« Merci pour ce que tu as dit tout à l’heure…
— C’est juste la vérité. »
Nous sortions de la conférence de presse du Festival de Cannes et, questionné sur le casting de Zulu, adapté d’un de mes romans, j’avais qualifié Forest Whitaker de « plus grand acteur du monde » devant les journalistes américains — tous blancs.
Si l’on évalue les stars selon leur comportement envers le « petit personnel », Forest Whitaker avait déjà sa Palme d’or ; que ce soit lors du tournage du film en Afrique du Sud avec les techniciens, les gens du township qui n’avaient jamais vu une caméra de leur vie ou avec les employés de l’hôtel Martinez qui nous recevait pour la clôture du festival, l’acteur avait toujours un mot gentil, une prévenance non feinte pour ceux qui l’entouraient, souci de tous les instants révélant une âme noble à la hauteur de son talent. Mais de là à imaginer que j’allais vivre quelques heures plus tard, avec et en partie grâce à lui, une des émotions les plus intenses de ma vie d’écrivain…
J’ai grandi à des années-lumière des paillettes cannoises, à Montfort-sur-Meu, un village de trois mille habitants au large de Rennes, entouré de vaches analphabètes, de braves ploucs certifiés BZH et de petits bourgeois eighties qui se retrouvaient le dimanche sur les courts de tennis.
Si je lisais déjà avec assiduité ce qui me tombait sous la main, ne ratais aucun film du ciné-club (la télé de l’époque en proposait deux par week-end) et puisais mes émotions dans la musique, comme la plupart des adolescents de ma campagne le sport était ma principale activité extrascolaire. Le tennis se montrant moins salissant que le football et plus inodore que le judo, je m’investis à fond dans cette lutte technique et mentale ; Noah, Connors ou McEnroe popularisant cette discipline, l’entre-soi ne fut bientôt plus de mise sur les courts de Montfort. Progressant vite, je ne tardai pas à taquiner le revers des bourgeois, qui jusqu’alors n’en subissaient aucun, sous les regards courroucés de leurs femmes réunies dans les gradins. Mais le notaire est roublard. Lors du tournoi annuel, fort de son statut et de ses larges épaules, l’un d’eux imposa pour notre match ses balles orange et jaune, d’une marque probablement nord-coréenne — des balles à la fois lourdes comme des boules de pétanque et s’envolant au moindre lift —, espérant annihiler mes jeunes forces avec des rebonds connus de lui seul.
Niveau classe, on était très loin de Forest Whitaker.
J’avais seize ans et le message du notaire était clair : j’avais intérêt à tenir solidement à mes rêves, car dans la vie on ne me ferait pas de cadeau.
C’était donc ça, la norme en vigueur ? Écraser le nouveau venu à la première occasion avec la plus insigne mesquinerie pour garder son statut de mâle dominant ?
Jacques Brel, lors d’un entretien avec Jacques Chancel, conforterait mes pressentiments : « Passé l’enfance, devant le comportement de certains adultes, on se demande si c’est eux qui sont cons, ou si l’on se trompe, soi. »
Je n’avais pas besoin de ces bassesses notariales pour brûler mes nerfs. Mon époque glorifiait l’enrichissement personnel avec un mauvais goût clinquant et sans complexe qu’on retrouvait partout, de la mode à la musique en passant par la télé, le cinéma, la radio, ceci dans un discours publicitaire appelant à un optimisme bêlant, mondial à défaut d’universel — les années 1980, les premières d’un néolibéralisme dont je ne connaissais même pas le nom.
Les animateurs commençaient à remplacer les journalistes, les capitaines d’industrie les leaders politiques, avec une mise en spectacle du néant confinant à la bêtise et/ou à la manipulation des masses, sommées d’acheter tout et n’importe quoi pour épater la galerie au nom d’un hédonisme made in toc. La vie en parts de marché, la ringardisation systématique de toute idée collective, c’était ça, le monde qu’on me proposait ? Il était où, l’amour, dans tout ce bordel ? La générosité ?
L’altérité faisant loi, je ne vivais déjà que par les autres, moins chef de meute que donneur d’élan, garçons et filles au même niveau, à contre-courant de ce que je voyais tous les jours sur les murs, les écrans, les couvertures de magazines.
Devant ce déferlement d’individualisme forcené, un seul état d’esprit m’allait, celui du rock, refusant toutes formes d’aliénation, d’autorité, de soumission à un ordre établi par d’autres pour nous rouler dans le goudron. Plutôt crever que marcher dans leur combine. En classe où les profs voulaient me faire penser dans les clous, dans la cour d’école où l’on se faisait traiter de pédé à la moindre excentricité vestimentaire, dans les rues la nuit où on cassait le mobilier urbain (les fameuses opérations Kamikaze, Bérurier noir à fond dans nos têtes d’anges réfractaires), chez les parents des copains qui me prenaient pour un pédé (décidément), un drogué et un délinquant en puissance, dans les bureaux des proviseurs où on m’envoyait retirer mes ceintures et bracelets à clous, sur les trottoirs où les regards réprobateurs s’acharnaient à juger : sous ma peau d’écorché, face à la petitesse d’un monde qui ne savait que compter, ma colère n’avait pas de limites.
Des douleurs plus intimes vinrent se greffer au volcan lorsque, à dix-sept ans, ma première amoureuse me confia avoir été abusée par son précédent mec, lequel avait profité d’une soirée et d’un peu d’alcool pour la dépuceler de force, avec l’aide d’un copain qui lui tenait les bras…
Sa révélation me foudroya. Un mal de chien, inscrit depuis dans mon ADN. Ainsi le viol n’était pas seulement le fait d’une brute usant de sa force pour assouvir ses sales instincts, il y avait aussi des manières plus subtiles : l’ivresse consentie où dès lors tout est permis, la pression mise sur les filles qui pensaient devoir « passer à la casserole » pour répondre au désir masculin, l’abus de position dominante, la sidération de la proie prise dans les rets… Tout ce qui me fait vomir. Le type qui avait violenté mon premier amour vivant toujours à Rennes, je lui cognais dessus dès que je le croisais — après quelques plaintes chez les flics, le salopard finirait par déménager. Mais la vengeance avait un goût amer : l’expulsion de ma violence m’arrachait de terribles crises de larmes, autrement plus douloureuses que les quelques mandales administrées à la face de cette vermine. Ma propre violence me déchirait, car j’aurais pu tuer — en l’occurrence par amour.
Confusion maximum des sentiments, que chaque nuit de débauche exacerbait.
Certains soirs d’alcool et de stress, les mots restaient coincés dans ma gorge comme des rats n’osant quitter mon navire en perdition, je bégayais, prenais de grandes respirations pour me calmer et réussir à parler de nouveau. Je grillais, fil à haute tension.
Automutilation, autodestruction, haine de soi comme pour se faire payer au prix fort ce que d’autres auraient commis, quête d’amour absolu sans reconnaître aucun chemin. La rage grandissant avec la fin de l’adolescence, une lame de rasoir autour du cou, je passais la moitié de mon temps à me scarifier ou à m’ouvrir les veines, l’autre à me suicider, entraînant les plus troublés de mes amis dans mes délires romantico-destroy, toujours prêt à en découdre avec mes sutures. Un trop-plein de moi ne demandait qu’à déborder, à gicler comme une traînée de sang sur les murs qui m’enfermaient, en révolte absolue contre le modèle dominant.
J’étais apolitique, a-scolaire, astreint à subir mes différences à défaut de les exprimer, coupé de tout milieu artistique qui aurait pu me sauver, me donner une piste ou une issue de secours. Je m’essayai à la peinture, à la guitare (amplifiée évidemment), considérant qu’un punk lisant Baudelaire était le meilleur qu’on pouvait tirer de l’homme, cherchant comment concilier destruction et poésie, sans succès. Heureusement il y avait les filles (aimantes, confidentes, premiers parfums d’aventure), le cinéma (des bénévoles du village se débrouillaient pour récupérer des bobines après leur projection à Rennes) et les livres.
« Regarde comme le monde est merveilleux… »
Ce n’est pas le titre d’une chanson d’Enrico Macias mais les derniers mots de Joseph Kessel avant de mourir. Après quatre-vingts années passées à arpenter le monde un stylo à la main, le regard et l’esprit acérés pour témoigner des Hommes, voilà qui donnait envie d’aller voir ailleurs. En vie. Kessel n’était pas le seul écrivain-voyageur à déformer ma jeunesse : Jack London, Jules Verne, Cendrars, Melville, Saint-Exupéry, mes héros étaient des écrivains dont les personnages couraient le monde. Et puis Tolkien et son Seigneur des anneaux. Cette saga, allégorie de la Seconde Guerre mondiale — avec Sauron et ses Cavaliers noirs dans le rôle d’Hitler et ses SS, les gentils Hobbits dans celui des peuples démocrates précipités dans la guerre, et surtout Aragorn, héros sombre et tourmenté, amoureux d’une Elfe promise à un exil définitif si les Hommes réussissaient à renverser le tyran —, me transportait tant que je relus la trilogie aussitôt terminée.
Je vis Mad Max 2 la même année au cinéma de Montfort, et trouvai dans cet anti-héros un Aragorn post-apocalyptique de premier ordre : allure d’enfer mais psychiquement détruit, désespéré sans larmes apparentes. L’effet sur mon imaginaire fut immédiat. Trompant l’ennui du lycée puis du bac par correspondance où mes différentes exclusions m’avaient mené, je commençai à écrire, sur de gros cahiers Clairefontaine, des histoires qui, mettant en scène ma bande d’amis, feraient d’eux à la fois mes premiers personnages et mes premiers lecteurs. L’univers post-apocalyptique de « tous ceux qui errent ne sont pas perdus » se prêtait à toutes les violences — non sans une bonne dose de dérision, trait marquant de notre bande — et si cela ne valait rien littérairement, j’avais gagné du souffle et surtout découvert l’incroyable dissolution du temps propre à l’écriture, sa puissance.
Le monde dans lequel je vivais ne me convenait pas mais j’étais libre de le recréer à volonté, comme bon me semblait et en réglant mes comptes. Pas une seconde pourtant, je ne songeais à en faire mon métier. Jusqu’à mes vingt ans.
Une année coup de tonnerre.
Deux courants me traversaient, électriques : le punk pour l’énergie, la radicalité et une forme d’élégance bad boy personnifiée par les Clash — quoi de plus classe que le look des Clash ? — , et David Bowie pour ses facettes multiples, sa capacité à se renouveler, son intelligence, son humour, la beauté qu’il déployait sous toutes ses formes. Bowie, symbole d’immortalité, devint mon intime protecteur. N’étais-je pas né le jour de la sortie de son premier album ?
Je ne le savais pas encore, mais les héros de mes livres seraient à l’image de ces deux courants : beaux, élégants, énergiques, obstinés, en lutte.
La colère dégagée par le punk-rock trouvait en moi une résonance que je ne m’expliquais pas clairement. Ayant été élevé à la caresse, entouré de femmes bienveillantes dans une famille middle-class de campagne où l’honnêteté primait sur la réussite sociale, je brûlais de toute part sans me poser de questions. Rock et psychanalyse ne font pas bon ménage à vingt ans, et si j’avais quitté Montfort-sur-Meu pour Rennes, ce n’était pas pour m’allonger sur un divan sans une jolie femme à mes côtés.
« Tu dois bien traiter les filles si tu veux être un amant du rock », nous disaient les Clash. Les paroles des chansons avaient valeur de slogans. Seulement, l’appel nihiliste du punk avait pris le dessus sur mon côté Bowie.
En réponse à mes amours déchirées, je n’hésitais pas à m’ouvrir le visage à la lame de rasoir pour voir si on m’aimerait encore, à me tailler les veines lors de vacances passées à sniffer de l’éther sous le casino de Royan, où les pompiers me poursuivirent dans les rues pour me recoudre, à me scarifier avec des bouts de verre qui traînaient dans les caniveaux. Pour ça, mes suicides étaient si nombreux qu’on pouvait parler de suicides collectifs, au grand dam de mes amis qui n’y comprenaient rien. Je brûlais, c’est tout.
Au plus fort de ma période ensanglantée, perdu au fond d’un moi en souffrance, je lus Bleu comme l’enfer, de Philippe Djian. Le ton et le style répondaient tant à mon esthétique romantico-destroy que je vécus cette lecture comme une révélation. Ce que dix ans d’école m’avaient interdit, un seul livre me l’autorisait : écrire.
Sitôt ce roman refermé, je pris une décision, la seule qui s’imposait dans ma vie foutoir : devenir écrivain, coûte que coûte. J’avais de l’imagination à revendre, mon talent littéraire était encore sous le niveau de la mer mais je ne pouvais que m’améliorer, et au point de déréliction atteint, je n’avais rien à perdre.
Je commençai par achever la dernière partie de mes écrits de jeunesse, plus de trois mille pages à la fin desquelles les copains du lycée et moi mourions un à un, dans le malheur et la solitude.
« On est morts », leur annonçai-je un jour.
Mais comme Bowie avec Ziggy Stardust, c’était cette fois pour mieux rebondir, avec une nouvelle arme de construction massive : l’écriture.
Le hasard n’existant pas, Éléphant-Souriant, le mécano de notre bande, organisa cet été-là une expédition à moto dans les Pyrénées espagnoles. Témoin de mes déconfitures, il m’invita à monter en croupe de son cheval de fer, une Moto Guzzi V7 Special.
« Ça te fera du bien ! » avait-il prédit.
Biberonné à Easy Rider, Éléphant-Souriant ne se trompait pas. Après une semaine passée à rouler de hameaux de montagne en fêtes de village sur nos vieilles pétoires, à dormir à la belle étoile, partager tout en sept et noircir des carnets de voyage, ébauches d’un premier roman, je tombai si accro à la liberté, cette drogue dure, que plus personne ne m’enlèverait cet os de la bouche.
Aussi, quand, au retour de notre virée espagnole, le même Éléphant-Souriant annonça qu’il plaquait tout pour faire le tour du monde avec un billet open valable un an, couvrant six pays et trois continents, et un point de ralliement en Nouvelle-Zélande où sa tante française s’était mariée, je n’eus plus qu’une idée en tête, le rejoindre sur la route de Kerouac, Fante, Harrison, Crumley, tous ces auteurs que Djian m’avait fait découvrir et qui, dorénavant, cimentaient ma foi. Incassable.
Ce trop-plein de moi qui me passait par-dessus bord avait trouvé sa ligne de flottaison sur le seul rafiot qui m’allait, celui d’une liberté démesurée.
Restait à l’user, de préférence jusqu’à la corde qui me pendrait si je ne devenais pas un jour, à mon tour, un putain d’écrivain.