9 Les sentiers de la gloire

Je regrettais le désert namibien, ses langueurs, les rares animaux croisés et le vent brûlant sur la peau de mes héros à l’agonie ; enfin, nous arrivions à Cape Town, une des plus belles villes du monde.

Nous posâmes nos sacs dans une pension proche d’Observatory, le quartier étudiant où Chevalier-Élégant et Planeur-Nerveux avaient vécu. Le Green Elephant était tenu par de jeunes métis cool et avenants. Des murs surmontés de fils barbelés et de lignes électrifiées ceinturaient l’enceinte et le jardin avec piscine — dedans, aucune femme de couleur. Dix jours sans amour, ça faisait long pour la Bête, qui commençait à regarder les pics verdoyants de la Table Mountain avec une sérieuse envie d’en scalper la moitié.

« Allons donc nous promener… »

Deux cents mètres suffirent à nous plonger dans l’ambiance. Un homme gisant à terre devant la pharmacie, des passants affolés, l’unité d’intervention de la police qui déboule avec armes de poing et gilets pare-balles, les gyrophares de l’ambulance qui hurlent à la mort : pour une première sortie dans le quartier populaire de Victoria, nous étions servis. Des épaves jonchaient les trottoirs, le visage ravagé par l’alcool ou la drogue, certains dans des états assez effrayants.

Le sida et la condition des enfants des rues étant deux des sujets de Zulu, j’avais organisé un rendez-vous dans un bistrot d’Observatory avec Raymond, un médecin belge qui travaillait pour une ONG dans le township de Khayelitsha. Avec ses moustaches broussailleuses et son regard vif, Raymond inspirait la sympathie. Le médecin m’expliqua son combat contre cette grande plaie qui dévastait le pays, le sida. Là encore, l’Afrique du Sud battait tous les records : près de dix pour cent de la population étaient infectés, une femme sur trois dans les townships, le plus souvent victimes de viol ou de viols conjugaux.

Si rien ne changeait, l’espérance de vie, qui avait déjà baissé de cinq ans dans les années 1990, pourrait perdre quinze ans et tomber à quarante ans. D’ici trois ans, me dit-il, près de deux millions d’enfants auraient perdu leur mère des suites du sida. Au-delà des statistiques, les gens touchés par le virus étaient considérés dans les townships comme des pestiférés (certaines femmes refusaient de se faire soigner à l’hôpital de peur d’être battues par les infirmières, qui les accusaient « d’écarter trop facilement les cuisses ») et souvent prêts à croire n’importe quoi pour se soigner. Des milliers de malades s’imaginaient guérir en déflorant des vierges, croyances encouragées par des sangomas ignares, les guérisseurs, sous prétexte de médecine traditionnelle : sacrifice, émasculation, enlèvement et torture d’enfant, les crimes rituels les plus abominables étaient régulièrement commis sous couvert de guérison miraculeuse. Plusieurs centaines de meurtres officiellement ces dix dernières années, des milliers plus sûrement : enfants mutilés, bras, sexe, cœur, organes arrachés, parfois à vif pour un surplus d’« efficacité », vertèbres vendues à prix d’or, la foire aux horreurs battait son plein, une foule d’incrédules anonymes dans le rôle de tueurs. D’autant que n’importe qui pouvait se déclarer « guérisseur » — la plupart des sangomas n’étant en réalité que de simples brûleurs d’encens psalmodiant des rengaines.

« Avec nos campagnes pour le port des préservatifs, nous prêchons dans le désert, me confia Raymond. Et le gouvernement ne nous aide pas. »

Pour contenir le fléau, la politique sanitaire du gouvernement ne préconisait pas seulement l’ail et le jus de citron, mais aussi de prendre des douches après les rapports sexuels ou d’utiliser des pommades lubrifiantes, les microbicides, qui malheureusement n’avaient pas tenu leurs promesses. Les explications de cette politique sanitaire irresponsable sont complexes, raison pour laquelle j’avais inclus des labos pharmaceutiques dans mon roman.

En 2002, le gouvernement sud-africain avait engagé un bras de fer avec cette industrie qui refusait la distribution de médicaments génériques pour les personnes infectées. L’accès aux antiviraux avait finalement été entériné avec le concours de la communauté internationale, mais le sujet restait brûlant. Pour le président Mbeki, une nation était comme une famille unie, stable, nourricière, qui s’épanouissait dans un corps sain et discipliné. Mbeki invalidait les statistiques de séroprévalence, le taux de décès, les violences sexuelles relevant selon lui de la sphère privée. Il mettait en accusation pêle-mêle son opposition politique, les activistes de la lutte contre le sida, les multinationales et les Blancs toujours prompts à stigmatiser les pratiques sexuelles des Noirs, alors en position d’accusés — le « péril noir », résurgence de l’apartheid. Le rejet des préservatifs, considérés comme non virils et l’instrument des Blancs, finissait de noircir un tableau déjà passablement désespérant.

« Ben c’est pas avec ça qu’on va draguer », résuma sobrement la Bête, avant de recommander une tournée.

Car nous n’étions pas au bout de nos peines. L’interrogeant au sujet du Mandrax, une drogue des townships, le médecin me répondit qu’une autre dope faisait aujourd’hui des ravages : le tik. Fabriqué à partir d’éphédrine, transformé en méthamphétamine, le tik peut être fumé, inhalé ou injecté en intraveineuse. Aussi produit sous forme de cristaux (crystal meth), le tik coûte le sixième du prix de la cocaïne pour un effet dix fois plus puissant. Fumer ou injecter la méthamphétamine produit un flash rapide : stimulant physique, illusion d’invincibilité, sentiment de puissance, maîtrise de soi, énergie, volubilité excessive, euphorie sexuelle… À moyen terme, les effets s’inversent : fatigue intense, décoordination des mouvements, nervosité incontrôlable, paranoïa, troubles hallucinatoires visuels et auditifs, plaies et irritations de l’épiderme, délire (fourmillement d’insectes sur la peau), sommeil incoercible, nausées, vomissements, diarrhée, vision brouillée, étourdissements, douleurs à la poitrine. Hautement addictif, le tik mène à la dépression ou à des psychoses proches de la schizophrénie, avec des dommages irréversibles au niveau des cellules du cerveau. La paranoïa peut en outre entraîner des pensées meurtrières ou suicidaires, et les symptômes psychotiques persister pendant des mois après le sevrage.

Voilà donc le genre de junkies que nous avions croisés dans les rues du quartier : des accros au tik.

Labos pharmaceutiques, sida, drogue dévastatrice : mon intrigue policière prenait forme, d’autant qu’un personnage réel et particulièrement rebutant, Wouter Basson, hantait Zulu.

Chimiste de génie, Basson avait participé au Project Coast avec les services secrets de l’apartheid, un projet qui visait à éliminer les opposants au régime ségrégationniste puis la population noire dans son ensemble. Parmi ses multiples méfaits, Basson avait imaginé inoculer le virus du sida dans l’eau afin de contaminer les townships où s’entassaient les différentes ethnies — d’après la logique mathématique de l’époque, l’arrivée de la démocratie s’avérant inéluctable avec le processus de mondialisation et l’affaiblissement de l’URSS, la population blanche ne représentant que dix pour cent du pays, l’élimination des Noirs était la seule solution viable pour garder le pouvoir.

Malgré les deux cents chefs d’accusation qui le frappèrent lors du procès dont il fit l’objet à l’avènement de la démocratie, ce Mengele à la sauce apartheid avait finalement été relaxé. « Un jour sombre pour l’Afrique du Sud », avait déclaré Desmond Tutu, prêtre et défenseur des droits de l’homme qui supervisait la commission Vérité et Réconciliation mise en place pour pacifier le pays.

Le magistrat chargé de juger Wouter Basson était le beau-frère d’un général de l’armée, et Basson savait trop de choses : impliqué dans les magouilles des barbouzes occidentales, le chimiste avait trempé dans la guerre Iran-Irak qui sévissait alors, participant à fournir des armes chimiques à Saddam Hussein, alors notre allié — en dépit de tous les traités d’interdiction de telles armes.

Basson n’était pas le seul criminel à n’avoir jamais été puni pour ses exactions ; beaucoup de militaires ou complices de l’apartheid avaient refusé de témoigner à la commission Vérité et Réconciliation, certains avaient même poursuivi leurs activités sans changer grand-chose à leur mode de vie et encore moins leur façon de penser. L’un d’eux, Terreblanche, activiste pro-apartheid, prendrait le nom d’un des principaux criminels de mon livre — ironie du sort, le véritable Terreblanche se ferait tuer par ses ouvriers noirs, qu’il aimait tant battre à coups de fouet, une vieille tradition afrikaner.

Les labos pharmaceutiques sous-traitant désormais leurs expériences, à la fois pour plus d’opacité et pour faire baisser leurs coûts, la plupart des tests de médicaments avaient lieu dans les pays émergents, parmi lesquels l’Afrique du Sud.

Avec le tik, les gueules cassées avachies sur les trottoirs de Cape Town donnaient un visage à la mort. En attendant de voir ça de plus près, il me fallait traîner du côté d’Observatory, le quartier où Nicole, la jeune étudiante de mon livre, était sortie avant qu’on la retrouve massacrée dans le jardin botanique.


Tout le monde, à commencer par les gens du Green Elephant, nous recommandait de ne pas nous aventurer seuls dans les rues le soir, encore moins à pied, mais ni la Bête ni moi n’étions venus ici pour boire des sodas avec les mémères en short des hôtels sécurisés. C’est donc de nuit et à pied que nous avons arpenté l’avenue bigrement déserte en direction des bars d’Observatory. Il est impossible de passer inaperçu avec un borgne en bandeau noir à ses côtés, encore moins s’il est vêtu en kaki paramilitaire. Nous n’avions pas grand-chose sur le dos, aucun objet de valeur, mais j’avais quand même briefé mon équipier.

« Si on se fait braquer avec une arme, tu ne casses pas la gueule du type, vu ? »

Une douzaine de bars s’alignaient dans la rue principale d’Observatory, épicentre des activités nocturnes. La faune locale était plutôt joyeuse, accueillante. J’imaginai les dernières heures de ma jeune victime, les types qui lui tournaient autour. Après quelques verres de rhum aromatisé, la Bête eut envie d’un petit remontant avant d’aller tester les night-clubs du quartier. Les vendeurs ambulants ne commercialisant pas seulement des sandwichs ou des cigarettes, nous optâmes, non pas pour du tik (merci bien) mais pour un sachet de Durban Poison, la marijuana de la côte qui, après un trois-feuilles d’herbe pure fumée dans un coin peu passant, nous envoya cul par-dessus tête.

Nous longeâmes quelques clubs peuplés de petits Blancs propres sur eux jusqu’au bout de la Lower Main Street, où un groupe de jeunes Noirs et métis, garçons et filles, se pressait devant une sorte de hangar qui faisait office de boîte de nuit.

« Ça a l’air bien ! » me certifia la Bête, l’œil rubicond.

Des fesses rebondissaient dans son âme blanc cassé. Son bandeau noir et sa tenue de combat alimentant le mystère, nous entrâmes sous les yeux éberlués des noctambules — nous étions les seuls Blancs présents —, ce qui ne dispensa pas le videur de nous fouiller au corps pour savoir si nous ne cachions pas d’armes.

L’ambiance à l’intérieur du hangar était assez festive, le décor réduit au strict minimum : un comptoir, quelques chaises, deux pauvres spots, une platine. Les gens étaient beaucoup plus calmes que nous, buvaient peu et nous observaient, curieux, sans agressivité. C’était la première fois que je me retrouvais dans un club exclusivement noir, qui plus est post-apartheid. La Bête se moquait de moi — je dansais, paraît-il, comme Louis de Funès sous la drum’n’bass. Je lui fis remarquer qu’avec sa dégaine de fermier afrikaner et son œil rouge sang, aucune fille n’approchait à moins de trois mètres — ni aucun garçon d’ailleurs. Une forme d’unanimité, de vide autour de nous, qui rappelait la vieille peur du Blanc.

Laissant la Bête à sa danse de guerre, j’improvisai quelques pas et gestes mystérieux, entre David Bowie et Dalida, aussitôt imité par mes voisins de dance floor, visiblement ravis de faire n’importe quoi avec moi. « Ah ! si Mandela voyait ça ! » s’écriaient mes bras de cybernaute sous les sourires hilares de mes nouveaux frères et sœurs noirs. J’en avais la rage à l’œil.

« C’est bien que vous soyez là ! me cria bientôt un jeune Black. On ne voit jamais de Blancs ici !

— On n’en a rien à foutre des Blancs, nous ! je m’emportai, à fond dans mon trip fraternité avec les opprimés. On est venus vous voir, vous : pas des grosses touristes en sandales !

— … ?

— Allons boire un verre, c’est moi qui offre ! »

Oui, j’ai tendance à m’emporter dans ces moments-là, et je me fous de savoir ce qu’on peut en penser. J’ai toujours été du côté des animaux face aux humains, du côté des Indiens face aux cow-boys, des femmes face aux hommes, j’avais l’âme noire face aux Blancs. J’étais Mohamed Ali contre Nixon, Mandela contre l’apartheid, j’étais Ali Neuman, le héros zoulou de mon livre. Fraterniser avec les victimes d’hier, non pas avec le sentiment de culpabilité du petit Blanc bien-pensant, mais parce que leur histoire m’enrage comme si je l’avais vécue. Et le cynisme visant à hocher la tête avec un rien de commisération devant ce type de sentiment m’a toujours fait dégueuler. J’ai l’empathie dans les tripes, c’est ma douleur et ma force. OK ?!


La proclamation de zones blanches sous l’apartheid avait entraîné des déplacements massifs de population noire et métisse, éparpillant les communautés et détruisant le tissu social : le pouvoir les avait ainsi parqués dans les townships, sorte de bidonvilles, de l’autre côté de la Table Mountain.

Au-delà de Mitchell’s Plain s’étend une zone dunaire, les Cape Flats, où le gouvernement de l’apartheid avait décidé de bâtir Khayelitsha, « nouvelle maison », modèle de l’urbanisme de contrôle à la sud-africaine : très éloignée du centre-ville.

Tsotsi est le nom donné aux gangsters qui y font la loi.

Les Cape Flats sont divisés en territoires, tenus par des gangs aux activités variées. Ils ont ici une tradition ancienne et se sont même transformés en syndicat — en 1994, considérant que le gangstérisme était issu de l’apartheid, mille cinq cents tsotsis avaient manifesté devant le Parlement pour bénéficier de la même amnistie que les policiers. Certains gangsters sont employés par les propriétaires de débits de boissons illégaux, les shebeens, ou par les barons de la drogue pour protéger leur territoire. D’autres tsotsis forment des organisations pirates, pillant d’autres gangs pour se fournir en drogue, alcool et argent ; il y a aussi les bandes de pickpockets qui agissent dans les bus, les taxis collectifs ou les trains, les mafias spécialisées dans le racket, et enfin les gangs des prisons qui gèrent la vie en détention (contrebande, viols, exécutions, évasions), auxquels tout prisonnier adhère, de gré ou de force.

Principalement constitué de cabanes en bois et de matchbox houses, littéralement « maisons en boîtes d’allumettes », Khayelitsha est l’un des plus vieux townships de Cape Town. Conçu pour accueillir deux cent cinquante mille personnes, il en compte aujourd’hui un million, peut-être deux — ou trois : après les squatteurs, les sans-logis des autres townships surpeuplés ou les travailleurs migrants, Khayelitsha n’en finit plus d’avaler les réfugiés de toute l’Afrique, des centaines de milliers de personnes qui par instinct de survie convergent vers la pacifique province du Cap.

Poumon de mon livre, le quartier sert de tampon entre Cape Town, estampillée « plus belle ville du monde », et nombre de migrants du reste de l’Afrique subsaharienne. Un endroit qu’il était bien entendu peu recommandé de parcourir à l’aveuglette.

J’avais déjà mis les pieds à Khayelitsha avec Joséphina, la nounou xhosa de mon filleul : nous y avions passé une journée formidable, l’accompagnant dans son église où un prêtre noir aussi survolté que James Brown nous avait accueillis à bras ouverts. Seulement le temps était passé et il nous fallait un nouveau contact pour y retourner.

L’Alliance française d’Auckland m’ayant permis de passer une soirée inoubliable avec les Maoris du marae de West Coast Road, je me dis que celle de Cape Town pouvait peut-être m’aider.

Après l’avoir prévenu par mail de ma visite, je me présentai dans le bureau du directeur de l’Alliance française et ressentis au premier regard une forme d’animosité, alors que nous ne nous étions jamais rencontrés.

« Je n’ai pas le temps de m’occuper de vous », me coupa-t-il très vite, avant de replonger sur son ordinateur, la mine indifférente.

Le directeur de l’Alliance n’avait pas le temps de parler à un écrivain français qui préparait un livre se déroulant dans le pays où il était chargé de promouvoir la culture et la langue de Molière : pas un mot.

La Bête m’attendait dans l’entrée.

« Alors ?

— Laisse tomber, c’est un connard », l’informai-je.

Il y a des coups de pied dans le ventre qui se perdent. Il ne restait plus qu’à boire un verre, voire manger un morceau. Un couple de jeunes, une Blanche et un Noir, tenaient le petit bar-restaurant de l’Alliance française, qui leur louait l’espace. On a tout de suite sympathisé : la jolie blonde était polonaise, fuyant l’ultra-catholicisme de son pays ringard qui, à l’image de sa famille, voyait d’un œil atterré sa liaison avec un Noir, un Français du 93, exilé comme elle en Afrique. Nos nouveaux compagnons.

Une rencontre en engendrant d’autres, le couple était ami avec Beau-Sourire, le plongeur du bar de l’Alliance, un jeune Xhosa qui habitait Khayelitsha. Beau-Sourire avait comme eux vingt-trois ans et proposa de nous faire visiter son quartier, dimanche si on voulait…

Débordant sur l’autoroute qui mène à l’aéroport, le township de Khayelitsha était plein d’enfants en short qui nous faisaient coucou à la vitre, de maisons bricolées avec les moyens du bord, de taxis collectifs surchargés, de mamas se dandinant sur leurs vieilles claquettes. Là encore, aucun Blanc à l’horizon.

On est passés au supermarché du township pour acheter ce qui manquait le plus à la mère de Beau-Sourire, avant de découvrir sa famille. Ils étaient fauchés, comme tout le monde ici, mais vivaient dans une maison en dur, et les deux petits dansaient dans la cour au son de la radio locale. Nous avons arpenté le quartier en voiture, bu un verre dans un shebeen où des jeunes, d’abord intimidés par notre présence dans le débit de boissons clandestin, finirent par nous mettre la pâtée au baby-foot (avec des joueurs en plastique et la Bête qui ne voyait même pas la balle, c’était pas dur). Complexe sportif, églises, dispensaire médical, palais de justice, quartier historique de Khayelitsha, nous traînâmes un peu partout avant de longer le commissariat d’Harare, l’un des deux postes de police du township.

Il était cerné de fils électrifiés, une lourde grille d’acier en bloquant l’accès, avec des cages à l’arrière des véhicules de police stationnés dans la cour. Deux cents policiers travaillaient là pour gérer les dérives d’un million d’habitants, accentuant l’impression de Fort Apache en territoire hostile.

« Allons-y. »

J’entrai sur la pointe des pieds, ne sachant trop comment on allait m’accueillir, me présentai comme écrivain, demandai à interviewer un policier et créai une brève panique au comptoir du commissariat d’Harare : le flic à l’accueil assura qu’il n’avait pas le temps, un autre prétexta que lui non plus, un troisième avait mal aux dents, enfin l’officier trancha : la jeune flic enrobée aux gentils yeux de phoque qui finissait son service, oui, vous là-bas, allez donc parler à l’écrivain blanc !

La pauvre agent de police tremblait de tous ses membres en nous faisant entrer dans le bureau voisin, proche des cellules. Je la rassurai vite sur mes intentions — je cherchais de simples renseignements sur la vie des policiers du township dans le cadre d’un roman sud-africain —, si bien qu’elle se détendit un peu, avant de livrer tout ce qu’elle avait sur le cœur.

Les policiers d’Harare faisaient face à une population peu coopérative : ils venaient souvent arrêter leurs fils ou leurs frères, et la peur des représailles cousait les lèvres. Les meurtres étaient fréquents à Khayelitsha, les viols quotidiens, les violences conjugales endémiques. La jeune policière vivait dans la peur : peur qu’on défonce la porte de sa bicoque la nuit pour la cambrioler, peur qu’on la viole, qu’on la tue pour dérober son arme de service, peur du meurtre aveugle commis en pleine rue, peur des vendettas si on arrêtait un tsotsi trop puissant. Elle ne cachait pas que son métier était dur, déprimant : sujets au stress, sans cesse face au danger, choqués par les crimes et les récits des victimes, fatigués, sans suivi psychologique ou incompris de leur conjoint, les policiers se suicidaient par dizaines.

« Mais j’adore mon métier, conclut-elle dans un sourire cent pour cent africain. Aider les gens, c’est toute ma vie ! »

J’avais trouvé le personnage de Janet Helms, la métisse amoureuse de Dan Fletcher qui rejoindrait l’équipe d’Ali après la mort du jeune policier et piraterait les comptes des labos et de leurs complices : même anxiété, même force de vie devant le malheur. Une part d’Afrique noire.


Les informations affluaient, se rattachaient à Zulu par petites touches, complétant le puzzle que j’avais à l’esprit. La première version du livre était presque achevée avant le départ en Afrique du Sud mais j’avais cité beaucoup de lieux de mémoire, il m’en manquait encore et rien ne vaut le terrain.

Je traînai la Bête dans les décors qui nourriraient mon roman, à commencer par le merveilleux jardin botanique de Kirstenbosch où l’on retrouverait le corps de Nicole, la jeune étudiante. Le lieu du crime est un passage obligé dans le polar ; pour donner un intérêt particulier à ce type de scène, je cherche un détail, une vision légèrement décalée, voire poétique, susceptible de surprendre le lecteur. En l’occurrence, je plaçai le corps de Nicole parmi les magnifiques iris de Wilde, fleurs blanches aux pétales ensanglantés — c’est la vision qu’aurait Ali de la scène de crime.

Clifton, le quartier chic du bord de mer, abriterait la maison des parents réactionnaires de Nicole ; le quartier malais qui recouvrait les vestiges de District Six (l’ancien quartier métissé du centre-ville rasé par l’apartheid) serait celui de Judith, sa copine étudiante.

La plage de Boulders Beach où s’ébattent une colonie de manchots, Gordon’s Bay où rôdent les grands requins blancs, le village de pêcheurs de Fish Hoek, le cap de Bonne-Espérance et ses babouins en liberté, la route à flanc de falaises de Chapman’s Peak, les bars de Long Street où je lisais la presse le matin, le complexe marchand du Waterfront érigé sur les quais du port de commerce, je traînai partout et à toute heure pour nourrir les scènes de Zulu sans jamais ressentir peur ni crainte particulière. Si toutes les habitations restaient sécurisées, avec fils barbelés électrifiés et « réponse armée », après le traumatisme de l’apartheid, la population noire et métisse de Cape Town n’aspirait qu’à accéder au niveau de vie de la classe moyenne blanche, sans heurts. La ségrégation n’était plus raciale mais sociale.

Nous passâmes quelques jours parmi les vignobles de la région de Stellenbosch où Ruby, l’ex-femme d’Epkeen, vivait désormais avec son riche dentiste, avant de nous rendre sur la plage de Muizenberg, une étendue de sable blanc longue de plusieurs kilomètres battue par les vents au large de Cape Town. C’est là qu’a lieu un des moments forts du roman.

La cruauté fait partie de la société sud-africaine : on peut y mourir pour une montre, une voiture ou une télé à écran plat, de la manière la plus impitoyable qui soit. Ces faits divers, relayés par la presse, sont évidemment traumatisants. Même si cette violence est subséquente à un demi-siècle d’apartheid où la majorité des gens ont été maintenus dans l’ignorance, sans repères ni morale collective digne de ce nom, elle suinte encore de la nation arc-en-ciel.

Pour décrire cette cruauté, j’imaginai mon trio de flics sur la piste du tueur de Nicole, marchant des kilomètres sur la plage de Muizenberg pour interroger les surfeurs : ils tombent alors sur une bande de tsotsis défoncés au tik qui, dans une scène pénible, coupent les mains de Dan Fletcher avant de l’égorger.

Je n’ai aucun plaisir à écrire ce type de scène. Mon imagination est toujours sur le fil du rasoir et je déteste quand on sent que l’écrivain « jouit » des sévices infligés à ses personnages. La violence du monde est suffisamment présente, voire insupportable, pour en rajouter. Elle m’effraie particulièrement depuis le jour où j’ai cogné sur le violeur de ma première amoureuse avec l’envie de ne plus m’arrêter, de laisser cette raclure sur le carreau pour qu’il ne sévisse plus jamais. Les larmes que j’ai versées cette nuit-là à Rennes sont toujours là, rentrées, appliquées au masque du monde.

Mon imaginaire est violent depuis que j’ai pris conscience des hommes. J’éprouve sans doute une forme de fascination, mais surtout une vive répulsion pour toute cette barbarie. On me parle souvent de cette scène sur la plage de Muizenberg. Si elle « fonctionne », ce n’est pas pour son originalité mais pour son réalisme, la compassion pour Dan Fletcher et sa vie qui pourrait être la nôtre, banale, unique. Les victimes de mes livres ne sont pas des faire-valoir du détective chargé de résoudre l’affaire, mais des êtres à qui on ôte leur seule richesse, la vie. Et si je les choisis jeunes, c’est parce que c’est encore plus écœurant. La violence gratuite contribue à déshumaniser la personne qui en est victime ; même s’il s’agit d’un assassin ou d’un bourreau, il vaut mieux lui trouver une fin bien méchante, par où il a péché de préférence, pour donner un sens à cette violence.

Il y a certes des psychopathes dénués de sentiments et capables de toutes les atrocités, mais ils représentent une catégorie si infime du prisme humain qu’ils le décrivent à la marge. Hannah Arendt ou Primo Levi nous éclairent sur cette « banalité du mal » et les raisons qui poussent des êtres dits civilisés à se vautrer dans la barbarie. C’est ce type de violence qui m’intéresse.

La Bête et moi suivîmes l’itinéraire des trois policiers de Zulu, nous éloignant de la petite station balnéaire. La plage était impressionnante, d’une lumière belle et aveuglante, presque blanche du sable soulevé par les vents. Après deux kilomètres de marche, nous ne tombâmes pas sur des tsotsis ultra-violents mais sur des gamins qui jouaient au foot.

À force de grossir, les townships avaient débordé sur la route de l’aéroport de Cape Town, envahissant les terrains vagues jusqu’aux dunes qui bordaient la longue plage de Muizenberg. Les gamins avaient ainsi un superbe terrain de jeu. Ils étaient toute une bande à courir après un ballon, surpris de voir des Blancs débarquer si loin de la station balnéaire. Tous les gosses du monde adorant se faire peur avec des pirates (je rappelle que la Bête porte un bandeau noir), nous ne fûmes pas longs à nouer le contact. Bizarrement les gamins ne savaient pas qu’on pouvait faire des buts avec deux tee-shirts en guise de poteaux, mais rigolèrent vite en voyant la Bête rater toutes ses volées.

Si la réalité rattrape toujours la fiction, elle flâne aussi à sa guise.


Le voyage touchant à sa fin, le hasard voulut que Chevalier-Élégant, de retour en Afrique du Sud pour un reportage télévisé, nous invite sur le tournage. Il se tenait à Llandudno, à quelques miles de Cape Town, où les nouveaux riches se faisaient construire de superbes maisons d’architecte sur les collines dominant la mer — la villa du jet-setteur français filmé par l’équipe de Chevalier-Élégant devint celle de Kate, une autre étudiante blanche retrouvée morte sur la plage en contrebas.

Passé le shooting, nous suivîmes le jeune millionnaire français en Ferrari dans un restaurant huppé de la ville (un mois plus tôt, un gang armé de kalachnikov avait braqué tous les clients), puis dans une boîte à la mode. Entouré de mannequins, la Bête avait retrouvé son poil soyeux sans perdre ses habitudes addictives, et il se trémoussa sur la piste, oubliant les caméras. Les Noirs de la boîte-hangar d’Observatory nous manquaient un peu au milieu des paillettes et des blondes, mais la dagga nous mit sur orbite pour une dernière nuit sud-africaine.

La Bête connut son jour de gloire deux mois plus tard, lors de la diffusion du fameux reportage télé, où il apparaissait une poignée de secondes, se trémoussant l’œil rubicond au milieu de la jet-set féminine.

Je tenais mon livre, ses personnages, ses décors, et boucler la boucle avec Chevalier-Élégant, l’ami par qui tout avait commencé, était un signe du destin. Je ne me trompais pas : pour la première fois de ma vie d’auteur, les derniers mois d’écriture se déroulèrent comme par magie. La trame était là avant mon retour en Afrique, mais il manquait le supplément d’âme, les détails qui changent tout, la réplique entre Ali et Zina qui décrit son impuissance à l’aimer mieux que toutes les explications psychologiques ou traumatiques, un peu plus de tendresse pour Ruby et Brian, deux doigts d’humour pour atténuer la violence d’un pays âpre, dur au mal, comme mes héros. Le voyage m’avait donné tout ça.

Ce livre marqua aussi la rencontre avec Cheval-Fougueux, mon nouvel éditeur de romans noirs, un jeune homme passionné, disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, bourré d’idées et d’enthousiasme, dix fois plus cultivé que moi, aussi dingo, plus fragile surtout, maladroit parfois. On ne se quitterait plus.

Zulu publié, la sortie se fit d’abord assez timidement. Les auteurs n’ont pas le couperet au-dessus de la tête comme les réalisateurs dont le film doit marcher le jour même de sa sortie sous peine d’être évincé des écrans, mais la durée de vie moyenne d’un livre sur les étals est d’environ trois mois. Puis il gagna un premier prix « prestigieux », puis un deuxième, un producteur acheta les droits audiovisuels du livre, avant que Zulu ne gagne d’autres prix littéraires, faisant grimper les ventes à mesure que les mois passaient. Non seulement je sortais la tête de l’eau, mais je pouvais faire la planche en regardant le ciel. Comme il avait toujours été bleu, j’étais heureux sans trop m’y voir briller.

En attendant, fini le RMI, les emprunts aux copains pour payer le loyer, les demandes de bourse d’écriture, les fins de mois qui commencent le dix, les peluches made in Corée du Nord pour ma fille. J’arrivai au bout du tunnel, là où tous les auteurs rêvent de se retrouver : vivre enfin de sa plume. Plus de vingt ans après ma première publication au bar d’Éléphant-Souriant, il faut avouer que ce vent de liberté faisait rudement plaisir. L’effet du succès tourne les têtes mal boulonnées, mais la mienne est trop rock pour céder à cette pauvre bourrée. Il y a toujours un Everest à grimper, celui du prochain livre, d’autres pays à explorer en recommençant tout à zéro, de nouvelles rencontres auxquelles se préparer.

La seule vraie différence entre l’avant et l’après succès, c’est que maintenant c’est moi qui invite.

« Donner rend plus fort », disaient les Sioux. Une façon d’être qui va bien à ma petite tribu, depuis toujours.

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