Ça a commencé pour de bon il y a trois ans, lorsqu’ils ont compris que j’étais déterminé à lutter jusqu’au bout pour passer de l’autre côté. Ils ont fait pression sur moi.
— Publiez. C’est thérapeutique. Prenez un pseudonyme. Et n’ayez pas d’inquiétude. Personne ne vous en croira capable. Si c’est bon, on dira qu’il y a Part et la technique, et que ça ne peut pas être d’un débutant. Que c’est d’un vrai professionnel. On vous foutra la paix. On dira que vous servez de prête-nom, de nègre. Une pute.
J’ai fondu. Quand on prononce devant moi le mot de « pute », je fonds toujours. C’est mon besoin d’authenticité.
— Mais si ça ne vaut rien, ce que j’écris ?
— Si ça ne vaut rien, on dira que c’est un document humain. Les documents humains ne valent jamais rien, à cause de leur sujet. S’ils avaient de la valeur, leurs sujets eu auraient aussi, or il n’y a pas que l’Afrique du Sud, vous savez. C’est partout. Il ne faut pas être injuste avec l’Afrique du Sud. C’est un document humain. Faites-nous-en un strictement dépourvu de toute valeur et alors là, ce sera un document humain vraiment authentique.
Je suis méfiant.
— J’ai déjà eu une tante qui a eu un prix de beauté à la Martinique, en 1926.
— Écoutez, Pavlowitch, ne nous faites pas chier. Les psychiatres, c’est nous. Ça suffit, comme abjection. Écrivez. Un peu plus, un peu moins… ça vous évacuera. Et puis, assez de calomnies. On a quand même eu Beethoven et Mozart.
— Oui, mais Beethoven et Mozart, ça peut encore faire deux cents millions de morts, si les Chinois se mettent contre, et s’il faut les défendre, ces deux-là.
— N’ergotez pas sur les détails. Vous ne pouvez pas passer votre vie à aller de clinique en clinique, la Sécurité sociale et votre Tonton en ont ras-le-bol. Écrivez, personne ne vous en voudra, parce que vous êtes reconnu comme dingue depuis que vous vous êtes mis à appeler police secours à chaque jour qui se lève.
— Qu’est-ce que ça prouve ? Il y a dans le monde des millions de gens qui appellent au secours à chaque jour qui se lève.
— Allons, allons. Les fous, oui. Il y a surtout des millions de gens qui gardent le silence parce qu’ils ont toute leur raison et ils savent que ce n’est pas la peine d’appeler au secours. Que c’est même dangereux, il y aurait des représailles.
Je me suis tu. C’est vrai que j’ai ce petit problème. Chaque fois qu’un jour nouveau se pointe, j’ouvre la fenêtre et j’appelle au secours. Je saute sur le téléphone, j’appelle la Croix-Rouge, le Secours catholique, le grand rabbin de France, le petit, les Nations unies, Ulla notre Mère à tous, mais comme ils sont parfaitement au courant, qu’ils voient de leurs propres yeux qu’un jour nouveau se lève et qu’ils prennent même leur petit déjeuner pour cette raison, je me heurte au quotidien familier, et c’est le bide.
Alors, je deviens un python, une souris blanche, un bon chien, n’importe quoi pour prouver que je n’ai aucun rapport. D’où internement et thérapeutique, en vue de normalisation. Je persévère, je saute ailleurs, je me débine. Cendrier, coupe-papier, objet inanimé. N’importe quoi de non coupable. Vous appelez ça folie, vous ? Pas moi. J’appelle ça légitime défense.
Ils ont essayé de m’aider, je ne dis pas. Ils ont fouillé dans mes boîtes à ordures et il y eut tentative d’explication. Un de mes investigateurs avait fini par découvrir qu’à l’âge de quatre ans, j’avais tué un petit chat en jouant avec lui, et depuis, c’était la culpabilité, le remords, avec haine de soi-même. Je transférais sur Auschwitz, Pinochet, le Goulag et tous les autres prétextes qui étaient bons pour me blanchir. Ce n’était pas les génocides et les camps de torture, c’était le petit chat.
Ça ne m’a pas aidé du tout, ça n’a fait qu’ajouter le petit chat au reste.
— Vous me faites sortir, si je suis publié ?
— On vous laisse rentrer chez vous quand vous voulez. Vous reviendrez une fois par semaine pour le contrôle.
Je n’ai accepté que d’un signe de tête, à titre dubitatif. Ils enregistraient souvent mes propos sur magnétophone, pour les étudier, mais pas les signes de tête.
Je ne pouvais toutefois pas m’engager avant d’avoir consulté Alyette.