6 Hautes tensions

À trente-six ans, je sentais que mon écriture et mon acuité au monde s’affinaient. Ma vie à Paris aussi commençait à prendre forme : l’élaboration de Utu me confinait au RMI, précarité compensée par les rencontres que je faisais dans la capitale ou lors des festivals de littérature. Amicales ou amoureuses, elles ont toujours fourni l’essence de mon moteur à explosion. Auteurs, éditeurs, artistes ou simples humains de haut vol, je rencontrai de nouvelles personnes sans perdre mes amis d’enfance, base de mon porte-avions. Parmi les musiciens dont je fis la connaissance, ceux de Noir Désir occupaient une place à part. Ce n’était pas la première fois que je côtoyais des gens dont j’admirais le travail, mais nous n’avions jamais été si proches. Moi qui, à force de les écouter en boucle, avais réussi à en dégoûter mon entourage, je me retrouvais à graver dans les rires le socle d’une amitié multiple. Comme Kessel, j’ai toujours préféré les hommes aux idées ; ça tombait bien, nous avions les mêmes…

J’achevais Utu lorsque survint l’été 2003.

Me retrouvant en vacances au cœur du cyclone, je lus l’intégrale de René Char lors de ce caniculaire et déprimant été, une lecture vécue comme un choc. Transformation, transfert, phénomène compensatoire, c’était comme si la puissance de sa poésie traversait la chute du totem Cantat pour s’encastrer dans mon corps littéraire. Rapport chamanique, petit arrangement avec la tristesse des hommes, appropriation de forces obscures pour rattraper la lumière enfuie, je ressortis de cet été maudit grandi, différent.

Je savais depuis Brel qu’un vocabulaire d’académicien n’est pas le gage d’un écrit valable : deux mots surprenants lorsqu’ils sont mis ensemble peuvent en revanche créer une étincelle. La poésie de Char nourrit l’absence que laissait Bertrand Cantat, dont la voix depuis longtemps déchirait mes mots[3].

J’achevai Utu dans les mois qui suivirent cette saison en enfer, le clavier en sang, plus remonté que jamais. Le roman avait été long à se dessiner, le chemin semé d’embûches mais la tristesse du réel m’avait poussé dans mes retranchements. Le résultat était selon moi à la hauteur de Haka, la dimension sociopolitique en plus et un personnage inquiétant, Paul Osborne, qui incarnait à lui seul ma part la plus sombre…

Je remportai avec Utu mes premiers prix littéraires, ce qui ne changea pas grand-chose à ma situation financière mais, au moins, à la différence de Haka, les mésaventures de mes héros néo-zélandais étaient lues. Quinze mille exemplaires vendus : en quatre ans d’écriture haute tension, cela équivalait pour un fumeur comme moi à un cancer gratuit.

J’écrivais encore Utu lorsque le leader des Clash décéda subitement. Joe Strummer, mon ami, mon frère. Le choc fut rude à encaisser. Comme beaucoup d’adolescents de ma génération, mon enfance avait volé en éclats en entendant les premiers accords de London Calling, un après-midi dans une cave où nous faisions nos « boums »… Pour lui rendre hommage, j’entamai La Jambe gauche de Joe Strummer, un court roman écrit sur le rythme (punk) du premier disque des Clash, avec le borgne Mc Cash comme héros.

J’imaginai Mc Cash à la dérive, pourrissant sur pied mais refusant de soigner le moignon de son œil crevé, au risque d’infecter l’autre, encore valide.

Il a cinquante ans, l’âge de Joe Strummer quand ce dernier meurt. Écœuré par la disparition du chanteur des Clash, symbole d’une vie qui fout le camp, Mc Cash, devenu flic à Brest, donne sa démission sans fournir d’explications. Au bord du suicide, envoyant valdinguer ce qui lui reste de liens au monde, il apprend via une lettre testamentaire qu’une de ses ex d’un soir, Carole, vient de succomber à un cancer en laissant une orpheline, une gamine de douze ans dont il est le père. Alice a été accueillie par une famille de Montfort-sur-Meu — la ville de campagne où les notaires tennismen vous refourguent leurs balles pourries — et ne sait rien de lui, mais Carole le supplie de s’occuper de leur fille.

Mc Cash est d’abord furieux — il ne peut plus mourir —, puis consent à se rendre dans le bled en question. Il épie la petite à la sortie de l’école, se fait arrêter par la maréchaussée locale qui lui pose des questions auxquelles il ne peut ou ne veut répondre. On commence à le regarder d’un sale œil dans le village, où Mc Cash s’installe un moment, touché par la détresse de cette fille dont il ne veut pas. Le chien le plus pelé du monde lui collant aux basques, revenant même après les cailloux qu’il lui envoie à la gueule, Mc Cash traîne sa peine en promenade dominicale sous la pluie bretonne, quand il trouve une petite fille de trois ans noyée dans le Meu, la rivière du coin. Les gendarmes suspectent un peu plus Mc Cash, malgré son statut d’ex-flic à la Criminelle, ce qui n’arrange pas son humeur.

Alice débarque alors chez lui, un matin, pour lui faire part de ce qu’elle a vu — elle a croisé la petite fille noyée dans le Meu, dans des circonstances étranges —, croyant parler à un policier sans savoir qu’il s’agit de son père.

Outre le plaisir d’évoquer Joe Strummer et d’écrire sur mon village d’enfance — qui aime bien charrie bien —, le couple Mc Cash-Alice fonctionnait et j’avais de la rage paternelle à revendre, même à un borgne irascible refusant toute idée de procréation.

La Jambe gauche de Joe Strummer me plaisait pour son écriture dynamique mais le roman, trop court pour être édité en grand format, disparut dans l’anonymat des sorties poches. Touchant vingt centimes d’euro par exemplaire vendu, je n’étais pas près de soigner mon cancer artificiel.

J’étais heureusement en pleine forme et fus vite happé par mon prochain grand projet : l’Afrique du Sud.

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