17 ¡ Viva Chile mierda !

Il y a un ennemi à fuir en littérature : l’idéologie. Si j’avais à écrire un livre sur le Cambodge, la Chine, l’URSS ou même Cuba, la « gauche » en prendrait pour son grade. Il se trouve qu’en Amérique du Sud, les dictatures ont toutes été d’extrême droite et que ce continent m’attire pour des raisons historiques, géographiques, ethniques. Un travail de journaliste reporter est la base de mes romans, qui se doivent de donner la vision la plus juste d’un pays. Si les passages trop didactiques sont à éviter, il faut que le lecteur, à travers la fiction, sorte du livre mieux informé qu’il n’y est entré. Certains d’entre eux n’aiment pas trop être secoués, c’est pourtant ce que j’essaie de faire à travers les émotions de mes héros.

Au Chili, l’inégalité sociale est l’une des plus importantes des pays développés. Les grandes familles qui aujourd’hui se partagent les richesses ont hérité de la noblesse espagnole conquérante le peu de goût pour le partage, et un mépris souverain pour le peuple en général.

Salvador Allende avait tenté de remédier au problème en créant le premier parti socialiste du pays. Médecin de formation, il avait autopsié mille six cents enfants morts dans les rues (malnutrition, violences, maladies) et savait que les carences subies au plus jeune âge étaient irréversibles. Une fois élu démocratiquement, il prit comme première mesure la distribution de lait aux enfants lors de leur arrivée à l’école, pour que les plus pauvres aient au moins une chance de grandir et développer leur cerveau comme les autres. Puis, pour financer ses campagnes d’alphabétisation et de protection sociale, Allende avait décidé de nationaliser l’extraction du cuivre — première richesse du pays —, jusqu’alors exploité par les multinationales majoritairement nord-américaines.

C’était trop pour Nixon : « Il faut buter ce fils de pute ! » avait-il vociféré à l’intention de son ambassadeur à Santiago.

Le général Pinochet (qu’Allende avait mis à la tête de l’armée) avait ainsi rétabli l’ordre avec l’aide de la CIA, un ordre politique mais aussi économique. Les Chicago Boys, qui avaient étudié les travaux d’Hayek et Friedman aux États-Unis, appliquèrent ces nouvelles théories au lendemain du coup d’État, faisant du Chili dès 1973 le premier pays néo-libéral au monde.

Le secteur privé dictant la loi d’un marché dérégulé tous azimuts, tout y est payant : études, sécurité sociale, retraites, contraignant la population à emprunter pour vivre. Une bonne manière de faire taire les contestations. Quant à la lutte des classes, même les caissières des supermarchés prétendent aimer les multinationales parce qu’elles sont riches !

Désespérant.

Heureusement, la jeunesse s’était mobilisée pour réclamer des études « gratuites et de qualité », et avait organisé des manifestations monstres qui avaient secoué le pays. C’est aussi cet espoir que je voulais dépeindre dans mon livre « chilien ».

L’idée s’était imposée un soir à la Maison de l’Amérique latine à Paris, lorsque je présentai Mapuche avec mes amis argentins et l’avocate des Grands-Mères. L’évocation de ces années sombres ne laissait pas indemne, encore moins ceux qui, présents dans la salle, avaient subi torture, disparition ou emprisonnement. L’ambiance était tendue entre ex-factions d’extrême gauche quand une femme de trente-cinq ans avait pris la parole ; Renata expliqua que son père avait été enlevé et tué dans le cadre du plan Condor, un plan d’extermination des opposants politiques par les services secrets de Pinochet et ceux des dictatures affiliées. Accidents, suicides, assassinats crapuleux, attentats revendiqués par des organisations fantoches, disparitions… : soixante mille personnes avaient ainsi été exterminées à travers le monde. Sa mère, incarcérée au Stade national de Santiago alors qu’elle était enceinte, aurait dû être abusée avec les autres détenues mais les geôliers, qui venaient de violer à mort l’une d’entre elles, avaient été punis par leur officier : interdiction d’abuser des prisonnières pendant deux mois.

Renata avait bénéficié de ce sursis sordide pour survivre dans le ventre de sa mère, libérée puis exilée en France. Renata était née trois jours après leur arrivée, sans malformations ou tares irrémédiables causées par la torture in utero. Ce qui ne l’empêchait pas, trente-cinq ans après les faits, de porter plainte au Chili pour l’enlèvement de son père et les sévices subis.

Les voix discordantes s’étaient tues dans la salle chauffée à blanc ; Renata m’offrait le titre de mon futur roman, Condor, et le background d’un personnage clé, Edwards.


De mon premier voyage au Chili, j’avais gardé une foule d’informations concernant la situation politique et sociale des Mapuches, et l’énigme de la machi continuait de me tarabuster. Comment une vieille femme ignorante du planisphère terrestre avait-elle pu prédire que l’éruption d’un volcan islandais toucherait la France ?

Poca, la petite danseuse mapuche, m’avait mis sur la piste en me révélant un fait étrange survenu lors de son enfance, lorsqu’une araignée l’avait mordue au bras : la médecine se révélant impuissante face au venin, la fièvre avait failli l’emporter. Sa mère priait les dieux mapuches sur son lit d’agonie, désespérée, quand, après des jours de délire, la fièvre était subitement retombée. Poca garderait une brûlure impressionnante sur le bras mais elle vivrait.

Quant à la machi, elle n’était pas venue la soigner. D’après elle, cette mésaventure participait d’un long processus qui, au prix d’épreuves retorses pouvant durer toute la vie, amènerait un jour la jeune femme au pouvoir des machis : elle aussi communiquerait avec les volcans. Poca refusait d’y croire. Elle voulait être danseuse, pas chamane d’une communauté d’Araucanie perdue dans les bois, même si le destin la rattrapait.

Lors de nos contacts par réseaux sociaux, j’appris en effet qu’elle venait d’avoir un terrible accident de voiture : alors qu’elle conduisait sur l’autoroute, une pluie de grêlons gros comme des poings s’était soudain abattue sur elle, qui avait perdu le contrôle du véhicule, une jambe et les côtes brisées dans l’accident.

Je ne savais trop quoi en penser — sinon que bien des choses nous échappent. Mais les mésaventures de Poca quant à son devenir machi m’inspirèrent le personnage de Gabriela, jeune vidéaste mapuche exilée à Santiago et étudiante militante.

Esteban Roz-Tagle serait son alter ego masculin, fils d’une des plus grosses fortunes du Chili, un avocat spécialisé dans les « causes perdues » et surtout dans le sabotage de sa vie pour se venger de ses biens trop mal acquis. D’une désinvolture passionnellement suicidaire, Esteban a le comportement anarchiste de Belmondo dans Pierrot le fou, se trimballe pieds nus dans son Aston Martin et écrit sous drogue et en secret des contes morbides où la poésie caresse l’ultra-violence. Un type que j’aimais bien.

Un autre personnage central émergea vite, Stefano, un ancien du MIR (la gauche révolutionnaire) chargé de la protection d’Allende qui, après avoir réussi à fuir le palais présidentiel bombardé lors du coup d’État de Pinochet et un long exil en France, est revenu à Santiago pour monter un petit cinéma de quartier. Il vit depuis avec Gabriela, qu’il considère comme la fille qu’il n’a jamais eue. Stefano aussi est un désillusionné de l’amour.

L’histoire de Condor commence à La Victoria, la banlieue déshéritée de la capitale, symbole de la résistance à la dictature. Gabriela et Stefano passent un film dans l’église de leur ami curé, le vieux Patricio, quand on découvre le corps du fils d’un ami sur un terrain vague ; c’est le quatrième adolescent qu’on retrouve en dix jours, sans explication. Gabriela, qui filme tout avec sa GoPro, découvre des traces de poudre blanche sous les narines de la jeune victime : de la cocaïne ?

Contacté par Gabriela, Esteban se prend d’une passion suspecte pour cette « cause perdue », embarque la vidéaste dans son Aston Martin et son délire de gosse de riches anéanti de l’intérieur. Leur première journée ensemble les voit enquêter à La Victoria, ferrailler avec les carabiniers, demander en vain l’aide du père d’Esteban, qui possède la moitié des médias du pays, boire du pisco sour au-delà du raisonnable et se réveiller le lendemain matin sur une plage isolée à soixante kilomètres de Santiago… Les rouleaux se fracassent sur le rivage, ils n’ont aucun souvenir de ce qui a pu se passer mais la robe de Gabriela est trempée : qu’ont-ils fait de leur nuit ? Il s’est passé quelque chose d’étrange, l’apprentie machi le sent, comme un mauvais rêve.

Quand ils rentrent à Santiago, Esteban apprend que son associé, Edwards, a été retrouvé mort au pied d’une falaise après une dispute avec sa femme…

Après deux ans de documentation et d’écriture intensive, il était temps de retourner sur les lieux du crime. Une équipe d’amis partiellement renouvelée m’accompagna au Chili. Outre Clope-Dur et Loutre-Bouclée, deux nouveaux équipiers seraient du voyage : Chorizo-Bouillant, vidéaste-photographe dont le nez, s’il rougissait vite au soleil, ne l’empêchait pas de jouer les jolis cœurs auprès de ces dames, et un musicien fan de films japonais et d’horreur, guitariste noise hors pair dont la musique pourrait se comparer à un ippon sanglant.

Ippon-Sanglant n’avait pas beaucoup voyagé, commençait sa journée en disant « Oh, putain… » comme si le ciel lui était tombé sur la tête durant la nuit, un gars sensible, qu’il faudrait gérer. Comme la Bête, quoique dans un style moins rugueux, Ippon-Sanglant ne songerait pas à ouvrir une carte (il savait à peine où il allait tout seul, alors avec les autres…), mais je faisais confiance à Clope-Dur et Chorizo-Bouillant pour m’aider à baliser le terrain.

Voyager avec ses amis, outre le plaisir d’être ensemble, est aussi l’occasion pour chacun de ramener de la matière pour ses créations ou l’éventualité d’une collaboration : photos, vidéo, musique, sculptures, peintures, sons, carnets de voyage, toutes les idées sont bienvenues. Nous avions convenu de partir cinq semaines, de Santiago jusqu’au désert d’Atacama, un road trip de milliers de kilomètres. J’avais des contacts sur place, des lieux à visiter, avec en point d’orgue le désert d’altitude où volaient les condors…


Débarqués à Santiago à la fin de l’été, nous retrouvâmes Poca dans un appartement de la rue Carmen loué pour la semaine. La jeune Mapuche n’avait pas changé depuis quatre ans, sourires et blagues à l’affût, la capitale chilienne non plus, avec son tout-bagnole, sa pollution endémique et ses bâtiments austères.

Nous sortîmes boire quelques pisco sour dans le quartier Bellavista, celui des jeunes branchés et des touristes en goguette, où quelques maisons colorées détonnaient dans le morne paysage urbain. Quel contraste avec Buenos Aires, son Niceto Club et ses soirées racées : El Chocolate, la boîte à la mode de Bellavista, avait un service d’ordre de men in black avec oreillette et fouille des sacs. Le spectacle musical du soir était un boys band en marinière affublé de danseuses brésiliennes made in Bangladesh dont la sensualité dépassionnée rappelait le saucisson sec. Cela ne nous empêcha pas de danser n’importe comment avant de finir dans un bar clandestin où, jouant au chat et à la souris avec les patrouilles de police qui chassaient les noctambules, nous pûmes nous mêler aux dépravés locaux.

Si on sent le pouls d’un pays à la manière dont les jeunes font la fête, l’Argentine menait 3 à 0 face au Chili. Grâce à l’abnégation des Grand-Mères de la place de Mai, les premiers avaient fini par juger leurs bourreaux — Videla venait de mourir en prison —, les seconds, malgré un gouvernement socialiste, avaient fait des obsèques quasi nationales à Pinochet.

Cela se ressentait dans les petits détails de la vie, des chaînes de magasins appartenant à la veuve du dictateur au climat de peur distillé par des médias aux discours sécuritaires. Dans une chouette boîte de nuit à ciel ouvert, on avait même rencontré un rasta nostalgique du vieux général — « Au moins avec lui, il y avait de l’ordre ! ».

Pénible.

Heureusement il y avait Cacho.

Cacho avait été le charismatique chanteur des Corazón rebelde, un groupe de rock chilien exilé en France dans les années 1980, influence Clash, qui avait lui aussi rythmé mon adolescence. C’était drôle de se rencontrer trente ans plus tard à Santiago, épicentre de leurs chansons protestataires, pour l’écriture d’un de mes livres traitant de la même dictature. Un cadeau de la vie, fille bleue du ciel.

Cacho avait perdu quelques cheveux mais pas son humour ni sa fibre musicale. Revenu au pays dans les années 2000 pour échapper à la déchéance programmée des rockers vieillissants, Cacho s’était marié avec une proche de Michelle Bachelet, qui venait d’être réélue comme présidente, et connaissait bien la politique de son pays. Un ami précieux qui nous permit de visiter en privé le palais de La Moneda où Allende s’était suicidé quarante ans plus tôt, bombardé par l’aviation de sa propre armée. Un moment émouvant qui me poussa dans le fauteuil vide de la présidence pour un discours enflammé (« El pueblo unido jamás será vencido ! »), sous l’œil quelque peu circonspect de notre guide. Les gardes en pompon faisaient carrément la gueule.

Après une semaine à Santiago, j’avais trouvé les lieux de débauche où Gabriela et Esteban perdaient pied avec le réel — El Chocolate et le bar clandestin de Bellavista — avant de se réveiller sur la plage, le quartier coloré de Brasil où Stefano avait monté l’un des rares cinémas d’art et d’essai de la ville, la rue Carmen où les avocats associés avaient monté leur cabinet, le décor de plusieurs scènes transitoires. Enfin nous partîmes plein nord, le long de la Panaméricaine qui longeait le couloir chilien.

L’agence de location tenta bien de nous louer à prix d’or un minibus Hyundai, véritable poubelle roulante — carrosserie défoncée, porte arrière condamnée, gobelets et bouteilles d’eau vides comme autant de clébards à tête dodelinante, la plage arrière tombée dans le coffre —, mais puisque tout se négocie et qu’un long périple nous attendait, nous dégotâmes une Chevrolet six places au confort cent pour cent yankee.

Nous suivîmes d’abord Esteban et Gabriela sur la plage où ils se réveillaient, amnésiques : Quintay, soixante kilomètres au nord de Santiago. Les rouleaux d’eau turquoise m’inspiraient des envolées brumeuses. Cette scène était le socle de Condor, là où l’amour naissant de Gabriela et Esteban manque de se noyer. C’est aussi devant ces flots déchaînés qu’Esteban a écrit « L’Infini cassé », le texte sombre et poétique à la mémoire d’Allende et de Victor Jara. Là où, lors d’une transe avec la machi Ana pour sauver l’âme perdue d’Esteban, la jeune disciple affrontera Kai Kai, le dieu du fond des mers, qui depuis la nuit des temps s’oppose à la force des volcans.

Un trip mapuche. Celui qu’Esteban partagera avec elle, comme si un lien mystique les unissait… L’amour, quoi d’autre ?

Nous passâmes quelques jours à Valparaiso, où j’avais mes points de chute romanesque. Notre appartement dominant la baie devint celui où Stefano épie la villa de Schober, le principal suspect de l’affaire. Je traînai sur le port, plaque tournante du commerce chilien, observai les va-et-vient des porte-containers, le ballet des camions qu’on chargeait…

Un trafic de drogue — cocaïne. Un port privé, avec des entrées sécurisées, inaccessible au public. Le bureau des douanes. Des intermédiaires pour acheminer la drogue. La petite plage près du port, San Mateo, idéale pour un rendez-vous nocturne. Les rues pentues de Valparaiso, ses collines aux fils électriques entremêlés, ses maisons colorées, les décors de mes intrigues peu à peu prenaient forme.

Nous reprîmes la Panaméricaine pour une longue course vers le désert d’Atacama. Lors d’un stop à Bahia Blanca, jolie petite station balnéaire sur la côte Pacifique, nous fîmes la connaissance de José Luis, un avocat gay qui nous changeait des machos locaux.

Au Chili, pays où le divorce a été autorisé depuis peu, on peut trouver des monuments aux morts de trente mètres de haut dédiés aux enfants « assassinés » par l’avortement (toujours illégal, même en cas de viol ou maladie du fœtus). Sebastián Piñera, l’ancien président et membre de la très droitière Opus Dei, a fricoté avec la clique de Pinochet. L’Église a son mot à dire dans tous les débats sociétaux, reléguant l’homosexualité à une déviance ou une maladie. José Luis devint naturellement notre ami, et accessoirement Luis Villa, le copain flic d’Esteban qui analysera le sachet de cocaïne trouvé par l’avocat lors de son enquête à La Victoria.

Les ceviches des restaurants de Bahia Blanca étaient délicieux, comme José Luis et ses amis. Chorizo-Bouillant profita de la halte pour séduire une de ses copines lors d’une nuit particulièrement arrosée, moi pour imaginer la dernière scène d’amour entre Gabriela et Esteban, seul sur la plage de sable blanc face aux rouleaux qui défilaient. Nous promîmes de repasser par Bahia Blanca sur la route du retour.

La chaleur grandit à mesure que nous montions vers Antofagasta, Clope-Dur assurait les relais au volant de la Chevrolet, Ippon-Sanglant tenait le coup en disant « Putain » — le soleil, le désert, la poussière avalée, tous ces pisco sour qu’il fallait boire pour suivre le rythme, putain ! Quittant la Panaméricaine, nous traversâmes le désert jusqu’à San Pedro d’Atacama, mille kilomètres plus au nord : Longue-Figure, notre vieux complice mapuche, nous y attendait de sandales fermes.

Longue-Figure descendait du Pérou, ses appareils photo en bandoulière, avec son éternel air de débarquer des étoiles. Le paysage de l’Atacama, aride, minéral et désertique, s’y prêtait magnifiquement. Nous louâmes un rancho près de la vallée de la Lune, dont la terrasse donnait sur des crépuscules montagneux d’un genre fabuleux. La roche me parle. L’univers minéral. La mémoire du temps, ses mots secrets… Mes équipiers étaient dorénavant rôdés au Chili, pays géographique s’il en est avec ses Andes omniprésentes, ses secousses telluriques hebdomadaires (bizarre de se réveiller en sursaut avec les rideaux de la chambre inclinés), ses catastrophes et ses volcans, endormis ou menaçants. Les hauts plateaux de l’Atacama étaient là, sous nos yeux avides, beauté brute, pure.

À cinq mille mètres d’altitude, il fallait mâcher de la coca pour garder le cerveau irrigué, se munir d’un guide pour ne pas se perdre dans les immensités, parfum d’aventure et de solitude. Dans ce désert — un des plus hauts du monde — nous croisâmes des titans sculptés par le vent le long des pistes poussiéreuses, des carcasses de camion, des lacs au fond des plaines, des montagnes érodées. Je suis resté des heures, en silence, goûtant tous les verbes vivants en moi avec la seule amertume de la coca. Les paysages de l’Atacama me remplissaient de poésie sauvage, de liberté et de désespoir — un jour je ne verrais plus tout ça…

Nul besoin de drogues, de religion pour affronter la vision de ce désert d’altitude : Nietzsche est là, en pierre et en os, rameutant la poésie de René Char pour me poser, délicat, sur le fil du rasoir de la vie, la meilleure dope qui soit.

Je prenais ma dose.

Le Salar de Tara, auquel on accédait après plusieurs heures de piste hallucinante, se prêtait particulièrement bien au final de mon livre, avec ce vent glacé à décorner les bœufs, ses cruels caranchos et sa mer translucide qui s’étend au pied des volcans, à perte de vue, au-delà de la frontière bolivienne. Je situai les dernières scènes de Condor dans ce salar, un décor à la Sergio Leone propre à un duel à mort et à l’errance des âmes.

Du sublime, enfin.

La nature. Les pierres et les hommes. L’écriture.


Quittant San Pedro par une route de sel à travers les hauts plateaux, nous regagnâmes la civilisation avec une pointe de mélancolie. La poussière de l’Atacama redescendait à peine sur nos corps éreintés par l’altitude, le pisco et les milliers de kilomètres avalés depuis notre départ de Santiago, dix jours plus tôt.

Antofagasta, Chañaral, Copiapó, Vallenar : nous traversâmes des villes minières à l’ambiance rustique, suivîmes la nationale camionneuse et ses animitas (« petites âmes ») qui ponctuaient le bord de route, cortège funèbre de sépultures rappelant le prix humain payé à l’expansion du pays… C’était assez flippant de voir toutes ces croix sur le bas-côté, une par kilomètre, surtout quand un semi-remorque chargé de liquides hautement inflammables vous double en pleine côte, vous et les camions qui vous précèdent, à grand renfort de klaxon. On se dit alors qu’il faut :

1/ les avoir bien accrochées pour être routier au Chili,

2/ être complètement con.

Une flânerie sur la côte semblant de bon aloi face au chaos mécanique, nous déviâmes vers la réserve qui menait à Los Choros, saluant charmantes vigognes et guanacos d’un coup de gaz fraternel. Le village de Los Choros était assoupi, comme tout ce qui traîne sur la côte nord du pays, un monde au silence sous un soleil de plomb. Pas âme qui vive sur la place. Enfin, échappée d’une fenêtre ouverte, la voix de Violeta Parra nous guida.

Le kisco du village passait un vieux disque de la chanteuse chilienne, suicidée par amour mais sans rancune : Gracias a la vida. La fille qui tenait la petite épicerie avait un piercing branché, un sourire avenant et le visage de sa mère, qui sortait les empenadas du four. Non, il n’y avait pas de chambres à louer dans le village, mais des cabanes en bord de mer qui feraient certainement notre affaire.

De fait, l’océan un peu plus loin s’écroulait le long de rochers impavides, les criques se terraient dans les angles pour qu’on mérite de les trouver, et toujours personne à l’horizon : tout à fait ce qu’il nous fallait… Le soir tombait quand on a sonné à la grille d’Yvonne.

Prénom français mais chilienne d’origine germano-suisse, elle louait des cabanas aux gens de passage. Yvonne nous accueillit à l’entrée, la soixantaine décontractée, de longs cheveux blond et blanc, mais l’œil acéré devant l’allure du Mapuche qui nous accompagnait. Por seguro, avec ses sandales poussiéreuses, ses cheveux à la taille et son accent du sud, Longue-Figure n’avait pas la tête d’un touriste. Des cabanas à louer, fallait voir. La patronne du lieu aperçut alors Loutre-Bouclée, la seule fille du groupe, se dérida et, dans un sourire retrouvé, consentit à ouvrir la grille, elle aussi blanche. En revanche, négocier le prix alors qu’il n’y avait pas un chat dans les environs, pas question : c’était cher ou rien.

Yvonne était heureuse de nous voir, des Français c’était formidable, elle baragouina quelques mots, repassant nos billets comme on caresse un petit chat avant de les ranger dans sa cassette. C’était touchant. Comme je lui expliquai le but du voyage (écrire un livre sur le Chili d’hier et d’aujourd’hui), Yvonne compatit.

La dictature, oui, c’était une époque terrible. Mais il fallait remettre les événements dans leur contexte : la période était dure pour tout le monde, elle-même avait dû faire barrage de son corps pour défendre la voiture de son père que les métayers, aiguillonnés par les chimères du parti de l’Unité populaire d’Allende, voulaient voler ainsi que leur domaine dans le Sud. La voiture de son père, c’est tout ce que la jeune Yvonne avait pu sauver de l’expropriation forcée : sa famille avait perdu tout le reste, terres, propriété, Mercedes, une débandade socialiste, ses frères et sœurs avaient dû se réfugier en Suisse, les pauvres avaient souffert dans la chair de leur porte-monnaie, ils avaient connu l’exil, l’humiliation. Alors oui, Pinochet avait été dur avec les communistes, mais si Allende était resté au pouvoir, le Chili serait aujourd’hui comme le Venezuela de Chavez, un pays en proie au chaos et à l’insécurité.

« La dictature a été mal interprétée », répétait Yvonne.

Pour sûr.

Sur les 771 enquêtes menées contre les agents de l’État accusés de crimes contre l’humanité, 526 inculpés avaient été condamnés sans sentences définitives, 173 avaient été condamnés avec des sentences définitives sans être incarcérés, 6 avaient été condamnés mais libérés par réduction ou commutation de peines, 66 avaient été en prison de manière effective. Des prisons cinq étoiles, où Contreras, le chef de la sanglante DINA, finirait sa vie sans un regret.

Déjà lors de l’élection d’Allende, son concurrent malheureux, issu d’une grande famille possédant entre autres le monopole du papier hygiénique, en avait suspendu la distribution pour se venger et punir la populace. Cette haine du pauvre ne datait pas d’hier.

Le rio Mapocho, que les Mapuches traversaient jadis à la rame, ne ressemble plus qu’à un vague torrent crasseux au cœur de Santiago : en hiver, quand les eaux dévalent les Andes en charriant tout sur leur passage, les égouts débordent chez les pauvres qui, non seulement n’ont pas de raccordement digne de ce nom, mais vivent au creux de la cuvette polluée que constitue la capitale ; les riches, eux, sont installés sur les hauteurs de la ville, avec le tout-à-l’égout, et se fichent bien du reste. Après tout, les pauvres ont ce qu’ils méritent.

Je bouillais, zen violent, d’entendre cette conne d’Yvonne. Mais son discours allait à la réalité du Chili : je m’en servirais pour décrire cette population amnésique, volontaire, pour qui tout est mieux que le peuple au pouvoir.

Quant aux caranchos, ces charognards de la taille d’un corbeau qui s’attaquent aux animaux blessés ou aux vaches mettant bas, leur arrachant les parties génitales jusqu’à ce que mort s’ensuive, ils nettoieraient quelques cadavres de mon livre…

*

Plus je lis les livres de Nicolas Bouvier — L’Usage du monde reste un chef-d’œuvre du genre —, plus je perçois l’intelligence fine de ses remarques sur le voyage, le regard humain sans concession qu’il porte sur l’étranger en général, plus je doute de ma légitimité d’écrivain-voyageur. Je n’ai pas son souci du détail, de la culture autochtone, m’attachant plus aux impressions, aux sentiments. On doute, oui.

Ma méthode dans ces cas-là : un pisco sour.

Une idée partagée par beaucoup de Chiliens rencontrés sur la route : « Tu veux que je te dise, c’est tellement la merde qu’il vaut mieux faire la fête avec ceux qu’on aime… Allez ! Vive Chile mierda ! »

C’était le mot d’ordre du pays, comme une volonté de ne pas céder malgré tout : la morosité de l’architecture, les programmes lénifiants à la télévision, la culture ravalée au rang de divertissement, l’immobilisme politique et social.

De retour à Santiago, nous posâmes nos sacs dans un petit immeuble de Lastaria, un des rares quartiers du centre à échapper aux bruits des voitures. La terrasse du duplex[9] donnait sur La Catolica, la séculaire université de Santiago où Esteban ferait ses études d’avocat, un bâtiment surplombé d’un Jésus géant, bras ouverts en signe de bienveillance, la façade noircie par la pollution avec son inscription « Religion et sciences » au fronton — tout un programme.

Après les couleurs du désert d’Atacama, les kilomètres de côte sauvage où grondait le Pacifique, le retour était rude. D’autant que nous étions rentrés pour la manif’, la première depuis le retour d’une socialiste aux affaires et l’éviction de Piñera.

Sebastián Piñera, première fortune du Chili, avait été élu à la présidence du pays en qualité de milliardaire. Comme si le job d’un milliardaire était d’enrichir les autres. Enfin… Piñera avait essuyé les premières manifestations de masse depuis le retour de la démocratie au début des années 1990, avec des millions de gens dans la rue pour soutenir les étudiants. L’éducation, ici, n’était pas un droit : étudier procédait, selon le jargon, de la « liberté individuelle ». En clair, à chacun de payer pour ce qui était considéré comme un bien de consommation comme un autre.

Le revenu moyen au Chili : l’équivalant de sept mille euros par an.

Le coût d’une année de médecine : huit mille euros.

Chaque diplôme n’étant validé qu’à la fin du cursus, beaucoup de jeunes travaillaient pour payer leurs études, mettant parfois dix ou quinze ans à obtenir leur précieux certificat, si bien que les trois quarts d’entre eux abandonnaient en route, incapables de payer.

« Quand tu fais des études, tu as plus de chances d’obtenir des dettes qu’un diplôme », ironisaient-ils.

Piñera (qui entre autres possédait une banque, relais indispensable pour les fameux prêts étudiants) et ses ministres affairistes avaient tenté d’étouffer la contestation, mais les grèves avaient duré toute l’année. Les leaders étudiants avaient répondu à l’arrogance des politiques, qui les traitaient « d’enfants aux idées archaïques », en entraînant la société dans leur combat.

Comme tout le monde, j’étais tombé amoureux de Camila Vallejo, la charismatique présidente d’un syndicat étudiant lors des révoltes de 2011 : intelligence vive, regard déterminé, belle comme un cœur pur, les cravatés de Piñera passaient pour des marques de lave-vaisselle à côté de Camila. J’intégrai son avatar dans Condor : Gabriela filmant les manifestations étudiantes sans lâcher d’une semelle la jeune icône, je leur inventai une liaison sans lendemain mais non sans tendresse. Une façon de rendre hommage à la jeunesse chilienne, dont je partage les idéaux « archaïques » (le droit à l’enseignement).

Michelle Bachelet avait gagné les élections sur le thème de l’éducation mais tout le monde se méfiait des promesses : alors que nous y étions, une première manifestation avait lieu à Santiago, tout près de chez nous, pour que le nouveau gouvernement engage les réformes promises.


La manifestation avait lieu Plaza Italia. « La marche de toutes les marches », disaient les tracts.

À voir les matraques des voltigeurs à moto, les camions blindés et l’armada de guerre déployée aux alentours, on s’attendait à une foule énorme ; ils étaient tout au plus une dizaine de milliers réunis sur la place centrale de Santiago, une manif plutôt bon enfant avec des danses, de la musique et des chorégraphies pour égayer le cortège. Défenseurs des droits de l’homme, du peuple mapuche, des homosexuels, de l’écologie, mais aussi des animaux utilisés dans les labos, du cannabis, du club de foot Colo-Colo, on manifestait pour un peu tout et n’importe quoi.

Aucune trace de Camila Vallejo ni des syndicats étudiants. Qu’importe, il faisait chaud, les jeunes étaient remontés et le joyeux tintamarre contrastait avec les hélicoptères qui vrombissaient dans le ciel grisonnant. Nous suivîmes le cortège jusqu’à la Plaza de la Constitución, où attendait une sono vraiment pourrie. Drag-queens, queers, trav’, la manifestation se terminait dans une ambiance festive, jusqu’au coup de semonce des forces spéciales.

« Le show est fini ! hurlaient les haut-parleurs. Rentrez chez vous ! »

Comparer une manifestation à un show était une provocation de paco (les flics), et une menace : ils chargèrent soudain dans tous les sens, pour effrayer le troupeau, avant de disperser les récalcitrants aux gaz lacrymogènes. La routine.

Quant à Camila Vallejo, devenue députée à trente ans sous l’étendard d’un nouveau parti alternatif, « Révolution démocratique », j’appris par Cacho qu’elle et les syndicats négociaient avec la présidente pour une réforme radicale de l’éducation.

¡Viva Chile mierda !


Nous partîmes de bon matin (midi et demi) à La Victoria, où j’avais rendez-vous à seize heures avec sœur María Inés, qui vivait depuis toujours dans le quartier… Connaissant le passé sulfureux de La Victoria, je m’attendais à entrer en territoire hostile mais découvris une petite banlieue à l’aspect tranquille, avec des maisons modestes aux toits de tôle ondulée, des cabanes en ciment, des kioscos d’où s’échappait du tango, quelques charrettes à métaux tirées par des mines curieuses, une église blanche au Jésus peint sur des murs colorés — guitares, colombe, bougie, croix, un climat de paix et de bienvenue —, des rues défoncées mais bétonnées et arborées, des bougainvilliers et même une petite fille à vélo, visiblement intriguée par l’élégance parisienne de Loutre-Bouclée à nos côtés.

Certes les maisons étaient protégées par des barbelés, les fresques peintes sur des murs décatis retraçaient les combats de la population contre les militaires, les chiens étaient en piteux état, mais l’atmosphère à La Victoria était détendue en ce dimanche de fin d’été.

Nous nous étions tout de même concertés, notamment avec Longue-Figure et Chorizo-Bouillant, qui venaient ici avec leurs appareils photo : discret avec le matos, histoire de ne pas attiser les convoitises. On voyait bien que les noms et les visages des martyrs peints sur les murs n’avaient pas tous été tués par les carabiniers, ça sentait plutôt le règlement de comptes pour des histoires de dope. Prudence, donc. Nous observions le siège du Parti communiste, une baraque de bric et de broc qui faisait aussi office de centre culturel, quand la famille qui déjeunait en face nous invita à entrer. La porte de leur maison était ouverte, ils finissaient de manger et proposaient de partager un verre.

Loutre-Bouclée eut le droit à des compliments sur sa beauté avant de partager un verre de Pschitt citron. Déclinaison de la nationalité, rires collégiaux, questions-réponses, re-blagues, les adolescentes pouffaient, Chorizo-Bouillant faisait le joli cœur français, Ippon-Sanglant marmonnait la tête cachée dans ses mains — « Putain… Oh putain, ils sont sympas ces gens… » —, puis photo de famille devant la maison, les bras sur les épaules comme de vieux copains, une série d’abrazos appuyés au moment de se quitter : les gens de La Victoria n’avaient qu’un soda à partager avec des étrangers mais ça leur faisait plaisir. À nous aussi.

Seize heures sonnèrent, le moment du rendez-vous avec sœur María Inés.

Elle et son amie Donata appartenaient à la congrégation des Frères de Foucauld, une fraternité extraterritoriale proche des plus pauvres, peu importe où dans le monde. María Inés était arrivée au Chili en 1952, elle avait aujourd’hui quatre-vingt-trois ans, dont plus de cinquante passés à La Victoria. Une jolie femme, très classe dans son genre, le regard et l’esprit toujours vifs, cependant affligée d’une surdité qui l’agaçait au plus haut point.

« ¿ QUÉ PIENSA DE LA SITUACIÓN EN LA VICTORIA DESPUÉS DE VEINTE AÑOS DE DEMOCRACIA ? » lui assénai-je, prévenu de ses problèmes.

María Inés se tourna vers Donata, qui faisait l’assistance.

« ¿ Qué dice ? »

Dépitée par sa vieillerie mais pleine de ressort, la jolie sœur commença à nous parler de son quartier, dans un français impeccable, appris auprès des frères Pierre Dubois et André Jarlan. María Inés ne cachait pas son amertume : certes le temps de la dictature avait été affreux, que de violence et de morts ! mais les gens étaient solidaires. Ils avaient lutté pied à pied contre les carabiniers de Pinochet et payé le prix fort. Or, en arrivant au pouvoir, la Concertation (l’union des partis démocratiques) n’avait eu aucune reconnaissance pour leur lutte.

Pas un mot.

On avait considéré les gens des poblaciones comme des laissés-pour-compte, eux qui avaient le plus souffert de la répression, avant de reprendre les affaires. La collusion des secteurs publics et privés pour la privatisation de la vie en commun, la subordination de l’État au monde de l’entreprise et de la finance, les abus des pouvoirs économique et médiatique, María Inés gardait une colère distanciée mais intacte.

« Ils ont privatisé la santé, l’éducation, les retraites, les transports, les communications ; et puis ils ont privatisé la Concertation… Tout a été vendu, conclut-elle, même le présent. »

Sœur Donata, montée sur ressort, approuvait. La démocratie avait apporté les écrans plats dans le quartier, les portables et la drogue, de la pasta base, résidus de cocaïne et autres sous-merdes chimiques, qui ravageait les jeunes.

Comme c’était un des sujets de mon livre, María Inés proposa qu’on visite la maison où leur ami André avait trouvé la mort. C’était un quartier où on vendait la drogue de la main à la main dans la rue, avec des types en béquilles aux dents pourries qui mendiaient de quoi griller leurs derniers circuits.

« Un fléau », assurait la sœur, que tout le monde saluait au passage. « Les carabiniers ? Ils regardent ailleurs. Ou ils trafiquent avec eux. Enfin, c’est ce qu’on dit. »

Voilà qui donnait de l’eau au moulin de Condor. Mais à la différence des townships sud-africains où j’avais réussi à me présenter au bureau du commissariat pour interroger des policiers, je sentais bien que les carabiniers de La Victoria m’enverraient sur les roses, avec ou sans le soutien des sœurs.

Nous visitâmes la maison d’André Jarlan. La balle d’un carabinier, qui visait un journaliste participant à une énième protestation, avait ricoché sur un arbre avant de transpercer le mur en bois de sa maison, et le crâne du curé, assis à son bureau.

Tout le monde l’adorait dans le quartier. Les carabiniers impliqués avaient posé un journal d’opposition sur la Bible que lisait le curé au moment de sa mort, pour camoufler leur bavure — les assassins sont souvent des abrutis. Aujourd’hui André Jarlan était le nom d’un parc en bordure de La Victoria, mais le souvenir de cet homme d’exception laissait María Inés bien triste.

Enfin, on est allés bras dessus bras dessous à la chaîne de télévision locale, Señal 3, associative et bénévole.

Trentenaire barbu et jovial, Cristian nous accueillit dans son antre, une simple maison aménagée. Grâce à son antenne de dix-sept mètres, Señal 3 émettait à neuf kilomètres à la ronde, en plus de capter Internet. Il y avait un petit plateau d’enregistrement, un studio radio couvert d’affiches dont la plupart nous étaient familières (Señal 3 était même associée au Quartz, une salle de Brest !), et une bibliothèque de vidéos VHS qui constituait la mémoire vive de La Victoria : toma, protestas, émeutes, tout était consigné sur les étagères de la télé communautaire. Il y avait aussi une salle avec des ordinateurs, pour former les jeunes du quartier à l’informatique. Señal 3 avait été attaquée de nuit par des carabiniers qui avaient tout détruit, sauf un ordinateur que Cristian avait sauvé en s’enfuyant.

« Oui, confirma-t-il dans un sourire malin. Ce n’était pas les carabiniers de La Victoria mais ceux d’un autre quartier qui ont débarqué, pour éviter les représailles. Mais ils avaient l’air défoncés lors de l’attaque : les yeux rouges, complètement survoltés. Défoncés, quoi. »

Ma cervelle carburait en mode polar. Gabriela apprendrait le montage vidéo avec Cristian, dans cette salle. Le rédacteur l’accueillant lors de son arrivée à Santiago, Gabriela soulèverait des montagnes pour rendre justice à son fils, tué par la drogue…

Le crépuscule tombait sur les façades colorées de la población ; voulant profiter de la lumière, Longue-Figure et Chorizo-Bouillant restèrent en arrière pendant qu’on raccompagnait les sœurs chez elles pour un dernier thé. Nous discutâmes encore une heure ensemble, un échange animé, complice, instructif, joyeux malgré l’adversité.

Une heure, ça commençait à faire long pour les dernières photos. Je sortis fumer une cigarette quand Chorizo-Bouillant arriva, livide, les mains dans les poches.

« Je viens de me faire braquer mon appareil, dit-il, exsangue. Avec un flingue. »

Chorizo-Bouillant n’en menait pas large, il y avait de quoi : la vue d’un pistolet fait plutôt froid dans le dos et son matériel professionnel valait son pesant d’or pour un intermittent du spectacle. Les sœurs étaient catastrophées, affreusement désolées pour nous, la drogue bien sûr, c’est pour ça qu’elle disait à leur famille de ne pas venir les voir à La Victoria, pour qu’il n’y ait pas de drame. Les pauvres femmes en avaient les larmes aux yeux.

Nous étions tous navrés pour Chorizo-Bouillant, qui en plus avait fait de super images pour notre projet de livre de photos autour du voyage au Chili. Longue-Figure, qui comme d’habitude planait à quinze mille lors du braquage, traînant quelque part au coin d’une rue, revint avec une piste : « El Chuque. »

Une vieille femme, témoin du vol, avait vociféré ce nom.

« C’est encore El Chuque : allez le dénoncer à la police, une fois pour toutes ! »

« El Chuque », un surnom en référence à la poupée sanglante d’un film d’horreur. J’avais enfin un prétexte pour aller visiter les carabiniers de La Victoria.


Un mirador doté d’une meurtrière constituait l’entrée du commissariat de La Victoria, un bâtiment de brique cerné de hauts grillages. La nuit tombait et l’arrivée de Français souhaitant porter plainte pour vol à main armée ne semblait intéresser personne. Occupés à se passer en revue dans leur uniforme et leur gilet pare-balles, l’attitude des carabiniers oscillait entre Full Metal Jacket et La Septième Compagnie. Nous finîmes malgré tout dans le bureau du chef, un grand type à nuque rase, qui écouta nos mésaventures en barrant des lignes de son cahier à la règle. Quand il daigna relever les yeux, il était clair qu’il connaissait El Chuque et que notre histoire le faisait chier.

Plutôt que de chercher à retrouver le coupable, le chef des carabiniers grommelait — « Qu’est-ce que vous foutez ici, aussi ? C’est pas un quartier pour les touristes ! » Je n’expliquai pas les raisons de ma présence à La Victoria, mais voyant que les carabiniers n’avaient aucune envie d’attraper le voleur, je leur révélai le prix de l’appareil photo de Chorizo-Bouillant.

« Deux mille euros ? Ça fait combien en dollars ?

— Deux mille cinq cents.

— … ! »

Ça fit comme un bruit de machine à sous dans leur cerveau. Soudain remontés comme des pendules, les carabiniers embarquèrent nos deux photographes dans une voiture de police pour retrouver l’appareil avant qu’il ne se transforme en pasta base.

Ils finirent par coincer deux jeunes que Chorizo-Bouillant avait photographiés plus tôt devant les fresques, lesquels nièrent en bloc : ils n’avaient pas prévenu El Chuque qu’un touriste isolé traînait dans le quartier avec du matériel, quant au braqueur présumé, il n’était pas rentré du stade où il avait passé l’après-midi.

Les carabiniers grognaient, mécontents, sûrs qu’en récupérant l’appareil photo volé par El Chuque, ils auraient pu le refourguer à un bon prix et se partager les dividendes. Ils s’en foutaient complètement, de notre Chorizo…

En attendant, j’avais mon personnage de flic véreux, le chef des carabiniers de La Victoria, et les délinquants qui sévissaient dans le quartier. La bande d’El Chuque…


Victor Jara, metteur en scène et chanteur engagé aux côtés d’Allende, avait été arrêté parmi les premiers lors du coup d’État et transféré au Stade national, où s’entassaient des milliers de sympathisants. En reconnaissant l’icône, les soldats s’étaient acharnés, lui cassant les côtes à coups de botte, puis les mains à coups de crosse, pour lui apprendre à jouer de la guitare.

Le corps brisé à défaut de l’âme, Victor Jara avait chanté a capella dans le stade où on les enfermait, entraînant les gradins à chanter avec lui. Il avait même composé un texte sur place, en attendant la mort…

Les nervis de Pinochet s’étaient vengés de l’affront en le massacrant à la mitraillette — plus de quarante impacts de balle, à bout portant.

Nous caressâmes sa tombe au cimetière général de Santiago, le cœur lourd. Victor Jara était un des héros posthumes du roman qui m’avait mené là, le double d’Esteban, qui perpétuait l’écho du chanteur assassiné dans ses écrits de bord de mer. « L’Infini cassé » — ce texte poétique glissé dans Condor — lui serait en partie dédié, par le prisme de mon avocat et écrivain raté.

Le personnage d’Esteban s’affinait, devenait chaque jour plus complexe à mesure que je mesurais les contradictions et les sales petits secrets d’un pays sous cloche, mais il me manquait encore la scène fondatrice de son mal-être, tout ce qu’il cache sous le vernis d’avocat des causes perdues.

Les cuicos, les riches, nichaient sur les hauteurs de Santiago, échappant à la pollution endémique : une de ces villas serait celle des parents d’Esteban, Anabela et Adriano Roz-Tagle.

Avec un riant « Fuck Pin…t » gravé sur la lunette arrière de notre Chevrolet encore couverte de poussière atacamène, nous avons bravé les quartiers chics de Las Condes et La Reina où, hormis quelques coups de klaxon et une ou deux insultes, nous ne subîmes aucune attaque. Il y avait des tours de verre dans le quartier des affaires, des cliniques privées aux façades rutilantes, des condominios, ces résidences privées avec grilles électriques et barbelés, des universités high-tech avec terrains de basket, des bunkers arborés, mais pas un bar ni un restaurant où boire un verre : les riches vivaient entre eux mais pas ensemble.

Une façon de penser l’autre, applicable à la famille Roz-Tagle… Pauvre Esteban.

C’est en redescendant La Reina que nous tombâmes sur l’hôpital militaire où était mort Pinochet, un bâtiment moderne avec une piste d’atterrissage. La Villa Grimaldi, un des principaux lieux de détention, de torture et d’assassinats au temps de la dictature, se situait presque en face.

Le site, dont les murs suintaient l’horreur, avait été rasé pour devenir un lieu de mémoire. Ils avaient été des milliers à passer là, entre les mains de la DINA. Lits électrifiés où les militaires les attachaient, électrodes posées sur les parties génitales, baignoires où on les étouffait, prisonniers jetés des hélicoptères avec des rails en guise de lest, je visitai les lieux avec un certain goût de fer, mais, comme disait Yvonne, il ne fallait pas mal interpréter.

L’atmosphère était pesante dans les jardins de la Villa Grimaldi, avec les noms des personnes torturées sur les murs et son petit musée de photos noir et blanc, qui donnait un visage à chaque disparu. Il y en avait des centaines, accolées les unes aux autres, des jeunes pour la plupart, qui avaient cru qu’une autre démocratie était possible… Mon regard s’arrêta sur le visage d’une femme, Catelina Ester Galeno, une jeune brune au visage follement gai, avec ses cheveux courts à la garçonne et son sourire pétillant de jeunesse…

Dans un livre, Sans blessures apparentes, le grand reporter Jean-Paul Mari raconte comment certains soldats en situation de guerre peuvent encaisser les pires atrocités sans broncher, et soudain s’écrouler psychiquement à la vision d’un mort, ou plutôt en reconnaissant le visage de la mort, qui dès lors devient la leur — des soldats qui souvent se suicident en rentrant chez eux, déjà morts depuis longtemps.

On peut tomber foudroyé devant le visage d’une femme torturée à mort. Le sourire noir et blanc de Catelina Ester Galeno était celui d’une sœur, d’une amie chère, d’un amour en devenir.

Les roses du jardin de la Villa Grimaldi portaient toutes le nom d’une femme disparue : je retrouvai Catelina parmi les fleurs du parterre, le cœur dans la gorge. Je m’allongeai une heure dans l’herbe du parc, avec mon carnet de notes, le temps d’encaisser le coup.

Ce choc émotionnel serait celui qu’éprouverait Esteban en visitant le lieu de mémoire, découvrant à travers le visage de Catelina l’étendue du mensonge, toutes les vipères que sa classe sociale lui avait fait avaler depuis l’enfance, puis à l’université. Il saboterait alors sa carrière et sa vie pour salir le nom de ses parents, leurs amis si accommodants avec la dictature, avec un panache aussi dérisoire que désespéré.

J’écrirais mon livre pour Catelina et Victor Jara, jeunesse assassinée. Esteban écrirait pour eux « L’Infini cassé », la pierre angulaire de leur histoire, celle du Chili.

Condor, mon bel oiseau de malheur.

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