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La première fois que j’entendis parler de l’Argentine, c’était en 1978. J’avais onze ans et, comme la moitié des gamins, pensais foot. C’était ma première Coupe du monde, je croyais encore aux valeurs du sport, mais un copain d’école plus âgé m’avait parlé de junte militaire, de torture, de boycott. Un de nos joueurs, Rocheteau, « l’Ange vert », avait même évoqué l’idée de ne pas se rendre en Argentine pour protester contre les exactions des militaires, qui avaient besoin de voir l’équipe nationale gagner la Coupe du monde pour redorer leur blason.

De fait, la compétition s’avéra une succession de tricheries, d’arrangements, de pressions sur les joueurs — les finalistes hollandais, qui avaient prévenu qu’ils ne serreraient pas la main du dictateur Videla, étaient entrés sur la pelouse sous une haie de mitraillettes plusieurs minutes avant l’équipe d’Argentine, histoire de sentir l’hostilité.

Mon copain d’école ne se trompait pas : le stade de River où avait eu lieu la finale de la Coupe du monde 1978 donnait sur « l’avenue de la joie », noire de supporters exaltés après la victoire de l’équipe nationale, hurlant « Argentina ! Argentina ! » en passant devant l’École de mécanique de la Marine, la sinistre ESMA, premier centre de torture et de disparitions organisées par la dictature vidéliste. Les malheureux « subversifs » les entendaient, ces cris de joie taurine, pendant qu’on les violait ou qu’on les passait à la picana, la gégène.

On n’enlevait pas les gens au petit bonheur, on enlevait tous ceux qui défendaient des idéaux de gauche — militants, syndicalistes — ou qui en avaient l’aspect. Des hommes en Ford Falcon sans immatriculation kidnappaient ceux qui avaient les cheveux longs (= beatniks), des lunettes (= lecteurs), les filles en jupe (= salopes qu’on violait à la chaîne pour leur apprendre qu’il faut rester à la maison sous la férule du chef de famille, gardien de l’ordre moral et chrétien), des écrivains (= de gauche), des psychanalystes (= marxistes freudiens), les curés de barrios (= défenseurs de pauvres), etc.

Parmi ces trente mille disparus, combien d’Edgar Morin, de Jean Malaurie, Bourdieu, Deleuze, Coluche, Grisélidis Réal ou Belmondo ?

Je n’avais jamais mis les pieds en Argentine, ni même en Amérique du Sud, mais la dictature qui avait sévi là-bas me faisait gamberger à mesure que je me documentais sur le sujet : enlèvements, tortures, assassinats, les témoignages des survivants étaient à la limite du supportable.

Je fis un premier voyage de « repérage » en 2008, avant la sortie de Zulu, avec ma compagne de l’époque, Loutre-Bouclée, et Jeromeradigois.com, sculpteur émérite et complice de précédents voyages en Andalousie et au Maroc, histoire de prendre le pouls du pays.

L’appartement que nous louions rue Peru, au cœur de San Telmo, le vieux quartier du centre-ville de Buenos Aires, était typiquement portègne, avec son marbre fissuré et ses meubles d’un autre temps. Le balcon donnait sous un pont autoroutier où les camions rugissaient nuit et jour ; une famille de cartoneros vivait là, entassée sous les voûtes hurlantes, victime de la crise financière, depuis longtemps visiblement — un pauvre bric-à-brac formait leur maison en carton. Un bébé pleurait le soir, langé avec les moyens du bord. Où la mère avait-elle accouché ? Mon esprit dansait déjà à la vision de ce triste tango.

Nous nous rendîmes Plaza de Mayo — la place de Mai — où, tous les jeudis depuis 1977, face à la Casa Rosada (l’Élysée local), les Grands-Mères manifestaient pour réclamer le « retour en vie » de leurs maris et enfants enlevés pendant la dictature. Leur colère légitime, leur courage (les premières d’entre elles avaient été kidnappées et liquidées par les militaires), leur obstination à ne jamais céder devant aucune menace ni chantage, à refuser toute forme d’amnistie, leur foi en la vérité et la justice, je n’en menais pas large derrière mes lunettes de soleil. Des pleurs ravalés à grand-peine, les poils dressés sur les bras devant la place où elles défilaient, le combat de ces vieilles femmes en fichu me retourna l’âme côté écorché.

Maintenant c’était sûr, mon prochain livre serait argentin.


Nous errions au hasard des rues, des parcs, des avenues. Près de l’ancienne gare de Retiro, Regazoni, un sculpteur portègne, avait laissé ses œuvres en plan dans le jardin en friche, autour d’un hangar qui lui aussi semblait à l’abandon : un squat pour les recalés de la mondialisation ? La crise financière de 2001–2002 avait frappé le pays avec une violence inouïe, précipitant des millions d’Argentins sous le seuil de pauvreté ou d’indigence, comme j’avais pu le vérifier en bas de chez nous. Parmi les témoignages que j’avais lus de la débâcle économique, le fait que des étudiantes soient contraintes de se prostituer pour poursuivre leurs études me laissait un goût particulièrement amer[6].

Six ans après la crise financière, le pays s’en relevait à peine. Poursuivant notre exploration, nous visitâmes Colonia, en Uruguay, de l’autre côté de l’embouchure du Rio de la Plata où, trente ans plus tôt, les avions des « Vols de la mort » jetaient les détenus enlevés. L’ancienne ville coloniale avait du charme avec ses maisons colorées, ses rues paisibles et ses places pavées où volaient les perroquets : le refuge idéal pour un militaire à la retraite impliqué dans les crimes…

Buenos Aires restant la capitale culturelle de l’Amérique du Sud, je comptais intégrer un travesti dans mon livre, le premier cadavre d’une longue série ; le quartier de La Boca, avec son vieux transbordeur et ses navires piqués de rouille baignant dans l’eau croupie, ferait une parfaite scène de crime. La ville m’inspirait, avec son parfum d’Europe, ses parcs, ses vieux bars au standing délicieusement suranné et l’esprit portègne qui s’en dégageait.

Restait à trouver des personnages à la hauteur de ce pays, si loin, si proche…


« Je peux te l’assurer : c’est pas au Brésil qu’on trouve les plus beaux trav’, c’est ici, à Buenos Aires ! »

Ainsi parlait Alexandra, la fille de Lalo Schifrin, le grand compositeur de musiques de films et de séries télévisées. On s’était rencontrés dans un bar du centre avant qu’elle ne nous invite chez elle à poursuivre la nuit. J’avais besoin d’un travesti dans mon livre, Alexandra se proposait de nous emmener dans leur antre : il fallait juste attendre six heures du matin, que le Performer ouvre.

Nous étions donc passablement allumés en entrant dans le fameux club de travestis. Je m’attendais à un endroit clinquant, avec une piste aux étoiles où des hommes imparfaits souriraient enfin comme des femmes, cernés de paillettes et de plumes, toutes plus « belles » les unes que les autres, et je tombai sur un trou à rat.

L’entrée était une simple porte découpée dans un rideau de fer, si étroite et sombre qu’il fallait se baisser et avancer à tâtons dans une espèce de corridor, jusqu’à une boîte crasseuse avec un unique comptoir où deux pauvres hères attendaient le déluge. On n’y voyait quasiment rien, piètre stratagème visant à cacher les trous de cigarettes qui jonchaient les sièges et les canapés de velours rouge, nos semelles collaient au sol comme à un vieux tapis mazouté, et une barre de pole dance s’ennuyait ferme sur la piste vide qu’un spot paresseux balayait.

Pour sûr, Copacabana pouvait aller se rhabiller.

Nous suivîmes Alexandra jusqu’au bar, où une de ses connaissances nous accueillit à bras ouverts ; « Paula », un jeune travesti au cou gracile, le visage dopé au fond de teint avec deux couettes tombantes sur une robe fatiguée, se jeta sur Loutre-Bouclée. Il manquait une dent à son sourire, ses yeux de biche envoyaient des signaux de détresse, mais le travesti prit un air enjoué et lui lança tout de go :

« Tu peux me demander tout ce que tu veux ! »

C’était tendre, naïf, d’une platitude pathétique. Bon Dieu, quel désespoir chez cette pauvrette, condamnée à se jeter sur la première inconnue déboulant dans sa boîte miteuse et lui proposer « tout ce qu’elle a ».

Rien.

Tout…

Au fond, Alexandra ne pouvait pas mieux se tromper : Paula serait le travesti que je cherchais, le jeune homme à la sexualité compliquée qui finirait ses nuits au Transformer après le tapin sur le port de La Boca.

Huit heures du matin. Jeromeradigois.com tournait comme une toupie sur la barre de pole dance pendant que les premiers clients entraînaient les trav’ vers les backroom. Paula avait disparu, pas pour tout le monde.


La visite de l’ESMA, ce fameux centre de torture à Buenos Aires, fut éprouvante à plus d’un titre.

La caserne était devenue le musée de la Mémoire, totalement vide, qu’une ancienne détenue faisait visiter à des petits groupes de touristes ou curieux triés sur le volet. Trois heures durant, la femme avait décrit les lieux et ce qui s’y passait, les boîtes en forme de cercueil où les prisonniers étaient rangés sans avoir le droit de bouger, des jours, des semaines entières, surveillés par le regard panoptique des gardiens, « sardines » qu’on sortait de leur boîte pour des séances de bastonnade, viol, collectif ou non, torture à l’électricité, avant d’être liquidés, leurs corps jetés dans la mer depuis des avions pour les faire disparaître à jamais.

Il faisait une chaleur terrible lors de cette visite. Nous sortions à peine du Transformer et l’état dans lequel nous étions accentuait le sentiment de malaise que nous ressentions en parcourant les couloirs sordides de l’ESMA. Les murs des caves où on torturait en secret suintaient de violence, comme si les cris des suppliciés sourdaient encore.

En sortant de ce musée d’horreur, le taxi qui nous prit fit la moue en entendant nos commentaires. Selon lui, il ne fallait pas croire ce qu’on racontait sur l’ESMA, c’était une guerre contre le terrorisme, le gauchisme, les subversifs, etc. Il finit de m’écœurer.

Néanmoins j’avais glané une piste intéressante pour mon intrigue : d’après l’ancienne détenue qui menait la visite, tous les papiers et documents liés aux séquestrations et disparitions avaient été brûlés par les policiers et les militaires au retour de la démocratie, mais les services secrets gardaient toujours une copie sur microfilm : ce dernier devait être aujourd’hui quelque part dans un coffre, au Panama ou en Floride, avec les noms des coupables, les dates, les lieux de séquestration des victimes, les circonstances de leur décès jusqu’à leur tombeau.

Je repensai aux Grands-Mères de la place de Mai, à leur combat pour la vérité et la justice : retrouver ce microfilm serait pour elles le témoignage ultime de la culpabilité des militaires et, peut-être, la possibilité de faire le deuil de leurs proches. Une idée romanesque, que je ramenai avec moi à Paris.

J’entamai l’écriture du futur Mapuche lorsque je rencontrai un couple franco-argentin à Paris, Ourson-Producteur et sa femme Beauté-Flippée, dont les parents avaient fui la dictature. Nous devînmes amis dès le premier asado dans le jardin familial. Tandis que je leur parlais de mon livre, ils me mirent rapidement en garde : la corruption de la police argentine est telle que personne ne croirait à un justicier flic.

Après Haka, Utu et Zulu, où les héros étaient flics, c’était l’occasion de changer l’étoffe de mes héros : un détective, c’était parfait.

Le père d’Ourson-Producteur était éditeur clandestin à Buenos Aires quand on l’avait jeté en prison, avant le coup d’État de Videla. Les détenus étaient encore répertoriés officiellement, c’est ce qui l’avait sauvé. Il devint Carlos, l’ami journaliste de Rubén qui, au début du roman, met le détective sur la piste de la photographe disparue — un mélange du véritable Carlos et de Raoul Vaneigem, mon penseur fétiche, dont les deux hommes partageaient la bonhomie et l’humeur pétillante.

La mère de mon ami avait été arrêtée à son tour et incarcérée à l’ESMA. La malheureuse était restée deux mois là-bas avant d’être libérée et de rejoindre son mari en banlieue parisienne, où elle était devenue prof d’espagnol ; mon castillan s’avérant des plus médiocres, je repris des cours particuliers avec elle, dont les yeux s’embuaient souvent à l’évocation de l’ESMA.

Ils me présentèrent l’avocate des Grands-Mères de la place de Mai en France, Sophie Thonon, une autre femme admirable qui se battait contre l’impunité des bourreaux. Une aide précieuse.

Si mes romans sont violents, mon attraction pour les armes se résume à peu de choses — je sais la différence entre un pistolet et un revolver, qu’on presse une queue de détente, pas une gâchette, c’est à peu près tout —, j’écris donc les scènes d’action d’un trait sans m’épuiser à les relire, vite à court d’inspiration, au contraire d’autres d’apparence anodine que je peux reprendre vingt, trente, cinquante fois.

Les confrontations entre un homme et une femme comptant parmi les scènes que je préfère travailler, je logeai un couple au centre du récit. Amour vs barbarie, c’était toute l’histoire des Grands-Mères.

Après plusieurs tâtonnements (l’identification d’un héros est la première chose à lui donner corps), deux prénoms s’imposèrent pour jouer les premiers rôles : Jana et Rubén.

À l’instar des disparus, les « Indiens » mapuches sont des fantômes en Argentine. Tirés à vue dans la pampa lors de la « campagne du Désert » — le nom en dit long sur la façon dont les peuples autochtones étaient considérés — par l’armée un siècle plus tôt, les Mapuches se sont réfugiés dans les contreforts des Andes et la région de Neuquén. Ils n’en sortent guère que pour défendre leurs parcelles menacées par Benetton — « United Colors for White People » — ou grossir les banlieues des villes.

Jana, mon héroïne, serait mapuche pour témoigner de leur présence spectrale dans un pays globalement blanc, et sculptrice pour défendre la culture autochtone tout en évitant les clichés du folklore.

Après deux ans de travail, l’intrigue se dessinait. Je n’écrivais plus au saut du lit — à quarante ans passés, on a besoin d’une heure ou deux avant que le cerveau « refasse les niveaux » (c’est ça ou arrêter de boire) — mais mes personnages me réveillaient toujours avec la même ferveur impatiente. Jana, Rubén.

Réduite à se prostituer pour payer ses études d’art en pleine débâcle financière, victime du racisme ordinaire envers les « Indiens », fauchée mais libre, Jana habite dans le hangar de l’ancienne gare de Retiro avec Paula, un travesti à l’incisive cassée qui tapine du côté de La Boca. Personnalité complexe, Paula aide sa mère à la blanchisserie de San Telmo, rue Peru.

Un jour, Jana rejoint Paula au Transformer avant de retrouver le corps mutilé de Luz, un ami trav’, près du transbordeur de l’ancien port de commerce. Face à l’indifférence des policiers et la crainte que le tueur s’en prenne à Paula, Jana demande l’aide d’un détective, Rubén, qui la renvoie dans ses cordes : son travail consiste à rechercher les criminels et les cinq cents bébés volés pendant la dictature. Et puis il enquête sur la disparition suspecte d’une photographe… Il est beau, triste, dangereux. Comme elle.

Rubén est passé entre les mains de l’ESMA alors qu’il était adolescent, avec sa jeune sœur et son père écrivain. Il est le seul à être sorti des salles de torture et n’a jamais dit ce qui s’était passé.

Rubén travaille aujourd’hui comme détective pour les Grands-Mères de la place de Mai, dont sa mère fait partie, cachant l’effroyable vérité sur la disparition de leurs proches. Il est secret, habité par des fantômes, incapable d’aimer une femme tant cette horreur lui serre le cœur.

L’affaire dont il s’occupe, celle d’une jeune photographe portée disparue, croisera bientôt la piste de Jana. Leur amour, violent, inscrit dans le sang, fera d’eux des dangers publics…


Deux ans étaient donc passés depuis mon premier voyage en Argentine. Le succès de Zulu me permettant d’inviter plusieurs équipiers, cinq fidèles m’accompagnèrent pour ce second déplacement. Jeromeradigois.com, drôle, inventif, talentueux, et sculpteur comme Jana, Clope-Dur, musicien dub-rock lui aussi hispanisant, lunaire, débrouillard et gros fumeur, ma compagne Loutre-Bouclée, la Bête, alléché par l’aura des Argentines, et le Libraire-qui-trouvait-ça-nul.

Ce voyage ayant été prévu de longue date, j’avais demandé à chacun de prendre des contacts avec l’Argentine et les gens qu’on pourrait rencontrer là-bas. Hormis la Bête, je savais que je pouvais compter sur eux.

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