4 Sortie de route

La Nouvelle-Zélande me hantait comme la main d’un amputé, l’écriture me sauvait du chaos mais il ne faut pas s’y tromper. J’aimais jouer au rugby le visage en sang, dernier défenseur, voir débouler des types de quatre-vingt-dix kilos et les retourner avec une énergie de dément comme si ma vie en dépendait, au tennis tenter des coups impossibles, courir après un lob et d’une torsion à se dévisser la colonne frapper de toutes mes forces pour transpercer l’adversaire monté au filet, voir la jambe gauche de Joe Strummer battre furieusement les planches d’un concert à feu et à sang, l’armée de Von Paulus encerclée dans la neige au large de Stalingrad, les chevaux polonais pris dans la glace de Kaputt, l’ardeur d’Ada et l’amour de Dalva, les aphorismes de Nietzsche, Vaneigem, « l’instant tigre » de Michaux, cette seconde où le fauve à l’affût sait au moment de bondir qu’il va briser la nuque de sa proie, Anna Karina quand elle pose la main sur le genou de Belmondo, Pierrot au bord de l’eau quand il lui raconte l’histoire du dernier habitant de la lune, sur mon Enfield cabossée attaquer les virages de montagne dans la roue des Guzzi trois fois plus puissantes, La Mémoire et la mer et les larmes échappées de l’écume, Ces gens-là de Brel, quand la rage et l’impuissance fusionnent et vous fissurent, la peur de l’abandon, de ne pas être aimé, quand Cyrano avoue à son seul ami les sentiments fous qu’il ne révélera jamais à sa cousine Roxane, fondre d’amour pour une femme qui va vous quitter parce qu’elle n’est pas de la même classe sociale, l’amener à vous aimer quand même, passionnément, pour qu’elle sache aussi bien que vous ce qu’elle va perdre et vivre en un mois fulgurant tout ce qu’elle vivra avec d’autres hommes, la seconde où Bonnie et Clyde comprennent qu’ils se regardent pour la dernière fois avant que les mitraillettes de la police ne les pulvérisent dans le film d’Arthur Penn, quand le Roy de Blade Runner s’enfonce un clou rouillé dans la paume pour réveiller ses dernières forces de vie et finalement sauver ce qui le tue, la voix de Bertrand Cantat, les écorchés et les bouquets de nerfs, n’importe quoi pourvu que ça brûle.

J’allais être servi.

Envois sans réponses, puis perte du manuscrit et de mes coordonnées postales malgré une note de lecture très favorable de l’éditeur de mes rêves, le temps qui passe encore, une réponse enfin positive de la part d’une autre maison parisienne, déjeuner avec l’éditeur renommé sur une belle nappe blanche, quelques remaniements à faire, bien sûr, pas de problèmes, nouvelle version envoyée puis huit mois à attendre en vain le contrat promis pour la publication du roman, un coup de fil pour m’entendre dire qu’en fait non, le comité de lecture n’était pas unanime, cruelles désillusions (j’avais évidemment annoncé à tout le monde que j’étais édité à Paris), nouveaux envois, nouveaux mois qui passent, une maison d’édition parisienne plus modeste qui accepte enfin le manuscrit, un an d’attente encore avant sa parution, le temps pour l’éditeur en question de mettre la clé sous la porte : j’avais tant joué de malchance avec la publication de Haka que ça en devenait comique. Il y avait là de quoi écrire un récit retraçant à la hache mes déboires dans le monde de l’édition. Ce que je fis plus tard avec Comment devenir écrivain quand on vient de la grande plouquerie internationale.

Mes rares lecteurs savaient à peine où se situait la Nouvelle-Zélande, les journalistes et les critiques littéraires s’en fichaient : qu’un Français écrive un roman se déroulant dans cette île perdue du Pacifique semblait si incongru que Haka, ma danse et mon cri de guerre maoris, avait attisé en tout et pour tout la curiosité d’un fanzine spécialisé, dans une campagne près de Langon dont l’existence même me semblait douteuse. La mode était aux serial killers laissant d’affreux cadavres éviscérés et des inscriptions kabbalistiques qui font peur, pas à la découverte des autres cultures à l’heure de la mondialisation, sans parler de la cote lamentable des auteurs de polars français depuis la mort de Manchette. En dépit de sa sortie fantôme (plus d’attachée de presse ni de directeur de collection, dépôt de bilan : fidèle à son auteur, mon livre avait eu une sortie qu’on pouvait qualifier de suicidaire), je savais que Haka était bon, avec un style percutant et des personnages qu’on ne croisait pas à chaque coin de rue. Mes trente ans toléraient encore des phrases comme « Au large, le soleil avait l’eau à la bouche » mais j’avais senti les premiers frémissements de mes ailes. Peu de gens m’avaient lu mais parmi eux peu étaient restés indifférents, j’avais même quelques fans, des gens qui n’arrivaient pas à croire qu’un gars de Montfort-sur-Meu ait pu écrire le terrible Haka. Encourageant, non ?

Non. Une guerre affective dévastatrice me vit, un jour, sans nouvelles de ma fille, âgée de seize mois. Disparue dans la nature, enlevée. Les couples qui se déchirent ne sont pas beaux à voir. Dans tous les cas. Le cœur d’un père vaut bien celui d’une mère, et la torture de l’absence fut violente. Un coup à en perdre définitivement la boule : je pouvais sortir d’une voiture à quatre pattes sans m’en rendre compte, pleurer de rire devant un poney, me réveiller avec des cheveux blancs, rester huit heures la tête plantée dans l’oreiller sans pouvoir bouger d’un millimètre, les nerfs irradiés par des névralgies que la morphine peinait à atténuer, parler de manière totalement incompréhensible, oublier le code de ma carte bancaire, mon numéro de téléphone, de sécu…

C’est dans ce climat déboussolé que je commençai Plutôt crever.

J’avais inauguré une série de romans autour du personnage de Mc Cash, flic borgne sans prénom, avec le peu recommandable Delicta mortalia. Plutôt crever serait le deuxième volet de ses aventures.

Le livre se voulait un hommage à Pierrot le fou de Godard, mais il pâtit de ma situation de l’époque. Difficile d’écrire un roman sur ce que l’on vit en direct, sans recul — il y était évidemment question d’enfant, d’abandon, de traumatismes enfouis ou non, d’injustices et de colères mal dirigées… Dans ce nouvel opus, Mc Cash, la quarantaine, se retrouve flic à Rennes après des années parisiennes et suite à sa séparation avec Angélique. Il consomme de la poudre dès la première scène dans les toilettes du commissariat, ceci tout en lisant Nietzsche — que je découvrais —, cherchant dans la philosophie radicale du divin moustachu un sens à ses excès et ses malheurs.

Un an aurait dû suffire à la rédaction de ce roman, il m’en fallut trois sans que je réussisse à recoller les morceaux de moi explosés aux quatre coins du cosmos.

Mc Cash se retrouve arbitre entre un jeune homme, Fred, devenu tueur contre son gré et un grand-père qui abuse de ses petits-enfants, des flics de l’anti-terrorisme aux abois et des amphétamines frelatées qui lui font perdre le nord, sans oublier l’ex-amant taré de l’ETA qui cherche à récupérer son revolver et se venger d’Alice, l’amie de Fred.

Le problème de Plutôt crever, c’est que c’était moi le « Fred » à la veste aux poches décousues qui plaide devant le juge des affaires familiales pour récupérer sa petite, le chômeur traumatisé sans un sou vaillant qui n’a que sa bonne foi à opposer à la haine, la perversité et une morale toujours prompte à cacher ses mensonges les plus inavouables. Seulement je n’étais pas dans le coup, la tête prise dans un étau. Fred ne comprenant pas ce qui lui arrive, le personnage se perd en bons mots post-situationnistes sous le regard d’une Alice compatissante et secrète.

Plutôt crever, moins raté qu’inabouti, fut paradoxalement le roman qui me permit d’accéder à la « grande maison d’édition parisienne de mes rêves ». Huit ans étaient passés depuis mon premier roman chez Balle d’Argent vendu au bar d’Éléphant-Souriant. Le chemin parcouru pouvait paraître flatteur, mais pas du tout : j’avais méchamment raté le coche avec Haka et, exigeant en tout et en particulier envers moi-même, je n’étais pas satisfait de Plutôt crever. C’est sans surprise que le roman ne marcha pas. Je n’en fis pas une maladie. L’éditeur de mes rêves attendait autre chose de moi : la suite de Haka. OK.

Plutôt crever m’avait laissé dans les cordes, les deux livres de commande que j’écrivis chez d’autres éditeurs pour payer mon nouveau loyer parisien valaient à peine leur poids de papier (il y a belle lurette que je les ai virés de ma bibliographie), personne ne m’attendait mais j’étais prêt à remonter sur le ring pour casser la gueule du destin.

C’est ce qu’on se dit quand on se bat contre soi-même.

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