16 Born in the USA

Un livre, encore un, m’avait troué le cerveau à coups de fusil à pompe. Un conseil, ne lisez jamais De la guerre comme politique étrangère des États-Unis de Noam Chomsky.

Moi qui éprouvais déjà une franche détestation envers Reagan et les faucons américains, je subis une attaque en règle : le tombereau d’horreurs commises par les escadrons de la mort financés par les USA, notamment en Amérique centrale, était à vous dégoûter de croire en la démocratie. L’arrivée de Bush Junior au pouvoir finissant d’écœurer la plus pacifique des colombes, je n’étais pas pressé de fouler les terres de l’Oncle Sam.

Un double heureux événement survint : un Afro-Américain élu à la Maison Blanche et une invitation à New York pour la promotion de Zulu, traduit en anglais.

J’y rencontrai mon éditeur local dans le hall de l’hôtel où je venais de débarquer, lequel me proposa aussitôt de boire un gin-tonic dans un bar de Brooklyn — quel savoir-vivre — avant de me faire découvrir cette ville fabuleuse. New York vous adopte dès les premières heures, c’est sa nature.

Encouragé par cette mise en bouche et le succès de Mapuche, j’y retournai avec la dream team qui m’avait accompagné en Argentine pour un Noël dans les clubs de rock de Lower East Side. On avait beau me dire que New York s’était gentrifié avec la flambée de l’immobilier et l’enfouissement des pauvres, interdits de séjour à la surface de la Grosse Pomme, les buildings et la frénésie des avenues étaient les mêmes qu’au cinéma, identiques à l’image qu’on s’en fait sans y avoir mis les pieds.

On connaît l’Amérique pour sa côte Est intellectuelle, ses États du Midwest pour leur amour du massacre à la gâchette, sa côte Ouest californienne pour son soleil et ses grands espaces. Je les savourais sur papier depuis les aventures de Blueberry que je lisais enfant, première incursion imaginaire en territoires apaches et sioux qui, comme le lieutenant de cavalerie devenu ami de Cochise, emportaient mon adhésion à la cause autochtone face aux mangeurs de fayots.

Du génocide comme mode de colonisation, j’avais surtout retenu le massacre de Wounded Knee en 1890 quand, vexé par l’anéantissement du 7e régiment de cavalerie du général Custer par les tribus sioux et cheyennes quelques années plus tôt, l’armée US avait massacré femmes, enfants et vieillards dans le campement d’hiver de Wounded Knee, qu’on leur avait octroyé en échange de leur pacification. Des centaines de Lakotas (le nom que se donnaient les Sioux) avaient été éventrés dans la neige, leurs bébés cloués aux tipis, de pauvres hères déjà chassés de leurs terres qui grelottaient dans l’hiver. La boucherie de Wounded Knee (« genou cassé ») avait frappé la tribu oglala, les Indiens des plaines, ceux que je trouvais les plus classes.

Mon cœur battait pour ces Lakotas, dont un des vieux chefs disait au crépuscule de sa vie : « Nous ne savions pas mentir, nous n’étions pas encore civilisés… »

Nous sommes tous liés les uns aux autres. Quand un peuple disparaît, c’est une autre façon de penser le monde qui disparaît, complémentaire, peut-être salvatrice, et je ne suis pas bien sûr que s’enrichir coûte que coûte en salopant la terre qui nous fait vivre soit la manière la plus fine.

Projetant d’écrire un court roman américain, Les Nuits de San Francisco, je me tournai vers Jeromeradigois.com, sa compagne Mawilow (une Mawtiniquaise), Loutre-Bouclée, le Libraire-qui-trouvait-ça-nul et enfin la Bête, pour partager l’Amérique.

Nous débarquâmes à San Francisco au milieu de l’été 2013, dans une grande maison du quartier gay louée pour l’occasion. La ville est restée mythique pour ses anciens délires hippies, Haight-Ashbury, ses boutiques et ses clubs de musique, les pentes raides de Bullit avec Steve McQueen dévalant les rues, son immense pont rouge perdu dans les brumes du Pacifique. Quarante ans plus tard, nous y trouvâmes surtout des homeless, ces sans-domicile qui erraient dans les rues, leurs sacs plastique comme des chiens à la traîne, dormant sur les trottoirs ou en plein soleil, quand la marijuana vendue en pharmacie finissait de les occire. Je croise des dizaines de malheureux dès que je sors de chez moi à Paris, mais ceux-là faisaient encore plus peine à voir. Reagan avait œuvré en ce sens à la fin des années 1970 : gouverneur de la Californie, il avait expulsé tous les fous des structures spécialisées — drogués, soldats traumatisés par le Vietnam, malades mentaux, déchiquetés du système —, prétextant qu’ils coûtaient trop cher à la société. Marche ou crève, et malheur aux mal nés, mal nourris, mal aimés de tous poils.

Après une première déambulation le long des rues escarpées, la Bête partit en quête d’herbe, son hobby préféré après les femmes. Mission accomplie.

Ce soir-là, nous testâmes le produit de nos mortes idoles, tout en sachant qu’il était déconseillé de fumer plus de deux taffes des joints made in la Bête sous peine d’être vert-malade, mais enfin, nous étions chez les hippies. Nous avions déjà bu plus que de mesure lorsque, sorti pour fumer sur la terrasse, je partageai un de ses pétards long courrier tout en conversant joyeusement avec la Bête, la tête ailleurs. Mal m’en prit. Bloody hell, ce n’était pas une cigarette que je fumais depuis cinq minutes mais un de ses maudits joints d’herbe pure. Quinze, peut-être vingt taffes circulaient déjà dans mon sang, bien au-delà des deux réglementaires.

Je savais que mon heure avait sonné, pestai contre moi-même, en vain. De fait, j’eus à peine le temps de m’adosser au mur de la cuisine que tout le monde dégoisait déjà sur mon teint d’enterré vivant. Adieu notre première soirée californienne, mes équipiers, la vie. Je zigzaguai jusqu’à mon lit, appréhendant les horribles heures qui m’attendaient : un mal de mer sur terre, avec l’envie de mourir pour que ça s’arrête. J’étais persuadé que j’allais bientôt être pris de nausées, mais rien ne se passa comme prévu. Trop de THC peut-être, ou l’âme des rockers morts d’overdose venus me visiter : bien sûr je me retrouvai scotché sur le lit, incapable du moindre mouvement ni de faire le point sur quoi que ce soit mais, plongé dans le noir de la chambre où je m’étais réfugié, je décollai lentement de ma couche et restai là, trente centimètres au-dessus de moi-même, pendant des heures. Une douce chaleur m’envahit, laissant flotter mon esprit tellement retourné qu’il s’était remis à l’endroit. C’est ça : j’avais fait un tour à trois cent soixante degrés sur moi-même.

Une expérience qui procédait du miracle.

Avais-je pris une drogue inconnue ?

L’époque n’était plus aux hippies mais je me servirais de ce revival pour la fin de mon livre californien. J’avais une idée de départ : deux personnages racontent leur rencontre sous un angle différent, les dialogues sont identiques sauf que leurs versions divergent — leurs pensées, leur état d’esprit au moment de cette confrontation, de manière à ce que tout les oppose. Restait à trouver les personnages qui peupleraient mes nuits de San Francisco.


Après une semaine d’exploration dans les rues de la ville, nous prîmes le chemin du Pacifique. Deux jours de descente en douceur le long des baies jadis sauvages où les écrivains en marge avaient semé leurs chefs-d’œuvre ; Big Sur et Brautigan, Kerouac, Ginsberg, nous les croisâmes tous sur la route, eux ou leurs fantômes. La littérature américaine avait bercé mes premiers pas d’écrivain-voyageur, c’était bon de les retrouver là, Jesus Lizard à fond dans le gros Chrysler de location — si vaste que même la Bête pouvait y faire des tourniquets avec ses pattes sans décapiter son voisin.

Nous avions un premier contact en Californie, Kate, qui construisait une maison dans la petite ville de Ojai, havre de paix et parc naturel à une centaine de kilomètres de Los Angeles, où les stars envoyaient leurs enfants à l’école à raison de cent mille dollars l’année — pour dix mille, les pauvres avaient le droit à l’école publique.

Kate, une amie de Gros-Poto, ne nous avait jamais vus, ce qui ne l’empêcha pas de nous inviter tous les six dans la maison dont elle avait la charge. Elle était architecte, fille d’un émir texan du pétrole. Drôle, gaie, intelligente, généreuse, jolie, la blonde Kate avait vite fui le Texas pour vivre en Europe et revenait parfois sur la côte Ouest pour y construire des maisons pour des gens aisés. C’était le cas de cette bâtisse au milieu du maquis de Ojai, qui dominait une vallée écrasée de soleil. Nous étions les bienvenus, seulement priés de ne pas salir les lieux — Kate donnait les clés de la maison dans une semaine aux propriétaires, le temps de finir la déco.

« Tu as entendu ? lançai-je à la Bête, Godzilla sur pattes.

— Oh, ça va ! »

Un couple avec bébé débarqua chez Kate, une jeune Française et une sorte de Clint Eastwood période Wild West, le sourire en plus. Lui aussi avait fui son Texas natal quand, en sortant pour la première fois à dix-neuf ans, Clint s’était rendu compte qu’on lui avait menti : non, le Texas n’était pas le meilleur endroit pour vivre, non, le reste des USA n’était pas un ramassis de dépravés communistes, le reste du monde plein d’Arabes. Clint, qui semblait en garder une amertume particulière, était carrément parti jusqu’en Ardèche, où il avait rencontré sa jolie Française sur un marché d’été.

La première soirée chez Kate fut aussi sympathique qu’alcoolisée, une routine qui m’avait permis de rencontrer des dizaines de personnages dont certains étaient restés mes amis — l’amitié chez les Bretons est un vieux grille-pain : difficile d’y rentrer, impossible d’en sortir. Enfin, levé le premier sous un soleil de plomb, je vis le chaos qui régnait dans la maison de Kate et mes soupçons s’orientèrent vite : ces éclaboussures de vin rouge sur le bar, le sol (qui marquait beaucoup, nous avait prévenus Kate), les murs, l’évier, les meubles maculés, ces mégots de pétards et la pluie d’herbe qui tapissait toutes les surfaces planes, c’était les traces de la Bête.

Raisons de ce carnage : vers trois heures du matin, le séduisant pirate s’apprêtait à montrer son coffre à trésors à Kate, mais le Libraire-qui-trouvait-ça-nul leur avait tenu la grappe en résistant à tout ce que la Bête lui faisait boire ou fumer pour l’assommer enfin. La love story avait mal fini puisque Kate n’avait pas pu monter la Bête qui, furieuse et maladroite, avait transformé la maison d’architecte en sac à vin.

Il était temps de partir vers le désert.

Sans y avoir jamais mis les pieds, Las Vegas était pour moi une des pires destinations au monde : tant de vulgarité et de laideur concentrées, il fallait le faire. Raison de plus pour y aller, certes, mais j’avais prévenu mes troupes : un jour, pas plus.

Je m’attendais à du luxe en toc, du plein les yeux avec des lunettes en relief, de la pacotille Castafiore, du gigantisme au goût de la pègre qui tenait les casinos : je trouvai des embouteillages en plein désert, vingt kilomètres autoroutiers avant la ville — Las Vegas, hélas, est la destination préférée des Américains —, des baraquements vétustes où s’entassaient les employés des casinos, des décors de carton-pâte ridicules, des affiches de vieilles stars floutées à paillettes, Céline Dion, Rod Stewart, Cher, sur des avenues publicitaires où des gogos ébahis léchaient leurs glaces au beurre de cacahuète.

Las Vegas était le rendez-vous mondial des tocards, du mauvais goût sans kitch, un bonbon de bêtise sur un tas de merde.

Je pensais à la réponse de Brel quand on lui reprochait d’écrire des gros mots. « La vulgarité, ce n’est pas ça. La vulgarité, c’est deux jeunes gens qui s’aiment, et le père de la jeune fille va voir le père du jeune homme et lui demande : “Combien d’argent votre fils gagne-t-il par mois ?”. »

Las Vegas, aberration écologique au milieu du désert, détournait l’électricité depuis le Mexique pour alimenter sa pompe à fric, et que le monde en crève ! Sur des charbons ardents, je n’attendis pas minuit pour menacer mes équipiers : ils faisaient ce qu’ils voulaient de leur nuit mais le départ était fixé demain matin à huit heures.

Le seul avantage de la haine pour un écrivain, c’est qu’on peut s’en servir. Las Vegas serait le passage obligé d’un de mes personnages — et pas des plus glorieux.


Nous avions prévu un itinéraire pour mon road book californien — les déserts et les parcs jusqu’au Grand Canyon — mais, outre notre stop chez Kate et une nuit à Las Vegas, pas d’étapes précises. Clint nous indiqua un lieu où nous arrêter sur la route : le ranch de Jim, un copain qui vivait dans le désert de Mojave. Nous y vécûmes deux jours magnifiques, entourés de cactus géants et d’aigles, passant nos soirées chez Harriett, formidable club de rock au milieu de nulle part. Après quoi, Jim nous envoya à Flagstaff, Arizona, une ville moyenne au sud du Grand Canyon où l’on jouait, paraît-il, de la bonne musique.

Le vieil hôtel stylé qui accueillait les stars d’avant-guerre devint le nôtre. Il y avait surtout un bar de nuit dans une aile de l’hôtel, et une petite scène pour les musiciens de passage. Les deux jeunes qui jouaient ce soir-là à Flagstaff enfonçaient à peu près tous les groupes français depuis vingt ans : un batteur survolté et son frère à la guitare, sorte de Jeff Buckley sur pile atomique que j’abordai sitôt le premier set achevé. « Let’s have a drink, brother. » On ne s’est plus quittés. Les deux frères avaient cinquante ans à eux deux et jouaient de ville en ville, au hasard des cachets. Eux aussi avaient fui leur bled d’Arizona, de peur de finir comme tous les jeunes qu’ils connaissaient : à vingt ans les filles tombaient enceintes, les gars qui les avaient attrapées un soir de défonce devaient les épouser illico puisqu’il n’était pas question d’avorter et, la plupart sans travail, les jeunes vivaient de drogues et de trafics.

Nous retrouvâmes les musiciens trois soirs plus tard dans une sorte de MJC à moitié vide, jouant un set encore plus musclé que la première fois, avant qu’un groupe punk japonais n’emporte tout, deux kamikazes qui resteraient comme une des plus incroyables prestations scéniques vues de ma vie.

L’Amérique, le meilleur et le pire, qui allaient me revenir en pleine face.

La petite ville de Flagstaff avait des allures de Far West — et pour cause, nous étions en terres navajos. Les rues étaient vides ce matin-là, ensoleillées, la poussière légèrement balayée par le vent. Je fumais une cigarette devant notre hôtel et vis une silhouette apparaître au bout de la rue. Celle d’un homme en haillons qui titubait un peu. Un homeless local sans doute, mais je compris vite à ses cheveux noirs et à son teint que je n’avais pas seulement affaire à un vieux poivrot ivre mort à neuf heures du matin. Il avança vers moi, seul être vivant dans la rue, pour me taxer le dollar réglementaire. L’homme devait avoir trente ans et n’en paraissait plus rien, le regard perdu dans l’alcool et l’oubli de soi. Il tentait de sourire pourtant.

Ses traits d’Indien me ramenaient à Blueberry, au génocide de son peuple. Les Navajos vivant au sud du Grand Canyon, je lui demandai s’il était de ceux-là, mais il me répondit qu’il était lakota. Les Sioux des grandes plaines.

« Tu es loin de chez toi, je remarquai. Tu appartiens à quelle tribu ?

— Tu connais ?

— Je lis vos histoires depuis que je suis petit. Alors ?

— Je suis un Oglala. »

Wounded Knee. Le dernier grand massacre avant de parquer les survivants sur des terres infertiles : ce Lakota ivrogne était un descendant de ces rescapés, un de ceux qui avaient stimulé mes premiers rêves de liberté, puis ma colère face à l’injustice, les massacres organisés, l’anéantissement des peuples au nom des religions et de la civilisation selon la loi du plus fort. Comme je le lui demandai, il me parla dans sa langue, des sonorités douces et harmonieuses qui me semblèrent étrangement familières — Blueberry, Sitting Bull, Red Cloud, Crazy Horse, je me faisais mon cinéma.

Le gars, lui, titubait.

« Les chaussures, c’est ça le plus important », me dit-il, vacillant.

Une paire de tennis sans trou, c’était à peu près tout ce qui le raccrochait encore au monde des hommes. Combien de kilomètres avait-il dérivé depuis sa lointaine réserve de Wounded Knee ? Lui aussi était en fuite dans son propre pays. Comme les frangins musiciens, comme Clint, Kate…

On s’est serré la main, en guise d’adieu. L’Oglala était si soûl qu’il oublia de retenir son pantalon trop lâche qui, sans ceinture, tomba sur ses chevilles, dévoilant son cul nu et crasseux.

Voilà ce qu’était devenu le peuple sioux. Alcooliques désœuvrés dans leur réserve ou chiens errants sur les routes poussiéreuses, tout ce que j’avais pu lire ou voir dans les documentaires se vérifiait sous mes yeux…

On peut s’en foutre.

On peut se dire que c’est la fatalité, une loi darwinienne, que c’est dommage.

On peut se dire que c’est comme les dodos, les Inuits, les agences matrimoniales, ça disparaît un jour.

Je suis allé me cacher sur le parking pour pleurer mon amour et ma rage, sans pouvoir m’arrêter.


Au restaurant du motel en bordure de Death Valley, parmi la centaine de plats proposés, on pouvait manger de la viande avec de la glace chocolat — ou vanille. Jamais essayé.

Mais que ces terres étaient belles, épiques, sauvages, minérales. Fantastic voyage, dirait Bowie. Et fendard. Il suffisait d’apostropher la caissière d’une supérette pour passer un bon moment :

« Bonjour, comment ça va aujourd’hui ?

— Vous savez quoi, les gars ? Aujourd’hui doit être un des meilleurs jours de ma vie. »

Tout simplement.

À la boucherie :

« On voudrait de la viande, s’il te plaît. C’est pour un barbecue.

— Whaou ! Un barbecue, great, guys !

— La meilleure si tu as.

— La meilleure ? Oh, Jésus ! Vous ne pouvez pas mieux tomber, les gars ! C’est fou. Hey Joe, viens voir ! Y a des Français qui veulent notre meilleure viande pour un barbecue ! Prenez celle-là, sans hésiter ; je l’ai fait cuire pas plus tard qu’hier soir, eh bien c’était sans doute le meilleur barbecue de ma vie. Putain, j’adorerais être à votre place, les gars, vous allez manger la meilleure viande imaginable ! »

Un peuple volontaire.

Ce qui ne cachait pas la réalité : un taux d’incarcération à la hauteur des armes en circulation, vingt millions de personnes vivant dans des mobile homes, des travailleurs pauvres cumulant les jobs pourris pour payer leurs dettes (sans système d’assurance santé digne de ce nom, une simple jambe cassée suffit à vous mettre sur la paille), autant de gens sortis des statistiques du chômage pour avoir refusé des tâches indignes ou sans rapport avec leurs compétences, la loi du « marche ou crève » sévit dans tous les États, avec l’obligation de garder le sourire puisque ici il est peu recommandé de paraître déprimé, malade, oisif ou pauvre, comme si l’on était atteint d’un virus contagieux.

Le rêve américain.

Une vraie beauté pourtant, avec ses parcs nationaux, ses déserts de serpents à sonnette, ses séquoias géants, et toujours ses routes sans fin où l’on se surprend à chercher la caméra du film. Le mien commençait à se structurer, autour de Flagstaff où nous avions passé plusieurs jours et de ma rencontre avec l’Indien oglala. De retour vers la côte après six mille kilomètres à travers l’Ouest, nous fîmes un stop pour dormir à Fresno, 500 000 habitants, estampillé par un magazine comme « la deuxième ville la plus naze des États-Unis ».

On n’avait pas hâte de voir la première.

Fresno n’avait pas de centre-ville, que des buildings amorphes le long d’avenues vides, des jets d’eau sans enfants, aucun bar ou restaurant à l’horizon. Le portier de l’hôtel nous indiqua la rue festive de la ville, dix blocs plus loin. Nous y trouvâmes un bar-restaurant du genre cow-boys pour les jeunes du coin. À voir les nuques rases des garçons, les casquettes de base-ball et leurs rires gras dégoulinant dans les décolletés, j’avais mal aux filles. Nous bûmes des verres à la terrasse du seul bar ouvert jusqu’à une heure du matin : il était moins une quand une trentaine de policiers nous ont encerclés, armés de torches et la main sur la matraque qui pendait à leur ceinture.

« C’est l’heure, maintenant dégagez ! Dégagez ! Allez ! »

Ils nous aveuglaient, ces flics au front bas qui visiblement n’attendaient qu’un mot pour taper dans le tas. Très désagréable.

De retour à San Francisco, je pensais toujours au Sioux croisé sur la piste, à son errance alcoolique à travers ce pays qui n’était plus le sien depuis des lustres mais qui, s’il n’avait plus de ceinture pour retenir son pauvre froc, me vantait la qualité de ses chaussures, la seule chose qui le portait encore.

Mal au cœur.

Mal au corps.

À l’enfance, et à mes rêves d’Indiens.

Je voulais écrire sur lui, tenter de retracer son parcours pour témoigner de la déroute de son peuple, mais il me manquait un lien.

Nous sortions d’un cinéma de quartier où passait un documentaire sur Death, le premier groupe punk noir, profitâmes d’un rayon de soleil pour flâner en terrasse. Le Libraire-qui-trouvait-ça-nul n’est pas un macho (la faute chez nous est éliminatoire) mais laissez deux garçons ensemble et le cerveau reptilien revient au petit trot : l’Amérique c’était bien joli, mais nous étions plutôt déçus par la prestance des Californiennes. Mal habillées, mal arrangées, mal dégrossies, on était loin des canons parisiens.

« Pour une fois qu’on peut mettre la pâtée aux Amerloques ! » plaisantait le Libraire-qui-trouvait-ça-nul.

Et puis soudain on s’est tus. Une femme passa dans notre champ de vision, vêtue d’une petite robe toute simple qui dégageait la courbe de ses épaules, ses bras, son visage aux cheveux libres flottant sur le trottoir, une apparition aérienne. Cette grâce, cette démarche, cette souplesse si féminines, oh Lord, je retirai en silence toutes les bêtises francophiles accumulées en un mois d’Amérique : cette jeune femme avait l’élégance au bout des doigts, qui gravitaient à hauteur de ses hanches. Elle chaloupa devant la terrasse où quelques tables nous empêchaient de l’admirer en pied, marcha sur le trottoir comme sur un fil de soie ; nous suivions le mouvement de sa robe, quand un choc me pulvérisa.

La femme qui passait devant moi était amputée de la jambe droite. La vie l’avait sciée jusqu’au genou, moignon obscène sous sa robe qui dansait. La vision était d’autant plus brutale que parfaitement inattendue. Le secret de sa grâce préservée : une prothèse hydraulique fixée à son genou amputé, articulée pour épouser les mouvements de sa jambe, petite merveille technologique qui nous laissa sans voix.

La fille bipa l’ouverture de sa voiture garée là, grimpa avec aisance, démarra et s’engagea sur la rue où elle disparut bientôt, par enchantement.

« Tu as vu ce que je viens de voir ? » souffla le Libraire-qui-trouvait-ça-nul, estomaqué.

Bien sûr ! Cette femme au genou blessé — wounded knee —, le Sioux dont la tribu avait été massacrée là-bas : je tenais les deux personnages de mon livre californien.

Une pauvre, pauvre histoire d’amour.


Le Lakota de Flagstaff m’a remué les tripes à en vomir de rage et d’impuissance sur un parking d’hôtel, tout comme la beauté amputée de cette femme croisée dans la rue de San Francisco. Je laisse le cynisme aux cœurs de chenille. D’où je viens, on s’enivre peut-être un peu trop mais on ne mange pas de ce poison-là.

Deux récits parallèles se croisent dans Les Nuits de San Francisco. Celle de Jane, une fille grandie à Fresno ayant pour première ambition de quitter la ville. Lors de la soirée de fin de diplôme, elle se fait peloter par son petit ami devant les yeux de ses copains cachés dans les buissons du jardin ; alertée par leurs rires, Jane veut repartir à la fête mais son redneck de petit copain ne l’entend pas de cette oreille et, puisqu’elle va poursuivre ses études ailleurs, la viole, en souvenir de Fresno. Devenue à San Francisco une mannequin à la mode et un peu trop portée sur la cocaïne, Jane s’en sort grâce à un jeune musicien de rock rencontré à Flagstaff, qui parcourt le pays avec son frère.

Le jeune couple a un enfant, ils sont beaux, fauchés et heureux, jusqu’à ce qu’un accident broie leur vie.

L’année de mes vingt ans, sur une longue ligne droite où je roulais depuis Montfort, un vieux à demi aveugle conduisant un paquebot des années 1970 m’avait soudain coupé la route, plantant son tank au beau milieu de la route. Sans ceinture, à quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure, je choisis de percuter le bout du capot du chauffard. Sous le choc ma R5 opéra un demi-tour sur elle-même tout en survolant le fossé et retrouva miraculeusement la portion d’asphalte, en sens inverse, sans qu’aucun véhicule soit venu me heurter en retour.

Jane, dans mon livre, a moins de chance : sa voiture part en tonneaux, causant la mort de son bébé et l’amputation de sa jambe droite.

À la dérive, seule et psychiquement détruite, Jane rencontre un homeless dans un parc de la ville, un Indien oglala. Descendant de rescapés de Wounded Knee, le Sioux a quitté sa réserve où le désœuvrement le consignait, travaillé un moment comme laveur de vitres ou manœuvre sur les chantiers, s’est mis à picoler, à errer de ville en ville avant de se noyer à Las Vegas et de finir sa course à San Francisco, grossissant les rangs des sans-abri détraqués qui ne se font pas de cadeaux. Elle et lui verront une dernière fois les lumières de la ville, éclopés du rêve américain, mais bien calés l’un contre l’autre… Solidarité des barbelés.

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