12 L’équipée sauvage

Nous arrivâmes un jour de mars 2010 à Buenos Aires, fatigués par la journée de voyage dans des bars statiques (aéroport de Paris, puis Madrid) ou volants (Airbus), mais bouillants.

Je ne suis pas métaphysique pour deux sous mais j’observe les signes et d’ordinaire tâche de les suivre. Après un bref imbroglio avec les loueurs locaux, nous investîmes un loft d’architecte à l’agencement finaud, tout de bois et de verre, avec un toit-terrasse aménagé qui donnait sur les lumières de la ville, des bambous pour nous protéger d’une éventuelle brise nocturne et un asado pour griller la meilleure viande du monde.

Palermo, le quartier de la bringue.

Un appartement de film, de roman. Un de mes personnages y vivrait, c’était sûr — ce serait Jo Prat, inspiré d’un chanteur de rock argentin vieillissant dont nous verrions le concert dans le parc de Lezema, et accessoirement un des amants de la photographe disparue. Certains endroits vous repoussent physiquement, d’autres lieux vous donnent tout de suite envie d’y vivre. C’était le cas ici. Jana et Rubén viendraient se réfugier dans cet appartement, où ils vivraient leur première nuit d’amour.

Miguel débarqua chez nous, calle Gurruchaga, pour notre première soirée argentine. Miguel était le copain d’un copain argentin de Clope-Dur, jeune porteño beau gosse, alerte et clubeur dans l’âme : une bonne recrue. Miguel nous mena bientôt jusqu’à un bar de nuit de Palermo où, vibrant aux sons puissants de la musique, nous goûtâmes l’une des spécialités sud-américaines, que nous fîmes aussitôt nôtre, le pisco sour. Un cocktail à l’effet hautement dynamisant — alcool de raisin, blanc d’œuf, sucre, citron — qui augmenta le volume, déjà dans le rouge. À raison d’une tournée de pisco par personne, il fut vite quatre heures du matin. J’avoue que nous n’étions plus nous-mêmes.

Jeromeradigois.com et Clope-Dur battirent pavillon au milieu du chaos, mais en visant bien l’avenue Cordoba, la cinquième rue à gauche menait directement au Niceto Club. Un défi pour notre Bête borgne, qui n’y voit à peu près rien la nuit.

N’ayant pas le cœur de laisser le pire d’entre nous à son destin d’avion renifleur, le Libraire-qui-trouvait-ça-nul et moi dûmes porter l’animal au sang bleu jusqu’au Niceto Club. Écrivain-voyageur, un travail d’équipe. Nous déposâmes la Bête devant la niche-club, entrâmes par une succession de miracles avant qu’une vision nous cloue sur place : musique dance à fond, cinq cents personnes se trémoussaient devant la piste, des lumières stroboscopiques et une scène orgiaque où un trav’ obèse se faisait enfiler par un gladiateur, deux bombes sculpturales version blonde et brune se roulant des pelles avant d’enfiler des godemichés et chevaucher un légionnaire à genoux qui appréciait la manœuvre, un éphèbe taillant une pipe au bec d’un canard qui constituait le décor, un autre éphèbe enfonçant une épée en plastique dans le rectum du gros travesti, lequel goûta la lame factice avant de se tourner vers le public avec une mimique goulue : les performers du Club 69, une compagnie « théâtrale », s’en donnaient à cœur joie. Un mime chorégraphique obscène du plus haut comique que nous découvrîmes, hallucinés au-delà de l’alcool et la drogue. Rien ne semblait réel, pourtant tout l’était : tous ces jeunes en vrac, les corps sublimes des danseuses, le show, l’humour porno, le pisco sour que Miguel m’apporta avant de disparaître. Un pur délire.

On a dû rentrer vers sept ou huit heures du matin, par groupes de un, éparpillés, qu’importe ; j’avais trouvé le club portègne où Paula assouvirait ses penchants homo sans subir les représailles de la société machiste argentine, l’endroit où Jana et Rubén se retrouveraient pour ne plus se quitter. Le Niceto Club offrirait aussi une porte de sortie à mon personnage travesti, qui avait là l’occasion de quitter son démon de mère.

Notre ami Miguel resta invisible pendant plusieurs jours. Nous finîmes par le retrouver dans un bar associatif. Il s’était réveillé vers midi sous un porche près du Niceto Club avant de rentrer chez lui sous les quolibets des passants. Il lui avait fallu trois jours pour se remettre, mais trois verres au comptoir lui firent oublier sa promesse de ne plus jamais ressortir avec nous, les Celtes.

Conquérants du bonheur, on avait sorti la hache de guerre.

*

Il est toujours assez curieux de revenir sur les lieux du crime. Ceux de Mapuche en l’occurrence. Parmi les quartiers du grand centre-ville de Buenos Aires, celui de La Boca était le plus populaire. Si on s’y faisait facilement détrousser dès la nuit tombée, de jour on pouvait se promener le long du vieux port de commerce, dont l’eau croupie près de l’ancien transbordeur offrait la première scène de crime. Je la peaufinai in situ, attrapai les détails au vol, avant d’amener ma troupe dans l’atelier de Jana.

Les sculptures de Regazzoni prenaient le frais dans les herbes folles de l’ancienne gare de Retiro. Des avions déglingués de l’Aéropostale, des varans à clous, rivets, écrous géants, des monstres en rails ferroviaires tordus, des machines fantastiques : l’artiste était parti en France, abandonnant son atelier aux aléas du temps. Deux ans étaient passés depuis ma première venue et, hormis la végétation et la rouille qui rongeait les œuvres, la friche n’avait pas changé. Grimpé à ma suite dans un avion fait de traverses, le Libraire-qui-trouvait-ça-nul passa à travers le plancher vermoulu de l’appareil, manqua de s’éventrer sur un bout de ferraille, croyant peut-être mimer les Vols de la mort de la dictature : mes équipiers s’impliquaient à fond dans le trip écrivain-voyageur.

« Las putas al poder, sus hijos ya están en él ! » (« les putes au pouvoir, leurs fils y sont déjà ! ») — même les slogans sur les murs y mettaient du leur.

La crise financière qui avait ravagé le pays neuf ans plus tôt était encore visible dans les rues, pas seulement sous la forme de graffitis, autre spécialité locale. Des familles mendiaient toujours sur des cartons le long des avenues du microcentro, des bataillons de cartoneros sortaient à la nuit tombée pour remplir leurs charrettes de rebuts, les travailleurs pauvres manifestaient en masse, cernés de camions blindés. Certains d’entre eux, traînant la nuit dans des endroits glauques, auraient leur place dans Mapuche, sniffant de la colle à rustine à l’ombre du stade de Boca Junior.

Avais-je bien préparé mon voyage ou la chance nous souriait-elle ? J’avais l’impression de vivre mon livre en direct, d’y croiser les personnages qui me manquaient. Nous rencontrâmes ainsi Miss Bolivia, une minuscule rappeuse inca, dans un ancien théâtre (fermé depuis la crise) devenu un bar associatif avec scène musicale gratuite. « Buenos Aires restera toujours Buenos Aires », assurent les porteños, amoureux de la culture. Clope-Dur enregistra un tube avec la chanteuse dans notre appartement magique transformé en studio : l’occasion pour la petite miss de devenir un témoin pour Rubén, la dernière personne à avoir vu vivante la photographe disparue…

Le quartier de Palermo offrait des lieux idéaux pour l’enquête de Rubén, lui aussi un oiseau de nuit. On y collectionnait les fêtes au gré des amis d’amis argentins venus grossir la vague. Les nuits étaient courtes en sommeil, longues en bouche.

Les vieux qui s’embrassaient dans la rue, les tangos de la « Catedral » — une milonga du centre sans trop de touristes où Rubén traînait la nuit sur la piste de la photographe —, la poésie des sculptures dans les parcs du centre-ville, la beauté décrépite du quartier de San Telmo où résidait mon détective, l’amour des arts partout présent, les librairies de Corrientes, les rencontres encore : Buenos Aires était jeune et belle, tonique, tentant de ravaler les démons de la dictature à des souvenirs jaunis dans une tête frappée d’Alzheimer.

Le hasard du calendrier voulut que le procès de l’ESMA s’ouvrît à Buenos Aires lors de mon retour en Argentine, après des années de procédures : Videla, le chef de la junte, y était jugé avec des dizaines d’autres militaires incriminés dans la mort des trente mille disparus. Je lisais Página 12 (l’un des rares journaux de gauche) tous les matins sur la terrasse de notre loft, suivant les dépositions des accusés. Peu regrettaient les crimes commis, certains souriaient même, provoquant les familles de victimes. Le fascisme, sous toutes ses coutures, me fichait une salutaire nausée : j’avais des portraits de criminels à portée de main, pour mon livre, il suffisait de lire le journal et les témoignages poignants des survivants.


Je n’étais pas bien réveillé en me rendant au siège des Grands-Mères de la place de Mai, du côté d’Independencia. Clope-Dur, qui m’accompagnait comme interprète, avait lui aussi bien du mal à faire le point après la nuit passée.

Obtenir un rendez-vous avec les Grands-Mères surbookées n’avait pas été chose facile — un coup de fil de leur avocate française avait tout débloqué in extremis —, mon espagnol avait un peu progressé à force de traîner dans les bars mais j’avais préparé mes questions pour mon interview avec les infatigables militantes des droits de l’homme. Rosa, la vice-présidente des Grands-Mères, nous attendait comme convenu dans la maison où siégeait leur association, qu’elle commença par nous faire visiter. Avocats, journalistes, enquêteurs, spécialistes en informatique, ils étaient une vingtaine, travaillant à temps plein ou bénévoles, toujours à la recherche des enfants de disparus — bébés le plus souvent donnés à des couples stériles proches des militaires, parfois aux tortionnaires de leur propre mère…

Après trente années de labeur et d’acharnement, les Abuelas avaient retrouvé plus de cent bébés : il en manquait encore quatre cents, perdus dans la nature, des hommes et des femmes aujourd’hui âgés de trente-cinq à quarante ans, ignorant l’ignominie dont leurs parents adoptifs s’étaient montrés complices.

Rosa nous fit entrer dans son bureau et mon cœur se serra en voyant la photo accrochée au mur, le portrait noir et blanc d’une jolie jeune femme, sa fille, disparue à dix-sept ans. Clope-Dur, lui, en perdait son castillan. Je l’avais à peine briefé sur le sujet, beaucoup de termes propres au vol de bébés lui échappaient, il bafouillait du cerveau, analphabète de lui-même[7].

Après une demi-heure d’interview poussive, la vice-présidente des Grands-Mères finit par s’amuser.

« Vous êtes sûrs que vous comprenez le castillan ? »

Rosa, en dépit de tout, avait gardé son sens de l’humour. Ce n’était pas la moindre de ses forces. Ces mères avaient vécu le pire dans leur chair, la disparition de leurs enfants ou de leurs maris, leur mort jamais officialisée, la certitude qu’ils avaient été torturés avant d’être exécutés, jetés à l’eau ou dans une fosse commune, anonyme, mais elles luttaient toujours avec le sourire.

« Les militaires ont peut-être volé et tué nos enfants, fit Rosa, mais ils ne voleront jamais notre amour. »

Fleur bleue sur le tas de fumiers humains, je contenais avec peine mes sentiments lame de rasoir. Avant de quitter l’antre des Grands-Mères, je leur confiai que mon livre ne sortirait pas avant deux ou trois ans en France, qu’une traduction en espagnol n’était pas assurée, mais la vice-présidente me rassura : chaque goutte apportée à leur moulin défendait leur cause contre l’oubli.

« La vérité est comme l’huile dans l’eau, conclut-elle, goguenarde : elle finit toujours par remonter ! »

Les rencontres de ce genre ne laissent pas indifférent, tant sur le plan personnel que sur celui de la fiction : truculente, acharnée, un brin aristocrate, la mère de Rubén prit aussitôt les traits de Rosa.

Nous montâmes dans un taxi en sortant du siège des Abuelas, vaseux mais conscients d’avoir parlé à un témoin clé de l’histoire argentine, sa part sombre… Le chauffeur du taxi non plus n’était pas dans son assiette. Il avait la soixantaine et observait la rue avec circonspection.

« Palermo ? relança-t-il. Hum… Vous pouvez m’indiquer la route ? »

Quand on lui fit remarquer que Palermo était un des quartiers les plus connus de Buenos Aires et qu’il était tout de même chauffeur de taxi, l’homme au volant nous avoua être amnésique.

Il avait tout oublié.

Comme la moitié des gens de son pays.


Mis en contact via un ami du Libraire-qui-trouvait-ça-nul, nous retrouvâmes Eugenio dans un bar de la plaza Cortázar, où se jouait un tournoi de ping-pong pisco sour. Quelques smashes plus tard, nous étions frères. Cœur ouvert, fervent lecteur, sexagénaire cent pour cent portègne, l’ami Eugenio nous invita à le rejoindre tous les six le week-end suivant dans sa maison de vacances au nord de Buenos Aires, dans le delta del Tigre.

Nos adieux à Buenos Aires s’égrenèrent d’aube en aube, où je peaufinai le style de mon livre et la dance sur la piste des clubs. Enfin, lessivés, nous louâmes un minibus, une sorte de bétaillère au moteur minuscule pouvant transporter jusqu’à huit personnes. Il pleuvait des cordes lorsque nous quittâmes la capitale argentine, une dernière gueule de bois en guise de cortex. Le delta del Tigre, dont les rhizomes confluaient avec le fleuve Paraná venu du Brésil, avait la superficie de la Belgique et un climat tropical marqué.

Il pleuvait toujours quand nous grimpâmes dans un des vieux bateaux en bois qui arpentaient le delta.

Passé les premières maisons sur pilotis et les barques colorées arrimées aux pontons, l’endroit s’avéra vite des plus sauvages, tout de lianes et de jungle épaisse où les insectes bombardaient les surfaces. Nous ne vîmes bientôt plus que des cadavres de branches dérivant au gré du courant, et plus aucune trace humaine. Un endroit vraiment paumé, qui contrastait avec la frénésie urbaine. Le bateau-bus s’apprêtait à faire demi-tour quand Eugenio nous adressa depuis la rive des signes sous la pluie. Elle n’avait pas cessé, ce qui n’avait pas empêché notre ami portègne de dresser pour nous le traditionnel asado dominical.

Il habitait une vieille maison de bois et nous attendait de pied ferme. En entrée, l’Argentin avait prévu des saucisses grillées, en plat principal de la viande — une demi-douzaine d’espèces différentes — et en dessert des abats. Nous nous écroulâmes dans son salon sitôt l’asado liquidé à coups de vin local, soûlés de fatigue. Eugenio nous avait également réservé une maison où dormir, celle d’un ami, un peu plus loin le long de la rive. Vermoulue, de style colonial, avec de hautes portes vitrées ouvrant sur le fleuve, nous l’adoptâmes aussitôt.

Je profitai de ces trois jours de repos pour remplir mes carnets de notes, arpentant le jardin de jungle, aux prises avec de coriaces moustiques, pendant que mes équipiers faisaient les cons dans le canoë de notre hôte.

Cette maison perdue du delta del Tigre serait celle des tueurs, la planque où ils torturaient les témoins enlevés à Buenos Aires. L’histoire se répétait. La mienne.

Eugenio y figurerait en bonne place, comme l’ami du défunt père de Rubén, qui mènerait le détective jusqu’à la planque des tueurs dans le delta. Problème : comment les criminels pouvaient-ils s’en échapper alors que les vedettes de la police fluviale rappliquaient ? Les Vols de la mort, me souffla Jeromeradigois.com. Les pilotes qui jetaient les corps des disparus à la mer : bien sûr, les tueurs avaient un hydravion !

Hormis la Bête, qui faisait de la musculation avec des troncs d’arbre, tout le monde était impliqué dans mon histoire argentine. Même le Libraire-qui-trouvait-ça-nul. Une équipe soudée, la seule qui soit.

Quittant l’humidité insectisée du delta del Tigre, nous roulâmes plein ouest des heures durant sur d’interminables lignes droites au cœur d’une pampa désertique, exactement comme nous l’avions imaginé : de l’immensité vide, à perte de vue.

Filant vers les Andes, nous arrêtions régulièrement notre bétaillère coréenne au milieu de nulle part pour faire le plein d’essence et d’eau, étirer nos vertèbres. C’est sur un de ces bords de route crasseux que Jeromeradigois.com adopta un chien, son nouveau copain, qu’il nomma Gasoil — un vieux bâtard pelé qui, dans Mapuche, accompagnerait Jana jusqu’à la fin du livre.

Nous quittions à peine la station-service qu’une voiture embusquée nous arrêta. Clope-Dur au volant n’ayant pas eu le temps de mettre les phares, obligatoires même en plein jour, les flics étaient ravis : c’était trois cents euros d’amende… ou quatre-vingts en liquide. Mes amis argentins m’avaient prévenu au sujet de la police corrompue : la preuve.

Enfin, après des heures de route, on s’est arrêtés pour la nuit à Rufino, une petite ville qui crachait son gasoil sur le bord de la Ruta 6.

Le type de la station-service nous indiquant un hôtel non loin, on a suivi le bitume puis le chemin de terre qui menait au lieu en question. Il y avait bien une maison derrière les arbustes mais aucun hôtel en vue, sinon des box à voitures, certains clos par une bâche en plastique… Bizarre. Un curieux personnage déboula bientôt, une sorte de vieux type en haillons qui portait deux chaussures différentes sur ses sandales éventrées, et une improbable perruque à moumoute. On était six à le regarder, sceptiques.

« Vous êtes brésiliens ? nous lança l’ermite déguisé, reluquant d’un drôle d’air l’unique femme de la bande. Pour la chambre, c’est deux cents pesos la demi-heure ! »

Nous voilà bien, à dormir par tranches d’une demi-heure.

« Vous voulez voir ? » il s’emballa.

On est allés jeter un œil à la chambre, pour rigoler. Les box étaient des nids d’amour tarifés pour les notables de Rufino, qui pouvaient cacher leur voiture derrière une bâche prévue à cet effet et prendre leur plaisir avec les pauvres malheureuses qui traînaient dans ce coin de pampa. Ou les pauvres malheureux — le soir tombant, des trav’ racolaient les routiers près de la station-service… Une affiche au-dessus du lit pas très propre avertissait les clients qu’il était « interdit de laisser des traces sur les murs ». So chic.

Devant notre manque d’enthousiasme à s’entasser dans son nid à foutre, le gérant des box baissa ses prix, divisa la nuit par dix pesos de l’heure, comprit malgré sa perruque en laine que nous n’allions pas nous enfiler « comme des Brésiliens », abandonna la partie, dépité.

Mais rien ne se perd pour un écrivain : lancés à la recherche d’un couple de disparus (les vrais parents de la photographe), Jana et Rubén croiseraient ce sordide personnage sur la route des Andes, qui les mènerait aux corps enterrés trente ans plus tôt.

Le centre de Rufino offrant des chambres dignes de ce nom, nous sympathisâmes avec les serveuses de l’hôtel, des jeunes désespérées d’être là et qui des yeux nous suppliaient de les emmener. Je les comprenais — la première ville était à trois cents kilomètres.

Mendoza, atteinte le lendemain soir, était autrement plus attrayante. L’architecture, les avenues gaies et colorées, les rencontres avec les bringueurs du coin, la ville au pied des Andes nous allait comme un pisco sour sur une terrasse ombragée. Nous arpentâmes les vallées fertiles et les vignobles de la région, la cordillère barrant l’horizon à perte de vue. Un spectacle grandiose dont il fallait être blasé congénital pour se lasser, d’autant que ces vignobles figuraient dans mon livre : le propriétaire de l’un d’eux serait un profiteur de guerre, impliqué dans le meurtre des parents disparus pour voler leurs biens… Je notais, griffonnais, enregistrais tout.

Les couleurs des Andes étaient folles, le vent chaud et les nuits de Mendoza aussi longues qu’à Buenos Aires. Les cadavres des parents étant censés être enterrés dans les environs, nous avons erré entre les lacs de montagne aux eaux turquoise, les cols, les canyons. Quatre mille mètres d’altitude. J’avais imaginé des paysages andins déchiquetés, des sommets dramatiques, tout était beau, doux, harmonieux. Même l’Aconcagua (point culminant des Amériques) semblait une pente agréable, à peine enneigé tout au fond de l’azur.

Nous marchâmes sur les contreforts du géant, du bon air à pleins poumons, avant de reprendre la route. J’échafaudai mille scènes dans ces lieux magiques, où les chiens dormaient entre de vieux rails de chemin de fer balayés par la poussière d’altitude, heureux d’être ensemble.

Les vestiges de thermes étaient à l’abandon au cœur de la montagne, ravagés par un tremblement de terre survenu bien des années plus tôt. L’eau de soufre y coulait encore, colorant les roches et les ruisseaux qui dégringolaient là. J’imaginai une scène d’action dans ces lieux isolés, quand un faux barrage de police pousserait Jana et Rubén à se retrancher dans l’ancienne cure thermale ; leur voiture endommagée suite à l’échange de coups de feu, mon couple d’amoureux passerait la nuit dans ce désert d’altitude : des os de vaches blanchissaient encore sur la piste de sable rouge qui menait à la « montagne aux sept couleurs ». Un décor assez puissant pour que Rubén dévoile à Jana le secret de ses silences — le « Cahier triste ».


Je ne réfléchis pas beaucoup à la méthodologie de mes livres, comme si, à l’instar de mes personnages, les actes primaient sur la psychologie. Ou alors est-ce l’influence du cinéma, où l’on montre plutôt qu’on ne dit les choses, qui conditionne ma perception ?

Par exemple, tout le personnage de Rubén est résumé dans la scène de fusillade dans les Andes. D’abord acculé dans l’ancienne cure thermale avec Jana, voyant que les tueurs refluent, le détective ne se contente pas de leur échapper : il se rue après eux arme au poing, pour en liquider un maximum. Dans ses yeux sombres rôde un tempérament de feu. Et c’est le sang-froid dont Jana fait preuve lors de l’attaque qui l’encourage à livrer son secret.

J’ai tendance à agir de la même façon dans la vie, et dans mes romans. Mes personnages s’affinent à mesure que je rencontre leur avatar dans le réel : je ne les quitte jamais. Du moins le temps du livre. Certains surgissent au hasard du voyage, d’autres se construisent petit à petit. Mes héros en particulier. D’abord ébauches, ils deviennent mouvants, mobiles, puis familiers, presque réels. Quand le personnage est réussi, ce n’est plus le cerveau qui dicte les mots, mais les mains. Un moment rare. Une quête.

Jana fait partie de ces personnages devenus si intimes qu’ils semblent prendre corps. Comme Rubén, j’en tombai amoureux fou.

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