1 Extraire le dard d’une guêpe en vol

Automne 1988. Je brûlais, non plus de m’exterminer à la mode No Future pour cracher ma rage à la face des années 1980, mais de rejoindre Éléphant-Souriant à l’autre bout du monde, et écrire jusqu’où le vent me porterait.

« Marcheur, il n’y a pas de chemin. Le chemin se crée en marchant », disait Machado.

La piste indienne que j’avais choisie, celle du roman, demande un temps long, des dizaines d’heures de travail « debout » (en flânant dans la rue, en prenant le métro, le train, la voiture…) avant de s’asseoir pour écrire la première page ; depuis l’escapade motorisée en Espagne, je commençais à réunir des idées concrètes, des scènes, des bribes de personnages qui constitueraient mon premier livre. Plusieurs obstacles s’opposaient encore à mon nouveau projet : la logistique, le financement du voyage, le service militaire.

Logistique : mes parents avaient loué un studio à Rennes pour que je poursuive mes études après le bac, brillamment obtenu par correspondance — avec une moyenne de 10,01, je frôlais la perfection —, mais je n’avais pas fait de vieux os à la fac de psycho-socio, ce qui, aujourd’hui encore, me permet d’évoquer fièrement mon niveau d’études : bac + 2 (heures).

Mettre fin à ma première tentative de cohabitation avec moi-même ne fut pas un crève-cœur. Mon appartement semblait lui aussi s’être suicidé, avec sa porte sortie de ses gonds et posée dans l’entrée, sa table basse fracassée, sa moquette couleur vin rouge et les courants d’air qui flottaient sur cet univers de désolation. Un champ de bataille. Quant à mon ordinateur portable, le seul objet à avoir survécu au carnage, il pesait si lourd que je le consignai à Montfort-sur-Meu : un sac de voyage et de simples carnets suffiraient à mon bonheur.

Financement : ma chère maman célébrant ma fraîche vocation d’écrivain en m’offrant le billet d’avion autour du monde, je fis le machiniste à l’opéra de Rennes pour gagner un peu d’argent de poche. Après trois mois de ce régime, j’économisai en tout deux mille francs — trois cents euros —, soit, pour un séjour au long cours, une rente d’un à deux dollars par jour. Qu’importe, j’étais capable de travailler, comme tout le monde.

Armée : le mur de Berlin n’était pas encore tombé, et les garçons devaient passer leurs « trois jours » avant d’intégrer le contingent. La lame de rasoir ne figurant visiblement pas parmi les armes conventionnelles, j’en ressortis dûment exempté, condition sine qua non pour mon escapade.

J’étais enfin prêt à rejoindre Éléphant-Souriant parti trois mois plus tôt.

Mon père m’accompagna à l’aéroport d’Orly, un jour d’hiver comme les autres, jusqu’au comptoir d’enregistrement de la Pan American, pas mécontent de me voir avec un projet, fût-il celui de déguerpir.

Le billet open prévoyait huit « stops » : Los Angeles, Papeete, Auckland, Nouméa, Sydney, Djakarta, Singapour, Colombo. Libre au voyageur de rester sur place le temps qui lui plaisait. Un baptême du feu que j’abordai sans appréhension particulière. Je ne fus pas long à me mettre dans le bain.


Mon vol vers la Californie transitant par Washington, j’eus pour premier contact avec l’Amérique un douanier patibulaire, qui m’aboya dessus du haut de son mètre quatre-vingt-dix comme sur un chien plus petit.

« What the fuck are you doing here ?

— I am in transit.

— Why ?

— Heu… I go to Los Angeles.

— I asked you : what are you doing here, bastard ?

— Nothing : I am in transit.

— You lie, bloody son of a bitch ! Are you a communist ? Drug addict ? Terrorist ? »

J’avais de bonnes notes en anglais à l’école mais l’Américain n’y comprenait rien. Il me fallut un bon quart d’heure pour me débarrasser du cow-boy urbain, lequel consentit à me laisser filer après avoir précautionneusement vérifié mon billet d’avion, la main sur le flingue au cas où je lui réciterais les œuvres complètes de Lénine.

Je me dirigeai vers le comptoir de la PanAm qui assurait le vol pour Los Angeles, la sueur au front dans le hall de l’aéroport, quand, au hasard d’un tapis roulant déserté, mon œil fut attiré par un bagage qui tournait seul, visiblement depuis un bon moment : bon Dieu, mon sac !… Qu’est-ce qu’il fichait là ? Je comptais le retrouver à Los Angeles, or il était là, abandonné sur le carrousel de l’aéroport de Washington DC, les étiquettes arrachées comme les oreilles d’un vieux nounours, pour ainsi dire déprimé. Je récupérai le malheureux — encore une chance que je passais par là — et ne le lâchai plus jusqu’au comptoir bleu et blanc de la PanAm. Là, une femme fort souriante m’annonça que la compagnie n’assurait plus les vols pour Los Angeles, ni pour nulle part d’ailleurs. Décidément. J’avais failli me faire refouler des États-Unis pour une raison qui m’échappait, perdre mon unique bagage sur un tapis volant, et voilà que la PanAm avait fait banqueroute entre Paris et Washington.

« No problem, guy, s’esclaffa la fille au sourire américain, va voir au comptoir d’American Airlines, ils vont te faire un autre billet !

Are you choure ?

Yes we can ! »

De fait, miracle yankee, on me concocta un billet pour Los Angeles sur-le-champ. Il fallait juste crapahuter à pied jusqu’au Terminal 3, traverser des pistes avec des 747 aux fesses pour enregistrer mon foutu bagage avant la clôture et se jeter corps et âme dans un nouvel aéroplane.

Avec mon dollar par jour, je n’avais pas prévu de stop prolongé en Californie : cinq heures, c’était le temps que je m’étais donné pour découvrir l’Amérique. À L.A., une surprise m’attendait, ou plutôt ne m’attendait pas : mon bagage. Il avait de nouveau disparu, parti on ne sait où, comme si lui aussi voulait vivre sa vie… L’American Airlines me conseilla de voir ça à Papeete, ma prochaine destination. Je sortis de l’aéroport, histoire de prendre l’air, et ma première vision fut celle d’un chauffeur noir attendant son maître devant une limousine blanche à six portes avec vitres teintées. La case de l’Oncle Tom était décidément trop grande pour moi.

Je m’allongeai sous les sièges d’un Boeing aux trois quarts vide et dormis tout mon soûl avant mon arrivée à Tahiti, au beau milieu du Pacifique. Il était cinq heures du matin et le jour se levait sur l’île de Bougainville. Les flibustiers qui avaient débarqué là pour la première fois l’avaient qualifiée de paradis sur terre, on les comprend : les survivants, rongés par le scorbut, laids et puants, pour la plupart repris de justice traités à bord comme des esclaves, après avoir essuyé des tempêtes et les coups des officiers, découvraient des plages de sable blanc où les fruits tombaient des arbres et des femmes superbes à demi nues faisant l’amour sous les cocotiers comme une aimable distraction.

Les temps avaient changé : on n’y pratiquait plus l’amour libre mais des essais nucléaires au milieu des coraux. Quand on envahit, on envahit.

Mon unique bagage n’était évidemment pas au rendez-vous, et un orage dantesque me cueillit à la sortie de l’aéroport de Papeete. Les nuages roulaient les uns sur les autres, monstres anthracite aux idées noires qui, tonnant à faire trembler palmiers et cocotiers, déversèrent soudain une pluie diluvienne. Me voyant seul avec mon sac rempli d’appareils photo, une Tahitienne souriante couvrit mon Perfecto d’un collier de fleurs tandis que s’écrasaient sur le bitume des gouttes grosses comme des 103 SP.

Le jour se levait, sombre, et l’air collait à la peau. J’envoyai valdinguer les fleurs, ôtai mon cuir et, l’orage tropical passant, me dirigeai vers l’arrêt de bus, rudement désert. Ça sentait fort la pluie, la mer, les feuilles, c’était étrange de se retrouver seul à l’aube moite, attendant un bus pour Papeete. Il arriva bientôt, du reggae plein les enceintes, conduit par un métis à dreadlocks défoncé à la ganja locale qu’il fumait, hilare, au volant de son engin.

« Hey man, comment ça va ? »

On était deux dans le bus, lui et moi. Je tirai une taffe de son pétard, pour faire plaisir. Les palmiers s’époussetaient dans la brise et tous les décalages horaires me tombèrent dessus en même temps. Je pris un café dans un bistrot de la capitale, vis le prix du paquet de cigarettes, une fortune ; après avoir ôté mes santiags pour tremper mes pieds dans le lagon, je décidai de quitter le paradis sur terre au plus vite. Coup de chance, il y avait un vol le soir même pour Auckland.

J’arrivai ainsi à minuit en Nouvelle-Zélande, les mains dans les poches. Personne ne m’attendait à l’aéroport. À la décharge d’Éléphant-Souriant, j’avais envoyé une lettre un mois plus tôt chez sa tante, chez qui il résidait, pour le prévenir de mon arrivée « début janvier », sans plus de précisions sur la date exacte. Je changeai de l’argent pour appeler depuis une cabine téléphonique et, miracle, tombai sur mon ami, sur le point de se coucher. Au début, il crut à une blague.

Comme la moitié de son nom l’indique, Éléphant-Souriant a depuis tout petit un grand nez ; pour le reste, il a l’indolence des grands animaux, une intelligence et une gentillesse naturelles qui le dispensent de tout rapport de force. Il arriva une demi-heure plus tard sur une SR Yamaha, bronzé, son sempiternel sourire un peu gêné aux lèvres. Guère encombrés par mes bagages, on a foncé dans la nuit jusqu’à son domicile de West Coast Road, en plein bush néo-zélandais.


Je sens encore l’odeur de notre chambre en préfabriqué au milieu des ponga géants, de la home brew, la bière maison qu’on y faisait fermenter, l’odeur de la pluie quand elle tombait sur notre cabane, Éléphant-Souriant lisant sur son lit lors des moments de calme, moi gribouillant mes histoires sur mes carnets, et ce sentiment unique d’être perdus au bout du monde. Un appel à l’étranger depuis le téléphone (fixe) coûtait si cher qu’il interdisait toutes communications avec la France, il n’y avait pas d’ordinateurs, d’Internet, de réseaux sociaux, de smartphones, d’infos en direct ni aucune connexion au reste de la planète ; nos lettres partaient de temps en temps par bateau vers la lointaine Europe, et il fallait environ un mois pour recevoir une réponse. Chacune d’entre elles valait de l’or.

La Nouvelle-Zélande était belle comme je me l’imaginais, pays du « long nuage blanc » avec ses plages immenses et vides, son Pacifique capricieux, ses oiseaux marins aux envolées spectaculaires entre les falaises et les flots.

Éléphant-Souriant séjournait là depuis trois mois. Sa tante française m’accueillit à bras ouverts. Elle avait trois enfants marrants et un mari pompier qui, ayant été exposé à des gaz toxiques, n’était plus en état de travailler. Géant hirsute, il errait parfois dans la maison, guerrier du feu silencieux, ou alors en connexion basse avec sa pauvre tête. Ils habitaient à vingt minutes à moto d’Auckland, une maison sur pilotis au cœur du bush, et nous occupions une cabane indépendante parmi la végétation.

Éléphant-Souriant m’amena chez des amis locaux, des bushmen blancs, des Pakehas, dans une maison en bois raisonnée qui sentait la cire et la chaussette, bio avant l’heure. J’y goûtai du maïs à la broche, des céréales… Les Pakehas de West Coast Road avaient les cheveux longs, des vêtements amples aux couleurs pastel, même Éléphant-Souriant, après trois mois de ce régime, avait des bouclettes qui pointaient dans le cou.

Une semaine était passée, je n’avais toujours aucune nouvelle de mon bagage fugueur et commençai à m’impatienter : son pays de baba-cool était sympathique, avec ses rôtis de courges et ses plages fouettées par le vent des grandes solitudes, mais je n’avais pas traversé le monde avec mes projets de roman pour passer des soirées en chaussettes chez des vieux accros au tofu. Il me fallait de la vie, des gens pour nourrir mes histoires, des décors urbains, de la jeunesse pour étincelle à mon baril de vie.

Au départ, ce fut un désastre : nous arpentions les rues d’Auckland en long en large et en travers et ne trouvions que des femmes d’un autre âge habillées comme des reines d’Angleterre prenant le frais sur des bancs, des types en short, d’autres en cravate qui sortaient des banques, mais rien qui puisse ressembler à des jeunes, même de dos.

Après un mois d’exploration tous azimuts de la seule grande ville de Nouvelle-Zélande et de ses environs, le fiasco était total. On s’était fait jeter des bars maoris par les videurs, « des petits Pakehas comme vous, les gars du coin s’en servent pour décapsuler leur bière », les autres bistrots nous rebutaient avec leurs télés allumées et l’ambiance blafarde qui allait avec, nous n’avions pas d’argent pour traîner au restaurant — ça tombait bien, il n’y en avait pas, sauf des fast-foods — et aucune idée pour sortir de ce guêpier.

Notre billet open donnant accès à l’Australie, on commençait à se dire qu’on serait aussi bien à Sydney, jusqu’au jour où nous entrâmes au Cornerbar de Shortland Street.

Kieren, le barman, suivait des études de droit, parlait le grec, le chinois et un peu français. Deux heures après notre arrivée, ayant liquidé la bouteille de Pernod couverte de poussière qui traînait sur l’étagère, nous étions si soûls que Kieren déclara, solennel, qu’à partir de maintenant, et ceci jusqu’à la fin de notre séjour, tous nos verres seraient « under the table ».

Ça voulait dire gratis. Avec mon dollar par jour et vu le débit moyen du Breton, l’économie valait fortune.

Nous revînmes le soir même, après une sieste réparatrice dans le bush, et un pan entier de ma vie bascula comme un bloc de glace se détache d’un iceberg. Je ne savais pas encore que le Cornerbar de l’Hotel DeBrett serait le lieu où mes futurs héros néo-zélandais achèveraient leurs nuits sous les coups du désespoir.

C’est à peine si on pouvait entrer tellement il y avait de monde, des dizaines de jeunes dans un brouhaha joyeux et vitaminé qui marquait la rentrée des classes. J’avais juste eu le temps de poser mon casque que mon cœur, soudain, s’arrêta de battre. Entre les têtes des buveurs, je venais de croiser le regard d’une femme : vert, serti d’éclairs dorés qui me foudroyèrent littéralement. Je tombai fou, à l’instant même, fou amoureux de cette apparition.

Elle aussi m’avait vu, tremblant immobile du côté de la vitrine, recomptant les petits bouts de moi perdus au fond d’elle qui, contre toute attente, traversa la foule pour me rejoindre.

« Excuse, je vais poser mon sac dans le coin », me dit-elle avec un léger sourire.

Son visage, sa voix, son allure, je ne sais quoi de destroy dans l’expression de ses yeux, elle était mon double féminin, un motif à tous les coups de rasoir que je m’infligeais pour expier la rage qui brûlait mes veines, l’héroïne pure d’une histoire que je n’avais pas encore écrite. Je ne sus que bredouiller, inconscient des mots qui s’échappaient de ma bouche comme des démons d’amour.

« Tu es la plus belle fille que j’aie jamais vue de ma vie », lui répondis-je benoîtement.

L’apparition ne se démonta pas.

« Tu viens d’où ?

— France.

— Waouh ! J’adore ! J’aimerais tellement y aller un jour ! »

Et moi donc. Je déraillais à bloc. Elle s’appelait Francesca King et je serais son roi, son amant terrible, la couleur du vernis à ongles qu’il lui plairait de mettre au sortir de notre lit défait, l’ombre de son chien, n’importe quoi pour qu’elle ne me quitte pas.

Cette rencontre était inscrite dans notre sang, aussi sûr que le mien ne coulait plus que pour elle. On s’est parlé sans discontinuer, avides, les circuits électriques high voltage, enquillant les bières gratuites et se dévorant par petites touches qui toutes faisaient mouche. Francesca m’avoua vite être avec le mec là-bas, Roscoe, beau certes mais d’un ennui lunaire. Écrivain, en revanche, c’était la classe, pas publié c’était pas grave, j’avais le temps pour moi, m’assurait-elle de son regard trouble. Je rêvais par blocs émeraude, compacts, le temps dissolu comme sous l’effet de l’écriture, dans les yeux de cet ange noir.

Enfin, la fermeture du bar se profilant, Francesca m’informa qu’il y avait une party à Ponsonby. Si je voulais venir ?

Pauvre folle…

L’amour monstre dans la gorge, je retrouvai Éléphant-Souriant qui discutait au comptoir avec trois types, Poil-de-carotte, un roux costaud en costume-cravate, ainsi qu’un grand échalas à l’humour so british et un autre rouquin aux épaules de déménageur, qui s’avéra être un bon copain de Francesca.

Le destin était avec moi. Il n’était déjà plus question de quitter un jour la Nouvelle-Zélande. Jamais, tu m’entends ! criai-je à mon double désemparé.

Un taxi nous amena jusqu’à Ponsonby où, de fait, rugissait une party du tonnerre dans une grande maison au cœur du quartier hype d’Auckland, avec des infra-basses et une centaine de jeunes délurés, des poubelles de glace remplies de bières et autant de pétards qui tournaient, machines volantes au-dessus de nos têtes. Francesca était déjà là, sans Roscoe — elle avait raison, quel imbécile, ce type —, rayonnante malgré l’ivresse et l’herbe locale. On a parlé de littérature, d’amour, de voyages, j’aimais tout, son esprit, son allure racée, son sourire un peu triste, fatal. Elle était la Lauren Bacall des livres de Chandler, la Rita Hayworth abandonnée de Gilda, une fée malade, le coquelicot qui meurt sitôt qu’on le cueille.

« Avec les Européens, c’est différent », lança-t-elle avant de vider les lieux.

Je n’avais jamais été autant Européen de ma vie. J’envahissais tous les pays, les emportais dans mes carnets où tous les mots d’amour attendaient Francesca. Elle était partout, moi nulle part, perdu au monde avec un seul désir, la revoir.


Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Éléphant-Souriant en soupait matin, midi et soir. Car, contrairement à ce qu’elle m’avait dit, nulle trace de son joli museau dans le Cornerbar où nous épuisions pourtant nos nuits.

Attendant six heures et notre rendez-vous quotidien avec nos amis kiwis, je noircissais mes carnets sur les plages de la côte Ouest. Celle de Karekare était notre préférée, la plus dangereuse. Le sable était noir, l’endroit isolé, c’est ce qui fait son charme (Jane Campion y tourna plusieurs scènes de La Leçon de piano), cerné de végétation et de collines encaissées, inquiétantes. D’énormes vagues s’y fracassaient avec une joie mauvaise, les courants étaient si forts qu’ils pouvaient vous expédier aux Fidji. Une pancarte battue par les vents informait qu’on pouvait y surfer « à ses risques et périls ». L’écume des brutes qui éclataient au loin suffisant à me renvoyer sur le rivage, j’abandonnai vite toute idée de surfer ces malades, mais pas Éléphant-Souriant, qui faillit bien s’y noyer. J’aurais eu l’air fin, seul au bout du monde, avec mon ami mort sur les bras.

Cette plage de Karekare offrait un décor qui m’inspirait des histoires tragiques. Dans l’une d’elles, un type tombe amoureux d’une femme aussi sublime que silencieuse : ils se retrouvent dans une chambre bercée par la brise d’été, et le bonheur est là, palpable. Ils commencent à faire l’amour, jusqu’à ce qu’un sifflement suspect voie la belle soudain s’amollir, s’échapper des mains de son amant et partir en tourbillon par la fenêtre, un amour de poupée gonflable disparaissant à jamais dans le bleu du ciel…

À la quatrième nouvelle écrite — un amour impossible entre un pauvre type de mon genre et une superbe femme aux cheveux auburn (…) —, Éléphant-Souriant, mon lecteur aux antipodes, me fit remarquer qu’il « avait l’impression d’en avoir déjà lu une similaire ».

L’absence de Francesca commençait à peser.

Quinze jours passèrent encore, puis soudain mon amour réapparut, là, au comptoir du Cornerbar où l’attendait mon désespoir le plus féroce. J’oubliai jusqu’à respirer en l’abordant, mais Francesca m’entraîna à l’écart pour m’expliquer la situation. Roscoe était jaloux et lui interdisait de parler aux garçons, en particulier moi, qui traînais dans leur bar fétiche. Je lui répondis qu’on s’en foutait de Roscoe, mais le lâche avait chargé ses copains maoris de la surveiller. Je n’eus pas le temps de lui conseiller d’envoyer paître son idiot du village qu’une poigne d’acier comprima ma gorge : d’une solide manchette, un Maori de cent dix kilos me tira en arrière sous les yeux atterrés de Francesca. Manquant d’oxygène, mes bras s’accrochèrent au vide tandis que le colosse me soulevait de terre. J’eus une dernière vision de Francesca, le regard à la fois désolé et furieux, avant de me faire jeter dehors.

Je ne parle pas le maori mais nul besoin de traduction : j’approchais d’elle encore une fois, le guerrier me mâchait menu et me renvoyait en France sous forme de Canigou.

Roscoe, son of a bitch.

Roméo et Juliette, Othello, je traversais Shakespeare par l’express du soir.

*

Je ne fais pas partie des auteurs qui rechignent à travailler leur texte avec un éditeur. Au contraire, j’ai besoin de leur regard, de leurs remarques ou critiques — ils/elles ont raison neuf fois sur dix — pour améliorer l’œuvre en cours. C’est un travail d’équipe, et si parfois on s’accroche, c’est en bonne intelligence, pour « la bonne cause ». Ne surtout pas croire qu’un éditeur va vous voler votre texte pour je ne sais quelle raison : tous les éditeurs cherchent la perle rare.

Sauf qu’à vingt et un ans, je n’avais personne pour m’aiguiller dans mon travail, hormis le malheureux Éléphant-Souriant, lecteur certes, mais plus adroit de ses mains. Et puis, avant même de songer à se faire épauler par un éditeur, écrire un roman exige un minimum de recul ; vivant le présent trop intensément pour m’atteler à une tâche aussi ardue, je continuai à noircir mes carnets de nouvelles qui-finissaient-mal, noyant mon chagrin avec nos amis kiwis, les meilleurs du monde.

Après trois mois en Nouvelle-Zélande, nous faisions partie du décor : les parents de Poil-de-carotte nous accueillaient comme si nous étions de la famille, nous partions visiter les îles avec le voilier du grand-père, organisions des « repas français » dans le jardin, avions joué au « touch rugby » pendant la trêve estivale, échangions nos cultures, nos joies. Les noctambules du centre d’Auckland nous connaissaient comme de véritables French kiwis, voire lovers. « Il faut bien que le corps exulte », disait Brel dans La Chanson des vieux amants. Après quelques aventures nocturnes dans le parc voisin, j’avais repéré une fille au Cornerbar, sans jamais oser l’aborder. Elle était grande, charpentée, avec un visage de garçonne un peu dur et un corps vraiment impressionnant. Je la rêvais de loin lorsque, quittant le comptoir un soir à l’heure de minuit, Bombe-Anatomique passa dans mon dos et glissa quelque chose dans la poche arrière de mon jean. Un petit mot écrit à la main : « Rejoins-moi à La Roma. »

C’était trop beau pour être vrai, du rêve en poudre, le seul capable de me faire oublier mon amour volé. Seulement Poil-de-carotte me ramena vite sur terre.

« Il faut faire attention avec ce genre de filles, me confia-t-il. C’est une droguée : elle prend des pilules, avec sa copine. Des filles louches. Tu ne devrais pas y aller…

— Ah oui ? Et… c’est quoi, comme drogue ?

— Un truc chimique dont on ne connaît pas les effets secondaires. Ça vient d’Australie, c’est nouveau, ça s’appelle de l’ecstasy. »

Je n’avais jamais entendu parler de l’ecstasy, la drogue de l’amour… J’avais Bombe-Anatomique dans la poche, qui m’attendait à La Roma, le club voisin, et, suivant le conseil frileux de mon ami Poil-de-carotte, je n’y suis pas allé[1].

Mais je compenserai ce manque coupable, bien des années plus tard…


En attendant, le temps jouait contre nous. Parti trois mois avant moi, le visa d’Éléphant-Souriant allait bientôt expirer. Nous avions cherché cent fois du travail pour obtenir un permis de séjour prolongé en Nouvelle-Zélande, sans résultat. Poil-de-carotte et les amis kiwis aussi en avaient gros sur le cœur à l’idée de se quitter…

La veille de la date fatidique, je traînais ma peine au Sirene, le night-club où les videurs maoris nous tapaient dans les mains, lorsque je la vis au détour d’un couloir.

Francesca.

Elle marchait devant moi, seule. Je l’attrapai par le bras comme une bouée de sauvetage et la tirai vers un des box à l’écart, loin de la piste de danse et surtout des regards inquisiteurs. Je ne savais pas où était ce maudit Roscoe, ni les Maoris qui gardaient ma reine en otage, j’avais Francesca en Cinémascope de l’autre côté de la table. Je lui dis que toutes mes histoires parlaient d’elle, ma muse enchanteresse, que je l’aimais à m’en démancher le cerveau, qu’Éléphant-Souriant et moi-même devions partir le lendemain mais qu’un mot d’elle suffirait à me faire rester au pays du long nuage blanc ; j’étais d’accord pour tout, tout ce qu’elle voudrait.

« Tu es fou.

— Completely », je répondis, bilingue.

Francesca me donna son adresse, curieuse de lire ces fameuses nouvelles dont elle était l’héroïne. Je vivais un temps éthéré, hors du monde, toutes les fictions ne viendraient jamais à bout de ce que je vivais avec elle, ma folie douce, j’étais capable d’extraire le dard d’une guêpe en vol, d’annuler la distance entre le coup et l’impact, pour elle, j’étais capable de toutes les dingueries… puis ils sont arrivés, les Maoris voleurs d’amour.

Ils me virent, petit renard dans le box, empoignèrent Francesca en lui ordonnant de rentrer right away, sans un mot pour moi. Un regard suffit : j’ouvrais la bouche, je devenais confetti. Je me levai malgré tout, désemparé, tandis que les colosses la tiraient vers la sortie, et croisai une dernière fois son regard aimé. Francesca échappa une seconde à ses gardes, le temps de déposer un baiser sur ma bouche, avant de brusquement disparaître, happée par les mâchoires de la jalousie. La bêtise.

Francesca.

Autant dire qu’il n’était plus question de partir. Je ne savais pas comment interpréter ce dernier baiser, adieu ou amour, l’important était de rester en Nouvelle-Zélande. J’eus une idée géniale : devenir clandestin. Sourd à mes suppliques, Éléphant-Souriant se montra malheureusement inflexible : lui aussi était triste mais il fallait partir pour Nouméa, notre prochaine destination.

La mort dans l’âme, les Kiwis nous accompagnèrent à l’aéroport d’Auckland, non sans avoir fomenté un dernier plan kamikaze… Le vol pour Nouméa était prévu à vingt heures, et une fois nos bagages enregistrés, nous retrouvâmes nos amis au bar, où une bouteille de whisky nous attendait. Éléphant-Souriant ne tenant guère la chopine, il vacilla bientôt, hilare, dans les bras de sa belle, avant de rouler sous la table. Nous exultions : il était maintenant vingt heures dix, l’avion pour Nouméa était parti avec nos bagages — on avait fini par retrouver mon fameux sac à Chicago, allez savoir pourquoi, il pouvait bien aller faire un tour en Nouvelle-Calédonie sans moi, il avait l’habitude —, notre plan avait marché à merveille. Nous étions clandestins, les mains dans les poches, et j’allais pouvoir revoir mon héroïne.

C’est alors que déboulèrent deux hôtesses de l’air.

« C’est vous les deux Français qu’on attend depuis vingt minutes sur la piste ? »

Les adieux expédiés, nous essuyâmes la bronca des passagers retardés par nos soins. Le Boeing n’eut pas l’occasion de passer la première que nous dormions déjà, avachis sur nos sièges, puant l’alcool et les amours perdues.

Celles qui ne se retrouvent plus.

Le destin me jetait dehors comme un malpropre mais je n’en avais pas fini avec la Nouvelle-Zélande. Je jurai de revenir, un jour, de revenir comme écrivain officiel, retrouver Francesca et rebâtir l’impossible avec elle sur les ruines de notre maison brûlée.

Elle brûle toujours.

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