13 Au cœur du volcan

Au fond rien n’a changé. Pour moi, un écrivain, c’est quelqu’un qui écrit. Édité ou non, le seul critère est la ferveur qu’on y met. J’ai été assez longtemps écrivain au chômage pour mesurer la solitude de l’auteur livré à lui-même devant son écran. Elle reste la même, qu’un éditeur attende votre texte ou non. La seule chose qui compte est de parvenir à retranscrire correctement ce qui nous brûle la cervelle. Le syndrome de la page blanche est pour moi une vaste blague ; malgré le temps et l’énergie que j’y mets, je n’ai jamais assez d’heures pour écrire, tous les jours je maugrée parce qu’il faut que j’arrête. Grésillant comme un poteau électrique défoncé le long de la piste, je n’ai jamais mis de limites à mes rêves mais mesure la chance que j’ai de pouvoir voyager pour écrire.

Ainsi, après trois semaines terriblement argentines où les voiles de mon livre se gonflaient, nous passâmes l’ultime col de la cordillère et basculâmes côté Chili.

La chute fut rude.

Déjà en dévalant l’impressionnante descente en lacets, le paysage changea radicalement : fini les roches colorées, les monts hallucinés et les crêtes apaches, ce côté-ci des Andes semblait austère, presque abandonné. Étrange sensation partagée, qui se vérifia dans la première ville où nous posâmes nos sacs. Cent mille habitants vivaient à Los Andes, une ancienne ville coloniale dont il restait peu de vestiges. Nous demandâmes l’adresse d’une librairie et la réponse a fusé.

« Oh ! Pour les livres, il faut aller à Santiago ! »

Il n’y avait aucune librairie à trois cents kilomètres à la ronde. Bienvenue au Chili.

La côte Pacifique était belle, heureusement, les pélicans volant en escadrilles aux lueurs rasantes du crépuscule. Nous avons traîné le long des rivages avant de rejoindre Santiago où nous avions rendez-vous avec Longue-Figure.

J’avais rencontré le photographe mapuche à la fondation France Libertés de Danielle Mitterrand un an plus tôt, lors d’une réunion de sensibilisation à la condition de ce peuple autochtone ; fantômes en Argentine, considérés comme terroristes au Chili, les Mapuches et leur résistance pour l’affirmation de leur identité et de leurs territoires étaient une épine dans la cuirasse du pouvoir des Blancs.

Lunaire, un air de Droopy sur son long visage cerné de mèches tombantes, doux et toujours attentionné, Longue-Figure serait notre guide et nouvel équipier en territoires mapuches, qu’il connaissait de longue date. Jana, exilée à Buenos Aires, portait le poids de leur histoire, et je savais les Mapuches assez mal disposés envers les winka, les étrangers.

Longue-Figure nous présenta une amie pharmacienne de Santiago qui confectionnait elle-même ses acides et traînait avec de drôles de loustics : notamment un poète ivrogne déclamant ses vers à qui aimait les postillons et son acolyte, un gros type à face porcine qui riait de ses propres blagues graveleuses en descendant des canettes. Pas du tout mon style.

Nous nous retrouvâmes un dimanche midi pour un pique-nique sur les hauteurs de Santiago, où des jardins arborés permettaient d’échapper un peu à la pollution. Le porc et le poète étaient déjà fin soûls, pleins de bière et de sueur de la veille, arrosant des moules géantes sur un barbecue idoine.

Le poète hurlait ses vers entre deux rasades, le gros type adipeux beuglait des histoires de conchas (les fameuses moules, insulte courante à connotations évidemment sexuelles), sa chemise débraillée mouchetée de taches de graisse sous sa gorge non moins rissolée. Oui, un véritable porc, et fier de lui avec ça, coupant toute discussion de réflexions intempestives où la taille de ses testicules tenait le haut du pavé. Un homme répugnant en tout, affichant sa bêtise mâle avec un regard concupiscent qui aurait fait vomir une pissotière. Jamais vu quelqu’un d’aussi abject.

J’avais imaginé plusieurs salopards dans mon livre, sans trop les fouiller : évêque compromis sous la dictature, anciens militaires amnistiés par Menem et recyclés dans le business, tortionnaires devenus hommes de main ou employés dans les services de sécurité, j’avais l’embarras du choix, mais il serait El Toro, le tortionnaire de mon livre.

Tout le Chili n’était pas à l’image de Santiago, sale et triste avec ses buildings fonctionnels et sa brume de pollution. Nous dînions avec une copine de Clope-Dur rencontrée à Barcelone, quand une amie danseuse de Longue-Figure apparut dans le restaurant : une jeune Mapuche, qui rappelait Pocahontas avec sa bouille d’Indienne, ses longues nattes noires et son sourire cuivré. Le reste n’allait pas fort : désespérée par son mariage raté, Poca songeait à se suicider.

Elle ne pouvait pas mieux tomber.

« Une virée d’une semaine en territoires mapuches, ça te dirait ? »

Les yeux noirs de Poca ont mis les phares.

Un avant-goût de Jana.

Bien sûr qu’elle partirait avec nous.


Après plusieurs semaines de bringue en Amérique du Sud, la Bête n’allait pas bien du tout.

J’avais conseillé à mes équipiers d’arriver en forme, connaissant le programme de notre séjour austral, mais la Bête avait profité du mois précédant notre départ pour travailler (ce qui n’arrive pour ainsi dire jamais) dans un bar (une pure provocation). À rebours, on peut dire que la Bête avait tiré son feu d’artifice dans l’avion vers Buenos Aires, liquidant les mignonnettes de la compagnie et envoyant valser son plateau-repas sur le voisin.

Débarqué en Argentine au bout du rouleau, la Bête avait dû rester plus d’une fois seul dans sa chambre pendant qu’on dégommait les étoiles, le ventre comme une enclume. C’était son problème, jusqu’à ce que ça devienne le nôtre.

Un long voyage nous attendait avant de joindre l’Araucanie. Nous quittâmes Santiago en fin de matinée, à huit dans la bétaillère, descendant la Panaméricaine qui menait aux territoires du Sud. Nous passâmes la première nuit à Lotta, une ancienne ville minière du bord de mer, que le tremblement de terre venait de dévaster. La pauvreté y était plus visible, la solidarité aussi. Des slogans électoraux étaient peints sur les murs décatis, des mots de défaite et de promesses jamais tenues. Lotta la Rouge avait soutenu Allende, puis les partis de gauche au retour de la démocratie, en vain.

Il n’y avait plus de travail à Lotta, même le pan de route qui s’était écroulé sur les baraquements des pauvres accrochés à la colline (une dizaine de morts) tardait à être reconstruit. L’Hotel Social Club était tenu par d’anciens mineurs, qui nous proposèrent leurs meilleures chambres zéro étoile. La Bête n’allait pas mieux ; son ventre le faisait souffrir, les médicaments qu’il avalait depuis des semaines étaient sans effet. Nous repartîmes le lendemain pour Concepción, où Longue-Figure m’avait organisé un rendez-vous avec Cristian, un avocat qui défendait des Mapuches emprisonnés.

Si l’Argentine cherche un terrain d’entente avec les communautés du Chubut, au Chili, leur territoire originel, la situation est tendue : un brin paranoïaque, Longue-Figure redoutait les barrages des carabiniers ou de l’armée.

Les Mapuches, les « gens de la terre », sont en effet considérés ici comme des terroristes. La loi de Pinochet qui condamnait toute forme d’opposition avait été abrogée à l’arrivée de la démocratie, sauf pour eux. Même Michelle Bachelet, la présidente socialiste, détourne les yeux sans répondre quand on lui parle du « problème mapuche ». La moitié d’entre eux se concentrent dans les villes, les autres vivent toujours sur leurs terres ancestrales, dont les militants réclament la récupération en vue d’une autonomie concertée avec le pouvoir chilien. Les entreprises d’exploitation forestière — des multinationales étrangères — rasent les forêts primaires et détruisent la biodiversité pour fabriquer de la pâte à bois. Les pins et les eucalyptus qu’ils plantent à la place poussent plus vite que les arbres centenaires mais, voraces en eau, assèchent les nappes phréatiques. Les projets de mines achèvent le morcellement et le saccage de leur territoire.

Les Mapuches organisent des manifestations, des récupérations de terres, déplacent des clôtures et se font aussitôt réprimer par les forces spéciales et les carabiniers. Quant aux werken, les messagers des communautés chargés d’exprimer leurs requêtes aux autorités, on les jette en prison après des procès iniques.

L’avocat de Concepción me raconta comment les témoins à charge se présentent cagoulés au tribunal, de peur d’être victimes de représailles de la part des Mapuches — en fait des repris de justice à qui l’État aménage des remises de peine en échange de faux témoignages. Cristian nous donna les contacts de Mapuches emprisonnés à Angol, que je pourrais visiter, visiblement sans problèmes. Bizarre…

Sortant du déjeuner, Longue-Figure et moi retrouvâmes nos équipiers dans la rue où nous avions garé la bétaillère. Concepción était ravagée après le tremblement de terre survenu trois mois plus tôt, qui avait causé des milliers de victimes. Bâtiments éventrés, ponts renversés, fils électriques pendant aux coins des rues, il régnait une ambiance de fin du monde dans la ville et personne n’avait envie de faire de vieux os. Seulement, la bétaillère ne démarrait plus. Un problème électronique, qui survenait à deux mille kilomètres de Buenos Aires où nous avions loué le véhicule.

Clope-Dur qui, outre son groupe d’électro-dub-rock, était ingénieur du son, rebrancha les fils sur d’autres circuits ; nous n’avions plus de clignotants mais nous pouvions filer vers le sud sans demander notre reste.

Le fleuve Biobío marque la frontière naturelle entre l’Araucanie et la moitié nord du Chili. D’après Longue-Figure, l’appellation « Araucan » venait des soldats et colons espagnols, qui décrivaient les guerriers rebelles comme « ceux qui ont la rage ».

L’histoire des Mapuches était celle d’une guerre défensive, d’abord contre l’impérialisme des Incas, maîtres du sous-continent, que les guerriers mapuches avaient repoussés au-delà du fleuve. Les Incas ne s’y étaient plus jamais aventurés. Plus tard, une troupe de cinq cents soldats espagnols lourdement armés menée par le conquistador Pedro de Valdivia avait tenté de mener une campagne d’éradication, mais ce qui constituait alors la première armée du monde avait été harcelé, attaqué puis massacré jusqu’au dernier, le cœur de Valdivia dévoré cru par les Mapuches.

Il fallut l’invention de la Remington, deux siècles plus tard, pour en venir à bout, lors d’une guerre à mort appelée « pacification de l’Araucanie » où les soldats et les miliciens des grands propriétaires terriens étaient payés pour ramener les oreilles de ces chiens d’Indiens, les seins des femmes, des paires de testicules… Les maladies importées par les Européens avaient fait le reste.

Les survivants s’étaient réfugiés dans les contreforts des Andes, sur des terres de caillasse où rien ne poussait. Réduits en esclavage dans les estancias, leurs terres balafrées par les barbelés, arrachés à leur famille pour intégrer les écoles chrétiennes, niés par les différents pouvoirs, les Mapuches avaient tout enduré sans jamais céder.

L’arrivée d’Allende, à travers la réforme agraire et la reconnaissance de leur existence, allait leur donner un espoir de courte durée, le retour de bâton pinochétiste les réduisant à l’état d’autochtones spoliés. Une colère indienne suintait toujours des territoires du Sud.

Quel contraste avec la malheureuse mais souriante Poca, petite fée mapuche tombée du ciel pour nous accompagner sur les terres de ses ancêtres. Sa gentillesse, sa sensibilité au monde, sa pauvre valise et les trois affaires qu’il y avait dedans, tout était émouvant chez elle. L’arrivée en Araucanie doucha vite mon enthousiasme.

La Mapuche qui nous recevait pendant une semaine dans sa maison d’hôtes avait la cinquantaine austère, les commissures des lèvres tombantes, comme porteuses de mauvaises nouvelles. Vêtue d’une tunique traditionnelle, Bouche-Amère me prit à part, moi l’écrivain-voyageur.

« Qu’est-ce que tu t’imagines ? me tança-t-elle vertement. Que tu vas écrire un livre au nom des Mapuches ? De quel droit ? Moi ça fait cinq ans que je suis revenue de Santiago pour m’installer ici, au bord du lac, cinq ans que la communauté me tient à l’écart, comme pour me faire payer le fait d’avoir vécu parmi les winka ! D’avoir gagné de l’argent avec eux ! Il faut des années avant de comprendre l’âme des Mapuches, et toi tu débarques avec ta bande pour cinq jours ! Avec un malade en plus ! se rengorgeait-elle à l’intention de la Bête, enfermé depuis une heure dans les toilettes de la salle de bains. Tu t’imagines sérieusement que tu peux parler pour nous, winka ? »

Winka, étranger, n’était pas un mot d’amour.

« Hein ? insistait Bouche-Amère, la mine mauvaise. Et en plus tu parles mal espagnol ! Ha ! »

Elle commençait à me courir sur le haricot. Mapuche ou winka, tout le monde pleure de la même manière et ce que j’ai dans le cœur, je le sais mieux que quiconque. Il faut être noir pour défendre la cause noire ? Être une femme pour défendre la cause des femmes ?

Bouche-Amère bougonna devant mes arguments. Elle souffrait d’être rejetée par les siens, qui lui reprochaient d’avoir gagné l’argent des winka à Santiago pour construire des chambres d’hôtes ici, toujours pour les winka. Que sa maison soit à la mode « bio » n’y changeait rien. Bouche-Amère pouvait revêtir des vêtements mapuches, parler le mapudungun et cultiver les herbes médicinales dans son jardin, elle restait une demi-traître, une profiteuse de guerre.

Ses lèvres plissées pour témoins, notre logeuse avait de l’amertume à revendre.

Raison de plus pour la renvoyer dans ses cordes. Et puis je pensais à la Bête, tordu de douleur gastrique dans la chambre du fond où il venait de se réfugier, sourd à nos querelles.

La Bête n’était pas Craint-Blanc, « l’hypercondriaque » qui m’avait accompagné en Jordanie sur les traces de Lawrence : son mal de ventre n’était pas une lamentable tentative pour rentrer chez lui par avion sanitaire. Le coin était isolé et son état empirait, il fallait faire quelque chose.

« Toi qui es si fortiche, tu n’aurais pas plutôt un remède pour mon copain malade ? lançai-je à Bouche-Amère en désignant les herbes de son jardin. Il a mal au ventre depuis des semaines et nos médicaments sont sans effet. »

La Mapuche haussa les épaules et, devant l’insistance pacifique de Longue-Figure, consentit à récolter quelques spécimens d’herbe de son parterre. Elle prépara sa mixture pendant que nous écoutions les mouches voler, concoction que j’apportai dans la chambre de la Bête. Lui qui d’ordinaire éructait sa joie noire de vivre en ingurgitant tout et n’importe quoi, il se tenait recroquevillé en chien de fusil sur le lit, l’œil rouge. C’est à peine s’il releva la tête en me voyant. Ça allait de mal en pis.

« Tiens, bois ça, lui dis-je en tendant la tasse brûlante.

— C’est quoi ?

— Un remède mapuche. »

Il dressa péniblement la tête.

« Qu’est-ce que c’est encore que ces conneries ? »

La Bête ne croyait en rien, encore moins aux autres.

« Fais pas chier, je le motivai : ça fait une heure que la vieille bique me prend la tête alors tu vas boire son truc sans te brûler. Au point où tu en es, de toute façon, ça ne peut pas te faire de mal. »

La Bête avala une gorgée de thé en maugréant, puis une autre en dépliant sa carcasse sur le lit. Nous évoquâmes un moment son état de santé, les possibilités de rapatriement — la Bête n’avait évidemment aucune assurance —, quand son visage lentement s’est détendu.

« C’est bizarre, dit-il bientôt, on dirait que ça va mieux… »

Il n’en avait pas bu la moitié.

« Finis. »


Quand nous prîmes le petit déjeuner le lendemain matin, la Bête allait beaucoup mieux. Était-ce le fait d’avoir guéri le beau pirate avec sa potion magique ? Bouche-Amère aussi sembla métamorphosée. Elle nous parlait toujours comme à des chiens mais l’allure impressionnante de la Bête lui tirait des roucoulements insoupçonnés. Je laissai la troupe à la maison et partis avec Longue-Figure pour tenter de rencontrer le lonco, le chef de la communauté du lac Lleu-Lleu. L’occasion de mesurer l’étendue des dégâts causés par les multinationales du bois ; la moitié des collines avoisinantes était pelée, comme scalpée par les entreprises winka dont l’écho des camions parvenait jusqu’à nous.

Le lonco de la communauté absent, nous avons visité une famille amie de Longue-Figure, des petits paysans propriétaires d’un hectare de patates, d’une vache et de quelques poules. Si les enfants semblaient contents de voir des étrangers, les parents se méfiaient toujours. Enfin, après avoir évoqué la situation — guère folichonne — dans la région, ils finirent par nous inviter chez eux, le soir même, avec toute l’équipe.

Nous rentrâmes à la maison d’hôtes, appréhendant plus ou moins nos retrouvailles avec le dragon mapuche qui nous hébergeait, et trouvâmes la Bête au bras de Bouche-Amère, qui lui prodiguait ses conseils curatifs en lui décrivant les herbes de son jardin, toute fière de son savoir autochtone. La Bête se tenait à carreau ; après tout, sa potion magique l’avait remis d’aplomb… Nous préparâmes quelques pisco sour en bon souvenir de nos nuits argentines, avant de partir dîner chez les paysans mapuches.

Bouche-Amère n’était pas invitée. Elle faisait la gueule. Était-ce son rejet de la communauté ou le fait qu’on lui arrache sa Bête ? La famille de paysans habitait une petite maison en bois pourrie ; une télé noir et blanc tentait de capter un des stupides shows des chaînes privées, que les enfants arrêtèrent bientôt de regarder. Nous étions les attractions du soir.

Le maté bu, les trois tomates et le bout de salade avalés, nous fîmes une séance photo tous ensemble, comme une nouvelle famille. Ces pauvres gens ne rêvaient ni n’espéraient grand-chose, craignant simplement que leurs enfants ne désertent ces terres infertiles et les abandonnent à leur sort — crainte fondée, comme je l’appris en partageant une cigarette dans la cour avec les deux ados de la famille.

Vers minuit, alors que nous venions de rentrer chez Bouche-Amère, une réplique du tremblement de terre secoua la maison d’hôtes comme un ivrogne au milieu du passage.

Des forces telluriques pesaient sur nous…


José Wenchwn est un des principaux werken emprisonnés. Porte-parole de sa communauté, il défend l’idée d’autonomie de leurs territoires spoliés, sans violence mais avec fermeté. Longue-Figure avait filmé un entretien avec lui en prison, et nous comptions le voir à Angol, où il purgeait sa peine — accusé sans preuve d’avoir mis le feu à des camions forestiers, José avait écopé de sept ans de prison. Une injustice parmi d’autres.

Ses parents habitaient une maison de bois d’une propreté exemplaire. Le père occupé au champ, la mère de José répondit à mes questions. La dignité de cette femme forçait le respect, son chagrin silencieux me brisait le cœur. Les enfants de José dessinaient à la table de la cuisine, deux petites filles aux yeux noirs assises sur les genoux de leur grand-mère, qui ne comprenait pas pourquoi la police traitait son fils comme un dangereux délinquant.

« José n’a jamais fait de mal à personne », plaidait-elle, le regard perdu vers ce vide.

Sachant que nous visiterions José en fin de semaine, Longue-Figure informa la mère de José que nous organiserions un gllellipum pour lui, si la machi Ana était d’accord. La mère ne dit rien. Elle embrassa les Mapuches qui nous accompagnaient au moment de se quitter, pour les winka, une poignée de main suffirait.

Les Mapuches vivant sur les contreforts de la cordillère, c’est naturellement dans les volcans qu’ils avaient choisi leurs dieux. La machi Ana résidait un peu plus haut dans les collines ; après un nouveau circuit à travers les pistes qui longeaient le lac et la forêt, je débarquai avec Poca et Longue-Figure chez la chamane de la communauté.

Guerriers de l’invisible, les machi étaient en relation directe avec la Terre et les esprits ancestraux, en particulier Pillan (ou Ngünechen), la divinité suprême des volcans. Ce cordon ombilical leur permettait d’interpréter les signes de la Terre. Les machi inspiraient crainte, respect et jalousie. Certains membres de la communauté leur reprochaient de monnayer leurs talents de chaman auprès des winka.

Nous attendions dans la cour quand une petite pomme fripée apparut bientôt sur le seuil de la cabane, la machi Ana, une femme maigre et sans âge vêtue d’une robe mal coupée et trop grande d’un bleu roi tonitruant. Elle semblait ivre — pas de cérémonie sans vin —, reconnut malgré tout Longue-Figure et embrassa la princesse Poca. Le dentier de la vieille machi, trop grand, sortait de sa bouche quand elle parlait, la faisant passer au mieux pour une vieille folle.

Un yeyipum, la cérémonie ultime des chamans mapuches, pouvait durer trois jours : un gllellipum quelques heures seulement, selon la qualité des gens présents et le mal à traiter. Je sentais qu’elle se méfiait de moi mais enfin, pour José emprisonné, Ana était d’accord : le gllellipum aurait lieu vendredi matin…

Nous rentrâmes à la maison d’hôtes à la nuit tombée. Bouche-Amère écouta le récit de notre entrevue chez la machi, la cérémonie que cette dernière donnerait en l’honneur de José, les traits plus maussades que jamais — elle n’était toujours pas invitée.

Enfin, la Bête étant devenue sa coqueluche, la maîtresse des lieux lui avait livré le secret de son remède miracle et un sachet entier de ses herbes magiques pour les jours à venir. L’occasion de taquiner la Bête.

« Dis donc, on t’a vu te promener bras dessus bras dessous avec Bouche-Amère dans le jardin : tu n’aurais pas une touche par hasard ?

— Bah, elle est vieille : elle me dégoûte ! »

Le poil de la Bête.


Manquant de temps en terres mapuches, nous mîmes les bouchées doubles. Nous proposâmes d’abord à l’école du village d’organiser un « sound-sculpture » avec les enfants — le groupe d’instituteurs était ravi —, avant de passer chez les parents de José pour apporter des feutres et des blocs à dessin à ses enfants. Ce simple geste me donnait envie de pleurer dans la cour, allez savoir pourquoi.

Enfin, invitée à la petite fête qu’on donnerait demain à l’école du village, Bouche-Amère se détendit un peu. Après quelques tournées de pisco sour, nous jouâmes même ensemble de la musique traditionnelle mapuche avec des instruments rustiques. Pour le coup, la Mapuche avait raison : on était vraiment nuls.

Le dernier jour dans la communauté arriva.

Nous débarquâmes le matin chez la machi. Le vent sifflait dans l’arrière-cour de la bicoque, un froid insidieux qui nous glaça les os. Ana nous attendait avec les victuailles pour la cérémonie du gllellipum. Je l’avais quittée l’avant-veille chancelante, perdue dans une robe flashy grossièrement taillée, rattrapant son dentier volant, nous la retrouvâmes à jeun, méfiante. Son mari était là, petit homme au visage buriné, souriant, les cheveux d’un blanc immaculé sous un chapeau fatalement élimé. Enfin, après une heure d’attente et de préparation (balayage de la cour de terre battue, poules et chiens envoyés au diable), la cérémonie put commencer.

Le gllellipum serait donné en faveur de José et de ses frères mapuches détenus à Angol — que la force des volcans soit avec eux. Ana disposa les cigarettes et le vin que nous avions apportés sur la première marche du rewe, le totem de bois sculpté, cinq marches comme des encoches, qui menaient à une petite plate-forme où les machi grimpaient parfois, lors de transes qui pouvaient durer des heures. La vieille femme s’agenouilla devant le rewe, ajusta son serre-tête, un trarilongko d’argent, tira trois cigarettes du paquet, qu’elle reposa sur la première marche. Après quoi elle prononça quelques mots en mapudungun, des incantations que la bise du matin emporta vers la forêt toute proche. La machi aspira trois bouffées de cigarette, passa la fumée sur son visage buriné, avala une gorgée de vin, une autre… Nous la regardions faire, assis en rond autour du rewe, tandis que Poca assistait la machi. Enfin, Ana saisit son kultrung, le tambour mapuche, commença à frapper en rythme et se mit à chanter une mélopée hypnotique.

D’où cette momie mal fagotée tirait-elle cette voix ? Elle semblait venir du fond du monde, une voix belle et éraillée, ondulée et puissante, qui nous prenait à témoin. La cérémonie dura une heure, peut-être deux. Porte-parole du gllellipum, nous dûmes tourner avec Ana autour du rewe. La machi psalmodiait des incantations incompréhensibles tandis que nous encerclions le totem, à cheval entre l’envoûtement et le ridicule.

Poca souriait. Elle ne songeait plus à son chagrin d’amour, à se suicider. Le retour sur la terre de ses ancêtres l’avait remise d’aplomb.

La cérémonie s’acheva dans un étrange climat. Même si je n’avais rien ressenti de particulier, une force inconnue s’échappait de ce vieux bout de femme.

Le froid du matin nous poussa jusqu’à la cabane de bois où vivaient Ana et son mari. Le dernier tremblement de terre ayant fracassé leur vaisselier, nous déjeunâmes dans des assiettes en carton, échangeant dans un castillan de contrebande. Branchée sur les volcans, la machi Ana savait que la terre allait trembler bien avant la catastrophe ; elle savait aussi combien de temps dureraient les répliques, quand, comment et sous quelle forme cela finirait — un éclair frapperait la mer, marquant la fin du cycle.

Quand elle nous demanda s’il y avait des volcans chez nous, on lui répondit que les nôtres s’étaient éteints il y a longtemps. La vieille femme nous observait comme des choses abstraites, une paire de godillots sur la table lui aurait fait le même effet.

Poca tenta de l’éclairer.

« Tu sais, la France, c’est en Europe : de l’autre côté de l’océan !

— De l’océan ? »

La machi se méfiait : l’océan était plein de volcans sous-marins, là où Kai Kai, la divinité sombre, affrontait Ngünechen, depuis la nuit des temps.

« Au-dessus de Santiago ? demanda-t-elle.

— Bien plus loin ! Après la mer ! »

Notre petite danseuse avait beau agiter les bras, Ana ne voyait pas où elle les envoyait paître. La machi ne connaissait que la terre et les volcans. Cela lui suffisait visiblement, avec un peu de pinard. Une vieille folle à nos yeux de winka.

« L’Europe aussi va être touchée par les volcans, assura-t-elle, ses deux dents valides pour témoins. Bientôt, hum, hum… La France aussi ! Oui, la France aussi va être touchée ! »

Nous opinâmes doucement, pour ne pas la vexer — avant que les volcans d’Auvergne se réveillent, on avait le temps de changer de planète.

Les parents de José arrivèrent, coupant court aux délires telluriques de la chamane. Ils mangèrent avec nous, parlèrent de leur fils emprisonné avec un amour et une dignité émouvants. Ou alors était-ce le contexte, les jours intenses que nous vivions sur ces terres reculées qui faisaient aussi de nous des messagers. À part la Bête qui n’avait qu’une hâte, se tirer de ce coin pourri pour reprendre une activité normale, tout le monde avait la gorge serrée en quittant les parents de José.

Il était temps de rejoindre l’école du village.


Jeromeradigois.com et Clope-Dur avaient déjà mêlé leurs arts en Martinique et dans plusieurs îles caraïbes — sons et sculpture, un exercice bien rôdé que nous exporterions ici.

L’école des Mapuches ne payait pas de mine, avec son baraquement de bois, son avancée en guise de préau et son but de foot comme une vache seule au milieu d’un champ. Une école de village, qui me rappelait mon grand-père instituteur de campagne.

Bouche-Amère était déjà là, discutant sous le préau avec les adultes. Elle tâchait d’être naturelle mais la pression de la communauté devait peser sur la paria. Nous débarquâmes dans notre bétaillère, attractions du jour, au milieu des gamins incrédules : ordinateur, sono, monceaux de terre glaise pour la sculpture (Jeromeradigois.com et la Bête avaient trouvé un spot dans la forêt), nous saluâmes la compagnie avant d’organiser l’espace. Les instituteurs, eux aussi mapuches, semblaient ravis, Bouche-Amère se tenait en retrait.

La Bête adorant effrayer les enfants, ces derniers ne le quittèrent plus, gloussant devant son bandeau de pirate, hurlant quand l’ogre se mettait à les poursuivre avec ses serres prêtes à les mâcher menu.

Ils étaient une soixantaine, toutes classes de primaire confondues, la curiosité accrue à mesure qu’ils découvraient nos jouets. Clope-Dur eut à peine le temps de faire deux notes sur son clavier qu’il avait trois gamins sur les genoux.

J’expliquai le déroulement de l’après-midi à une ronde attentive de profs et d’enfants. Danses mapuches et contes avec notre copine Poca, puis division en deux groupes : musique avec Clope-Dur, sculpture avec Jeromeradigois.com. Après quoi, on finirait par un match de foot Celtes-Mapuches.

Mon castillan avait des crampons mais les enfants se mirent à brailler comme s’ils avaient marqué un but. Poca captiva les petits avec ses histoires de Kai Kai et de Ngünechen, joua de la guimbarde en poursuivant son histoire, et dansa comme une hirondelle sur la pelouse.

Bouche-Amère comptait les étoiles dans les yeux des gosses sans voir qu’ils étaient son reflet. Jeromeradigois.com distribua un bloc de terre aux volontaires, prit notre ami borgne comme modèle et leur montra comment faire. Clope-Dur et les autres gamins envoyaient les basses pendant que leurs copains sculptaient ce qui leur passait par la tête : des bateaux, des animaux mythologiques, des têtes de totem, drôles, effrayantes, des délires de Mapuches fauchés qui ne connaissaient pas la pâte à modeler.

Bouche-Amère parlait maintenant librement avec tout le monde, les enfants, les instituteurs de la communauté, la femme de ménage, « Dis donc, ils sont sympathiques, tes amis winka ! ». Notre logeuse adressait des œillades modestes, sa Bête adorée en ligne de mire, qui se faisait sculpter le portrait au milieu des élèves.

Le match de foot dans le champ fut un triomphe. Même la Bête qui n’avait jamais su mettre un pied devant l’autre se mit à shooter dans tous les sens, dégommant le plus souvent un tibia autochtone, tout en braillant aussi fort qu’eux. Une mêlée remportée haut la main par la communauté (tous les Mapuches voulant jouer dans notre équipe, nous passâmes notre temps à fusiller le pauvre gardien) tandis que les filles, plus sages, dansaient avec Poca.

Nous promîmes d’envoyer les photos de cet après-midi aux instituteurs, tapâmes dans les mains des garçons, échangeâmes de grands signes d’adieu avec les filles hilares. Un franc succès.

Bouche-Amère, le soir, avait du mal à cacher sa joie. Même les répliques de tremblement de terre qui secouaient son chalet lui passaient au-dessus : la communauté l’avait acceptée, grâce à nous. Un drapeau pirate flottait en territoire mapuche.

Avant de quitter sa maison d’hôtes, nous lui offrîmes le portrait que Jeromeradigois.com avait sculpté de la Bête, avec un chapeau de paille, un foulard et une brindille dans la bouche pour l’adoucir, un cadeau que nous laissâmes sur le bar de son salon, de manière à ce que Bouche-Amère le voie, tous les jours, bien en face.

Un cadeau de winka.

« Allez, pehukawal ! »

Salut, en mapudungun.

*

José et ses frères mapuches se battaient aussi pour la reconnaissance de leur statut de prisonniers politiques. Détenus à Angol, ils étaient considérés comme terroristes mais on pouvait les rencontrer à l’heure des visites, sans rendez-vous.

Je compris cette bizarrerie quand la police prit mes empreintes digitales et oculaires, la copie de mon passeport et toutes autres informations nécessaires à un fichage en règle. En cas d’évasion, me voilà suspect… Enfin, je pus discuter deux heures avec José et ses amis emprisonnés, en toute quiétude, avec Longue-Figure en renfort et une multitude de questions. Les réponses des Mapuches ne me surprenaient pas. Ces hommes étaient des militants écologistes qui proposaient un autre modèle de développement, et se voyaient rejetés comme de dangereux subversifs.

Exactement comme une dictature gère ses opposants. Il y avait de quoi méditer. Y compris au sujet de mon livre : la situation politique des Mapuches chiliens n’avait rien à voir ni avec l’Argentine, ni avec le personnage de Jana. Je devrais garder toutes ces informations pour un autre livre.

Quittant la prison d’Angol, nous partîmes faire la bringue à Temuco pour nos adieux aux terres mapuches.

Il nous fallut trois jours de route à travers la pampa pour rejoindre Buenos Aires, et trois de plus pour prendre l’avion qui nous ramènerait à bon port.

Les ennuis commencèrent quand nous nous retrouvâmes bloqués avec des milliers de gens hystériques à l’aéroport de Madrid : un volcan s’était réveillé en Islande, qui empêchait toute forme de trafic aérien sur le nord et l’ouest de l’Europe.

La France aussi était touchée…

Un coup de la machi ?

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