoire commence à Paris, dans un parking souterrain : un couple glamour fait l’amour sur le capot d’une Jaguar après une soirée arrosée, quand ils rencontrent un homme étrange, Johnny, mi-ange mi-voyou, recherché par la police pour une sombre histoire de dope. Ou n’est-ce pas plutôt un criminel en cavale ? Dans tous les cas, Johnny porte une lame de rasoir autour du cou et semble quelque peu dérangé. Il séduit la jeune femme, encouragé en cela par son mari, bisexuel et pervers. Ce dernier n’est pas le seul détraqué du roman puisque Johnny est frappé de crises neurologiques aussi puissantes qu’inopinées, états de transe psychotique qui l’envoient loin hors de lui-même. L’une de ces crises survient alors qu’ils sont tous les trois dans le lit conjugal, ivres, poussés par la libido frénétique du mari : fou (d’amour ?), en proie à des réminiscences effrayantes, Johnny brise la nuque du mari pervers sous les yeux effarés de sa femme. Elle pleure un peu, pas longtemps : elle aussi est fêlée, amoureuse, en quête d’absolu. Les amants s’enfuient au bout de la nuit, signant leur arrêt de mort.

Le policier lancé à leurs trousses n’aura pas le temps de les arrêter : ils meurent lors d’une ultime crise de Johnny, en se jetant à cent à l’heure contre le mur de leur folie dure…

Si le personnage du flic réunissait tous les clichés des films noirs de ciné-club (pardessus élimé, âme solitaire à tendances alcooliques, etc.), il n’était pas très difficile de reconnaître Francesca, Roscoe et moi-même dans le trio infernal d’Amor à mort.

Francesca était devenue ma muse depuis notre premier regard au Cornerbar, j’avais reconnu en elle mon double féminin détraqué ; Roscoe était une victime expiatoire de premier choix après la maudite surveillance rapprochée qu’il avait exercée sur elle via ses copains maoris ; quant à moi, las de mes suicides au rasoir, je me contentai de mourir sur papier — une mort beaucoup plus douce, comme j’appris à le découvrir.

Nul besoin de vivre des choses tragiques pour les écrire : quelques sentiments inflammables suffisent à les fantasmer, et bâtir une histoire.

La fiction entretenant mon esprit, la réalité m’affectait peu. Les maisons d’édition à qui j’envoyai Amor à mort me répondirent au mieux par une lettre type — mes histoires de suicide ne rentraient pas dans le cadre de leurs publications —, le futur libraire de la bande à qui je fis lire le manuscrit trouva ça nul, mais je m’en fichais. J’en écrirais d’autres, sûr de ma destinée.

À vrai dire, je n’avais pas le choix. C’était vivre libre ou mourir comme un coquelicot arraché.

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