8 Branche morte

Nous ne fûmes pas longs à nous mettre dans le bain : en transit à Johannesburg, changeant de terminal pour rejoindre Cape Town, nous apprîmes par une série d’affiches qu’entrer dans l’enceinte de l’aéroport était « à nos risques et périls ». Une mesure juridique anglo-saxonne censée empêcher les gens de se retourner contre l’aéroport en cas de grabuge, mais à prendre au sérieux — un touriste italien, fier de braver l’avertissement, était revenu en slip.

Nous arrivâmes sains et saufs à Cape Town, sous un soleil de plomb, cueillis par un vent salvateur qui faisait battre les lanières du bandeau de la Bête — un bandeau de cuir noir, qui depuis vingt ans zèbre son visage de play-boy borgne. Connaissant sa propension à déborder du cadre, j’avais loué une voiture à l’aéroport de Cape Town pour filer directement en Namibie, où je savais l’accès aux bars et boîtes de nuit limité. C’était aussi là que se terminerait mon livre. Mais la route serait longue.

L’après-midi déjà entamé, on fit une halte sur la côte ouest de la province du Cap, à Paternoster, un village perdu où la saison était passée avant nous.

Les rues de Paternoster étaient désertes, copie d’un film de Far West XXL. Les Boers qui vivaient là, descendants de Hollandais aguerris à l’élevage et à l’agriculture, étaient des marmules de cent quarante kilos aux mollets comme des troncs. On a pris l’air du large sur la plage de sable blanc, où des rouleaux turquoise décoiffés d’écume s’écrasaient métronomes. Le soleil resplendissait sous un vent aussi violent que rafraîchissant après toutes ces heures de vol ; on a posé nos bagages dans un motel un peu miteux, le seul ouvert dans ce village fantôme.

Sa douche prise, la Bête m’invita à le rejoindre au bar de l’établissement, dont on avait entrevu le comptoir vide au moment de prendre les clés. Il était six heures du soir quand je le trouvai, une chope d’un litre de bière à la main, conversant avec un autochtone visiblement ravi de l’aubaine.

Le premier contact qu’eut la Bête avec l’Afrique du Sud fut celui d’un fermier afrikaner rougeaud d’un mètre quatre-vingt-quinze aux épaules de buffle, Harry, qui, en voyant mon ami borgne arriver dans le bar de l’hôtel, lui avait lancé un tonitruant :

« Are you a drinking partner ? »

Je confirmai à l’ami Harry : comme partenaire de boisson, la Bête était au poil. Le colosse de Paternoster riait de plus belle, tout content de sa trouvaille, et, nous adoptant aussitôt, nous fit des blagues de son cru.

« Ici on m’appelle Harry Hole ! il beuglait, euphorique. Harry le trou du cul ! »

Un jeu de mot avec asshole, à prononcer avec l’accent local. La décoration du bar allait bien avec son humour : des soutiens-gorge étaient suspendus au comptoir, des petites culottes, des tampons, lampions virils d’une fête testostéronée à la bêtise.

Un rien cynique, la Bête encourageait l’ami Harry, un sourire malin dans ma direction — « Si tu as besoin d’un gros plouc dans ton livre, sers-toi ». De fait, Harry était joyeux, lourdingue, accueillant. Un de ses acolytes déboulant à son tour dans le bar de l’hôtel, nous bûmes deux fois plus. Comparé aux deux mammouths, même la Bête passait pour une poupée Big Jim. Après une heure d’échanges bruyants, fasciné par la soif made in Brittany de mon équipier et mon projet de livre qui se finissait en Namibie, Harry n’y alla pas par quatre chemins.

« Qu’est-ce que vous allez vous faire chier en Namibie, les gars ! Y a rien là-bas ! Que du sable ! » assurait-il en prenant son grand et gros copain à témoin. « Restez donc plutôt ici : si vous voulez, je vous invite dix jours chez moi, à la ferme ! Vous verrez c’est super, on n’aura rien d’autre à faire que manger des saucisses au barbecue en buvant de la bière ! Qu’est-ce que vous dites de ça, les gars ? Hein ? »

Un regard vers la Bête (« Même pas en rêve ») et nous éclusâmes notre hectolitre sous les postillons lourds de bière avec lesquels les Afrikaners brossaient nos visages. J’avais repéré un petit restaurant de fruits de mer vers la plage, à deux pas, péché mignon autrement plus classieux que leur concours de pets au houblon, et je sais rester inflexible dans ce type de situation.

Je ne suis pas gauche caviar, plutôt gauche langouste.

Le rand, la monnaie sud-africaine, ne valant pas un clou, nous fêtâmes dignement notre arrivée. Plus tard, alors que la Bête et moi dégustions une grosse langouste agrémentée d’une série de cocktails devant la mer, un jeune type qui passait là nous donna de l’herbe locale, un sac entier de dagga, par pure bonté. La Bête n’en revenait pas.

Une arrivée en douceur, avant de basculer dans le désert du Namib.

Mille kilomètres à travers le veld, les étendues sauvages du far west sud-africain, avant d’atteindre la frontière namibienne : nous traversâmes de somptueux paysages désolés où les petites villes assoupies ne semblaient s’éveiller qu’aux rites dominicaux de descendants huguenots à l’ennui patent. Les jeunes filles afrikaners, endimanchées dans des robes à rubans roses, rappelaient de grosses majorettes défilant devant des églises tout aussi blanches, leur père surveillant d’un œil sévère leurs impossibles idylles.

La Bête acheta un chapeau de cow-boy local dans une de ces boutiques de chasse où les trophées d’animaux n’émouvaient que moi, ami des bêtes depuis l’enfance. La vie est rude dans ces contrées reculées, que les pionniers boers avaient défrichées en bravant tous les dangers, en proie aux tribus hostiles puis à l’armée anglaise.

Cette dernière avait inventé les premiers camps de concentration lors de la guerre des Boers à la fin du XIXe siècle, enfermant puis laissant mourir de faim des milliers d’Afrikaners, terreau de l’apartheid (littéralement « développement séparé ») lorsqu’ils prendraient le pouvoir quelques années plus tard… Epkeen, mon héros blanc, traverserait ce veld fait de collines vertes et jaunes, plus seul que jamais sur les terres de ses ancêtres. Une matière brute, à l’image des gens qui y vivaient, entre mœurs passéistes et tradition.

Enfin, la Bête étant ainsi fait que, s’il se trouve en possession de cannabis, il fume tout jusqu’à ce qu’il n’en reste rien, nous passâmes la frontière à moitié défoncés, sous les regards souriants des douaniers namibiens.

J’avais déjà arpenté le désert du Namib avec Parfum-pour-hommes, ma compagne de l’époque, une virée hors du temps, décor idéal pour un final dans la fournaise, entre sang et poussière. Les routes cahoteuses aux nids-de-poule post-atomiques que j’avais traversées huit ans plus tôt avaient fait place à des routes bétonnées, impeccablement entretenues. Le désert restait fantastique. Orange, jaune, rose, mauve, pourpre, la couleur des dunes changeait selon l’heure et l’inclinaison du soleil, majestueuses, immenses. Je me sentais bien au milieu de ces étendues vides, en harmonie avec les éléments. Il n’y avait pas de roches rouges ravinées par le vent comme en Jordanie, le désert du Namib était nu, avec ses springboks aux yeux de biches égyptiennes alanguies à l’ombre de midi sur le bord de la route.

Les rares personnes qui vivaient là étaient des Khoïkhoïs, des Bochimans, et quelques descendants d’Allemands qui, passé le temps des colonies et de l’apartheid, n’en gardaient pas moins la main sur le business. Les Noirs que nous prenions en stop, surpris qu’on s’arrête, semblaient avoir peur de nous ; la plupart ne parlaient pas anglais mais l’un d’eux, étudiant, nous expliqua que les Blancs d’ici les considéraient, en gros, comme des zébus errant le long de la piste, qu’ils n’étaient donc pas conviés à entrer dans les bars ou restaurants du coin. Enfin, les Blancs qui vivaient dans le désert namibien n’étaient pas tous des brutes racistes incultes et laides avec leur teint de rednecks satisfaits et leurs battoirs pour caresser le porc-épic. Certains d’entre eux tenaient des fermes ou des éco-lodges où les touristes de passage pouvaient passer la nuit.

Nous garâmes notre voiture dans une cour de ferme écrasée de soleil. Il y avait des chambres libres mais, plutôt fauchés, nous plantâmes notre tente sur le terrain un peu plus bas, sous les arbres que le propriétaire avait prévus à cet effet. Nous étions les seuls à camper sur ces terres désertées, l’été battait son plein et les animaux étaient partis en masse se rafraîchir au Botswana et ses deltas.

Une idée me vint alors que nous buvions un verre avec le fermier qui nous louait son terrain.

La Namibie est un des endroits les plus chauds au monde ; à cette période de l’année, la température au sol peut atteindre soixante-dix degrés. À ce tarif, même les animaux les plus endurcis se cachent du tueur céleste. Quant aux humains, leur espérance de vie au soleil est tout aussi limitée.

« Prenez toujours une bombonne d’eau d’avance, nous prévint le fermier, et ne vous éloignez pas de la piste ! L’autre jour deux types se sont perdus ; on a fini par les retrouver trois jours plus tard au milieu du désert, tellement déshydratés que leurs cadavres étaient tout secs, méconnaissables, on aurait dit des branches mortes ! »

Effrayant. Romanesque.

J’avais trouvé le dernier cadavre de Zulu, celui que Brian Epkeen retrouverait au bout de la piste, trop tard…


Nous roulions sur des routes sans fin, croisions quelques buissons, et la chaleur grimpait encore — quarante-sept degrés à l’ombre. Le soleil nous mordait littéralement la nuque quand on s’arrêtait faire le plein. Enfin nous trouvâmes un endroit pour dormir près du grand canyon, que nous comptions visiter le lendemain, le coffre rempli de bouteilles d’eau et d’alcool.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la Bête n’avait pas la même sensibilité que moi face aux animaux, vivants ou morts. Là où je m’émerveillais d’un grand koudou surpris sur le bord de la route, la Bête m’enjoignait de l’écraser, « vite, avant qu’il ne s’enfuie ! », et quand je m’arrêtais pour parler doucement aux si jolis springboks qui prenaient le frais sous un arbre au cœur de l’après-midi, mon équipier leur criait dessus pour qu’ils détalent. Pour lui, les autruches n’étaient qu’une bande de grandes connes à la cervelle de chenille ; les girafes, les gazelles, la Bête ne faisait pas de différence. D’ailleurs, la carte du restaurant où l’on dînait ce soir-là lui convint tout à fait : springbok, oryx, koudou, autruche, tous les animaux du coin étaient au menu.

Un phasme de quarante centimètres passa à nos pieds pendant que la Bête dévorait son antilope, l’air de la nuit namibienne était chaud, la quatrième bouteille de vin rouge reposait sur la table face au désert, le ciel comme paravent… Je me sentais chez moi : la puissance évocatrice de la nature nourrissait mes personnages, qui prenaient chair avec elle.

La Bête ayant amené une tente qui se monte en la jetant par terre, nous nous réveillâmes le lendemain matin le visage boursouflé de chaleur et d’alcool, pour ainsi dire difformes, mettant fin à notre tentative de camping. Près de dix ans étaient passés depuis ma première incursion namibienne et les splendeurs du pays me ravissaient toujours autant. Le canyon de la Fish River — le deuxième plus grand au monde —, les routes désertiques, les dunes et les réserves privées, la Bête aussi appréciait la sauvagerie des lieux. L’été, les animaux étaient rares, mais c’est le plus dangereux d’entre eux que nous fuyions en particulier : le touriste.

Ce dernier brillant par son absence, certains lodges étaient vides, à moitié prix, complétant le luxe d’une nature africaine en pleine forme. Elle était mon alliée, celle qui embrase mon imagination. Elle carbure sans discontinuer quand je voyage, en conduisant, en somnolant contre la vitre, en buvant un verre avec mon équipier, quand une autruche passe à hauteur — je suis l’autruche, même une seconde —, quand le vent chaud souffle sur mon visage et que toute la beauté du monde m’absorbe, quand le temps rétrécit les nuits d’ivresse, quand je ne pense à rien et que la nature me remplit.

Les gens vous parlent naturellement lorsqu’ils se sentent écoutés, ils vous confient parfois des choses qu’ils ne diraient pas à leur femme, leurs enfants, vous racontent leur histoire, même banale. Tout le monde a quelque chose à dire sur son pays, sa vie, la politique. Il suffit de poser des questions, de préférence le coude sur le comptoir, s’intéresser aux gens dans leur diversité, avec leur bêtise et leur tendresse. Tous ont des anecdotes étonnantes, des informations de première main que je relie à mon livre.

Lors de la visite d’un parc namibien, le maître des lieux me montra des photos des morsures d’une araignée spécialement venimeuse qui vivait dans les environs, une plaie purulente et visiblement douloureuse, aussitôt susceptible de gâcher la mort d’un des salopards qui nourrissent mes intrigues. La question du pardon et de la vengeance traverse tout le livre : cette araignée allait la symboliser…

Je n’intellectualise pas beaucoup ce que je fais ou vis. En voyage, je prévois un minimum de choses — des contacts à rencontrer, des lieux qui fixeront les étapes du périple — et attends de voir ce qui arrive. Nous sommes ce qui arrive. Au fond c’est de cela qu’il s’agit. Le « personnage » de l’araignée n’aurait jamais vu le jour si le gardien du parc ne m’avait pas parlé de celles qui peuplent le désert. On peut ficeler une intrigue, apprendre dans des livres ou en suivant des cours spécialisés comment tirer un récit au cordeau, mais il est susceptible d’exploser à la vue d’une simple araignée…

C’est elle qui m’a donné l’ultime ressort de Zulu.

De même, nous faisions le plein dans une station-service perdue au milieu du désert quand une jeune femme namibienne vêtue de lambeaux qui mendiait devant les pompes se présenta à nous, son bébé rachitique, comme mort, dans les bras ; j’imaginai Epkeen croisant cette mère dans la même station-service, femme khoïkhoï devenue folle après que des babouins avaient volé son bébé — la pauvre bercerait une poupée de chiffons à la place de son enfant, demandant à Epkeen s’il avait vu son petit, quelque part… Non, il ne fait pas toujours bon être dans ma tête.

Ni dans celle de la Bête.

La dagga sud-africaine fumée depuis des lustres, mon ami borgne se tenait encore malgré le manque qui le taraudait. Je l’observais avec amusement. Son comportement sur des terres aussi inhospitalières pouvait s’assimiler à de l’inconséquence (marchant en plein soleil à l’assaut de la plus haute dune du monde, ascension estimée à une heure quinze, en plus des deux kilomètres de piste pour l’atteindre, la Bête allait partir les mains dans les poches de son short, sans eau ni chapeau), voire à de l’inconscience (alors qu’il jetait des gros cailloux dans le gué que nous devions passer pour en estimer le fond, une bande de babouins rappliqua en montrant les crocs, et la Bête prit une branche pour les chasser, ces connards).

Nous achevions notre dernière bouteille de vin sur la terrasse de notre lodge, quand je proposai à la Bête de marcher un peu dans le noir et de s’allonger pour admirer la Voie lactée. Le borgne n’y voyant à moitié rien, je le laissai à son fond de pinard et marchai pieds nus sur le sable. Il était doux et tiède comme l’air de la nuit. Je m’allongeai cinquante mètres plus loin, au pied d’un arbre mort, sur le sol de ce désert qui me parlait tant. Un silence nu passa sur moi, bras écartés face au ciel étoilé, essaims vaporeux, têtes d’épingle ou machines filantes à travers l’infini nocturne. En osmose avec les éléments, je passais des minutes lumineuses, bleu pétrole saupoudré de poussières cosmiques, quand un battement puissant et répétitif fendit le silence : les ailes d’un grand hibou blanc.

L’oiseau se posa sur la branche de l’arbre mort près duquel je reposais et, stoïque, me fixa comme une bête curieuse. On était deux. Je ne bougeai pas d’un pouce, les mains écartées sur le sable. Le hibou ne bougea pas davantage — après tout c’était son territoire —, visiblement curieux. Je lui parlai doucement, pour ne pas l’effrayer, il m’écoutait depuis sa branche et me devint bientôt familier, comme si nous étions branchés l’un à l’autre par un lien secret et mystérieux, rare et pur moment d’harmonie qu’un pas lourd brisa alors.

« Qu’est-ce que tu fous ? me lança la Bête.

— Chut ! Regarde sur la branche, il y a un hibou qui est venu se poser. Ça fait cinq minutes qu’il est là. On se parle sous les étoiles. Allonge-toi, tu vas voir comme c’est beau[5]. »

La Bête maugréa sous l’œil suspicieux du rapace, consentit à poser sa carcasse sur le sable. La nuée d’étoiles le captiva une minute ou deux. Ça ne dura pas.

« C’est nul ton truc.

— Pauvre plouc.

— C’est ça… Tiens, je vais faire un peu de sport, moi ! »

La Bête faisait régulièrement des exercices d’étirement très vaguement inspirés du yoga pour prévenir le retour d’une hernie discale qui l’avait tenu éloigné des terrains pendant des mois : il commença ainsi à s’arc-bouter sur le sable tiède, soufflant comme un bœuf à chaque figure acrobatique, tira sur ses jambes, ses bras, ses reins, ahanant si fort qu’on n’entendait plus la nuit.

Le hibou déguerpit illico de sa branche, entre écœurement et effroi, me laissant seul avec mon équipier. Sa gymnastique celte dura dix minutes, agrémentée de grognements et commentaires intempestifs, salopant définitivement l’instant magique.

La Bête finit par retourner vers la tente, les tendons bien étirés.

Et le grand hibou blanc revint bientôt, à sa place, pour poursuivre notre conversation silencieuse…

Si en partant je n’abandonnai qu’une trace légère sur le sable où l’on devinait encore l’emplacement de mes doigts, la Bête avait labouré le sol comme si un rhinocéros avait pris un bain de poussière pour éliminer ses parasites — j’étais parti en Afrique avec Godzilla.

Comme rien ne se perd, je me servirais de cette scène lorsque Epkeen, à la recherche d’Ali perdu dans le désert, désespère de jamais le retrouver : lui aussi parlera au hibou, ému, sans obtenir de réponses…

Après dix jours en Namibie, où l’imagination carburait in situ, j’avais le final de mon livre, une fin belle et tragique comme je les aime. La mort n’est qu’une infime partie de la vie, c’est elle que je célèbre dans mes unhappy ends… Enfin, comme pour les films de cinéma dont les scènes sont tournées dans le désordre, il était maintenant temps de revenir au début de Zulu : Cape Town.

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