Le Pacifique déroule ses vagues sur la plage de Puerto Lopez. Peu de touristes encore, c’est la crise ici aussi, en Équateur ; la promenade de bord de mer est en travaux, sans date de finition, coupée par les fondations d’un hôtel qui engagera quelques locaux à défaut de les loger. Des frégates filent en escadrilles sur la crête des vagues pour le seul plaisir de voler, dédaignant le chalutier qui rentre pourtant à plein vers le port, de l’autre côté de la baie.
Je pense toujours à mon ami Marc, disparu en mer voilà maintenant dix ans. Les gens ne sont tout à fait morts qu’une fois oubliés. Marc vit dans mon livre, le prochain, et deviendra ainsi immortel, miracle testamentaire du caractère imprimé… Piètre cadeau comparé à la vie perdue, mais Marc aurait apprécié le geste.
Sous ses airs de sauvage échappé de l’hôpital, c’était un littéraire. Descartes contre Pascal, Platon contre Nietzsche, combien de soirées à batailler entre deux pizzas chez Peppe et dix whiskys au Chien Jaune, le bar monté par Éléphant-Souriant en rentrant du tour du monde ? Marc avait une vraie tête de fou, surtout quand il ôtait son dentier pour effrayer les moussaillons au comptoir, mais son sourire était bon quand il cessait de jouer. Un être romanesque, qui riait avec le plus grand sérieux.
Et puis, Marc connaissait la Bête, avatar de Mc Cash…
Avant de partir en Colombie pour achever ma trilogie sud-américaine, je vais reprendre le personnage de l’ex-flic borgne, ce roman commencé à la mort de mon ami et laissé en suspens. Outre les attentats, deux événements ont marqué l’Europe au fer-blanc : le déni de démocratie infligé aux Grecs, et la gestion des réfugiés de guerre. Je tenterai de mêler les deux.
Dans Plus jamais seul, mon roman en gestation, affublé d’une fille dont il ne sait que faire, Mc Cash apprend le naufrage de son vieil ami au large de l’Espagne. Doutant d’un simple accident, il remontera la filière qui le mènera à Astypalea, une île grecque où s’échouent les réfugiés, et à son ex-femme, Angélique…
D’autres personnages m’attendent là-bas, que je ne connais pas. Ce sont eux qui me font courir. Même si aujourd’hui le monde est géographiquement fini : on ne déroule plus les cartes parcheminées sur les tables des galions, les réseaux sociaux nous permettent d’envoyer des vidéos instantanées à l’autre bout du monde, réduisant nos lignes de fuite à de simples clics, les territoires vierges ont été violés par les armées, les grandes entreprises, le tourisme de masse, les émissions de télé-réalité. Les religions interdisent de suivre les traces de Rimbaud ou Lawrence au nom d’un dieu qui, à voir ce qu’en font Daech et compagnie, ne mérite même pas une majuscule. Ce n’est pas un choc des civilisations, ces gens-là n’en veulent pas. Mais peut-être est-ce cela aujourd’hui l’aventure, se montrer libre, simplement libre.
Charlie a payé pour nous. Les jeunes aux terrasses de mon quartier ont payé pour rien. D’autres paieront encore. L’Europe se barricade, se forteresse, nos voisins sont menacés ou au bord de l’implosion, de la Russie au Sahel, épicentre francophone du chaos quand les gens fuiront bientôt et par millions la famine et la guerre. D’autres personnages naîtront de nos faillites.
J’avais vingt et un ans en faisant le tour du globe, je pouvais aller presque partout. Aujourd’hui Bowie est mort et le monde fait la gueule. Ça ne m’empêchera pas d’envoyer ma fille se faire voir ailleurs, de préférence dans des pays où les gens sont accueillants, surprenants, différents. Ce sont eux qui font les voyages, eux qui font mes livres. L’altérité nous rend plus grands. Les femmes, les hommes que j’ai rencontrés au hasard de mes pérégrinations sont les seuls motifs d’espoir quant à notre devenir ensemble. Nous sommes partout les mêmes à rire avec un ami, pleurer avec une femme, aimer la même ou une autre, à avoir envie de se foutre en l’air parfois, et à ne pas le faire, parce qu’il y a justement autre chose à faire — tellement mieux…
Rêver, aimer, écrire et voyager, j’ai troqué mes lames de rasoir pour son fil, l’âme aiguisée comme un silex. Les monstres de l’Histoire sont toujours là, se réinventent sans cesse. Le capital financier n’a pas besoin de démocratie pour prospérer sans nous. Malgré leurs vœux pieux et leurs paroles inconséquentes, les vampires n’en finissent plus de rendre la terre exsangue, signant en grande pompe des traités qui ressemblent furieusement à ceux jadis promis aux Indiens d’Amérique, et je n’ai que cette plume pour sceptre d’or. Au-dessus du gouffre, la vie ne tient qu’à un fil — narratif ou pas, le seul équilibre qui m’aille pour goûter à la beauté du monde, encore et encore… Pourvu que ça brûle.