10 Fausses pistes

Je finissais l’écriture de Zulu quand survint un événement imprévu : la disparition de mon ami Marc au large de l’Espagne.

Avocat rencontré à Rennes sur les terrains de rugby, flibustier au long cours — il avait passé le Cap Horn avec le navigateur Christophe Augain lors d’une course australe —, Marc portait un dentier depuis qu’un semi-remorque lui avait démoli la face et les dents de devant lors d’un accident de la route, appareil qu’il ôtait volontiers dans les bars pour faire peur à ceux qui la ramenaient. Un type intelligent et un cœur en or malgré ses hurlements et ses provocations éthyliques… Marc, disparu en mer.

On n’a jamais retrouvé son corps mais d’après les débris de son voilier, un bout d’étrave, on supposait que Marc avait été broyé par un cargo de nuit. Ou qu’il s’était fait découper par un bateau de pêche espagnol, ces chauffards de la mer — seul à bord lors du drame, Marc avait dû s’endormir plutôt que de prendre le quart. Dans tous les cas, on ne passerait plus de soirées folles ensemble, à refaire le monde en le tordant dans tous les sens, ses grands yeux bleus mimant la folie dure… Mourir un cargo dans la gueule, oui, c’était bien le style de Marc.

Ébranlé par sa disparition et l’ambiance fraternelle des années Sarkozy qui envahissait la France, je décidai d’axer le prochain « Mc Cash » autour des politiques migratoires, de l’accueil et du destin des migrants dans un pays jusqu’alors considéré comme celui des droits de l’homme.

Les récits de naufrage au large des côtes, de femmes et d’enfants flottant le ventre plein d’eau, de jeunes retrouvés gelés dans le train d’atterrissage des avions, les arrestations des survivants sans papiers à la sortie des écoles par la police française, les églises qui les protégeaient éventrées à coups de hache, tous ces espoirs rançonnés par les passeurs et les mafieux qui s’engraissaient sur leur dos mouillé, ce même argent blanchi dans les paradis fiscaux qui, au final, arrangeait tout le monde — les un pour cent qui se partagent sans nous le magot —, le sort des marins exploités par les armateurs, leurs trafics et pavillons de complaisance, autant de sujets qu’affronterait Mc Cash à son corps défendant.

Les routes qu’utilisaient les migrants en 2008 convergeaient jusqu’au goulot d’étranglement de Ceuta, l’enclave espagnole au nord du Maroc, d’où ils espéraient rejoindre l’Europe. Les autres partaient des rives méditerranéennes avec les moyens du bord, ou alors carrément d’Afrique noire. Mc Cash ayant besoin de prendre l’air, j’avais décidé d’envoyer mon borgne dans un de ces pays d’émigration.

Lequel ?

J’avais trouvé Tanger triste, sur le port les jeunes cachés sous les essieux des camions prêts à embarquer se faisaient chasser par les bergers allemands de la police, je ne connaissais aucun passeur tunisien ou libyen, les gardes-côtes m’auraient ri au nez si je leur avais demandé de les accompagner, j’avais juste traîné un peu sur la côte andalouse où les migrants accostaient, quand ils accostaient.

Une association basée à Arras, Colères du présent, me proposa alors une virée avec une cinquantaine d’artistes militants à Saint-Louis du Sénégal, dans le cadre d’un échange culturel. Le lieu où les malheureux partaient pour l’Europe en pirogue : c’était un signe du ciel ou je n’y voyais plus rien.

La Bête accepta aussitôt de m’accompagner.

Nous nous retrouvâmes ainsi à Saint-Louis avec les artistes locaux. La région était musulmane mais les Sénégalais plus coulants que les Arabes au sujet de l’alcool : nous vidâmes la cave de notre cantine le premier soir, celles de la ville le lendemain, de la région le troisième. Les membres du groupe Marcel et son orchestre étaient de sérieux clients, mais j’avais mon arme secrète : la Bête. Rien à voir avec un diesel : la Bête boit tout de suite beaucoup, de tout, tout le temps, et ne s’arrête que pour fumer de l’herbe ou enlever son slip.

Les femmes sénégalaises étaient effectivement d’une grâce naturelle époustouflante — Angélique, l’ex-femme de Mc Cash devint dès lors sénégalaise —, mais après une semaine de ce régime alcoolisé, force fut de constater que pour témoigner du désespoir des migrants africains, c’était un peu court.

Hormis ce triste record de débauche en terre musulmane et le fait d’avoir trouvé un modèle pour Angélique dans un prochain roman, je ne tirai rien de ce voyage à Saint-Louis du Sénégal. La suite des aventures de Mc Cash devait-elle être reportée sine die ?

J’avais déjà écrit une centaine de pages autour de la disparition de Marc, des marins au long cours exploités dans les zones de non-droit que constituent les mers du globe, du naufrage qui ressemble de plus en plus à un meurtre. Comment intégrer le personnage d’Angélique et le récit de ces migrants qui risquaient tout pour atteindre l’Europe-Eldorado ?

Je comptais évoquer le parcours des Africains, le danger qui les guettait sur la route et les passeurs qui tiraient profit de leur misère mais, bien avant que le problème ne prenne une ampleur dramatique avec les réfugiés d’Irak et de Syrie, j’allais être happé par un autre tourbillon : celui de l’histoire argentine.

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