Madame Yvonne Baby devait venir à raidi. À dix heures du matin, Tonton Macoute était au bout du fil.
— Tu reçois des journalistes du Monde, à présent ?
— Et alors ? Il n’y en a que pour toi ?
— Je te demande en tout cas de ne pas dire que tu es mon… neveu.
Il hésite toujours, avant de dire neveu. Parce que le fils d’une cousine, ça fait quoi, au juste ? Ou alors…
— Pourquoi ? T’as honte de moi ?
— C’est mauvais pour toi. On écrira que je t’ai aidé.
Mégalo. Mais alors, mégalo ! J’ai même pas pu rire, j’ai fait couac.
Et puis je n’ai plus ri du tout. Je pratique des trous de mémoire, par salubrité et hygiène mentale, mais c’est parfois impossible. Quand j’avais écrit mon deuxième livre, j’avais trouvé un titre qui me plaisait bien : La Tendresse des pierres. Un soir, Tonton Macoute était monté chez moi, pour je ne sais plus quoi. Des fois, avec moi, il fait acte de présence. Il a vu le manuscrit.
— Oui, j’ai fini.
— Tu as un titre ?
— La Tendresse des pierres.
Il parut sidéré. Mais vraiment, ce qu’on appelle. Il avait avalé quelque chose. Et puis il a souri. Ironique. J’aurais dû me méfier.
— C’est un très, très beau titre, dit-il avec insistance.
Et il est parti.
Le livre est allé à l’impression. Les épreuves étaient prêtes. La couverture aussi. Encore maintenant, on voit sur la couverture la tendresse et les pierres…
J’étais à Caniac, tranquille. Et puis je vois sa Rover, par la fenêtre. Je sors, je lui serre la main, on s’embrasse même, à la russe, pour la famille. Sa mère était russe et la mienne aussi. On avait au moins ça de commun.
Il avait une sale gueule.
— Je vais en Espagne…
Il a une belle maison en Espagne, où il nous avait invités une fois en dix ans, Annie et moi.
— Je me suis dit, je vais faire un détour.
On déjeunait.
— Le livre est déjà imprimé ?
— Oui.
— Et la couverture ?
— Un très beau dessin d’André François.
Il avait le nez dans sa salade.
— C’est toujours le même titre ?
— Ben oui. La Tendresse des pierres.
— Écoute, Paul, j’ignore si tu le sais ou pas… Personnellement, ça m’est égal… Mais ce titre figure dans un de mes livres.
Je l’ai regardé.
— Tu n’as jamais écrit de livre sous ce titre.
— Non, mais dans un de mes romans, il y a une jeune Américaine qui écrit un roman sous le titre La Tendresse des pierres…
J’ai tous ses livres. Je crois que j’ai renversé quelque chose, en me levant, une chaise ou quelque chose à l’intérieur, et j’ai couru vérifier. C’était là. Page 81. La Tendresse des pierres. Et avec ironie, encore, dans le contexte. La fille qui écrivait ça était une paumée.
J’ai couru dehors, j’ai sauté dans ma voiture et je me suis précipité à Labastide-Murat pour téléphoner à Madame Gallimard.
— Changez le titre. Je n’en veux à aucun prix.
— Mais la couverture est déjà…
— Je sais, je sais.
Ce salaud-là avait attendu qu’il fût trop tard pour « m’avertir ». Il voulait qu’il y ait sur la couverture de mon livre la marque de son influence. L’ironie.
— Écoutez, Madame Gallimard, si vous ne changez pas de titre, j’en crèverai.
— Bon.
— Comment, bon ? Ça vous est égal que je crève ? Ça fera toujours un auteur de moins, hein ? C’est ça que vous voulez dire ?
— Je veux dire d’accord, on va changer le titre. Pourquoi ?
— C’est nul, comme titre. Complètement bidon. Pute. Du racolage…
— Et quel titre voulez-vous ?
Je réfléchissais. Mais je ne voulais plus prendre de risques. Les sorciers haïtiens sont très forts et Tonton Macoute s’était peut-être insinué à l’intérieur. Il allait encore me glisser une idée à lui. Le subconscient, c’est plein de Tontons Macoute. C’est là qu’ils sont vraiment chez eux.
— Choisissez le titre vous-même. Je ne veux pas savoir.
Quand je suis rentré, il était déjà parti. S’il n’y avait pas eu Annie, je me serais même demandé s’il était jamais venu. C’était peut-être mon subconscient, pour une fois, qui m’avait sauvé.
Et puis je me suis souvenu d’une chose : c’était lui qui m’avait suggéré le titre La Tendresse des pierres. Délibérément. Pour déposer sa marque. Pour avoir un fils spirituel. Pour me compromettre.
Je n’avais pas été influencé par la lecture de ses livres au point de lui voler un titre sans le savoir. C’est lui-même qui m’avait suggéré ce titre.
Annie dit que ce n’est pas vrai. Qu’il ne me l’avait jamais suggéré. Mais cette fille du Lot ne connaît pas les ruses diaboliques dont les sorciers haïtiens sont capables.
Il n’y a rien de plus sorcier haïtien que le psychisme.
D’ailleurs, il avait déjà trouvé dans un des bouquins des traces de son influence littéraire. Dans un de mes deux livres, il y avait un paquet de gauloises bleues. Dans un des siens aussi. Il avait utilisé les mots « python », « éléphant », et moi aussi. Les mots « Ah nom de Dieu » et « friandises », et moi aussi. J’emploie dans mes deux bouquins les mots « ouf », « littérature », et lui aussi. Nous utilisons les mêmes lettres de l’alphabet. Je suis tombé sous son influence, quoi.
Lorsque je l’avais eu au téléphone et qu’il m’avait demandé de ne pas dire à Madame Yvonne Baby que j’étais son neveu, je pensai d’abord qu’il voulait m’éviter de dire un mensonge. Peut-être avait-il vraiment eu honte, pour une fois. Pour le reste, le docteur Christianssen est formel : les rapports avec une cousine ne sont pas des rapports consanguins. Il ne pouvait y avoir de tare, du point de vue consanguin. Il n’avait rien à se reprocher.
— Je ne mentionnerai pas ton nom, sois tranquille.
— Je dis ça dans ton intérêt. Remarque, ça se saura tôt ou tard. Mais il vaut mieux pour l’instant que l’on ne cherche pas trop des influences.
Là, je me suis marré. Je me suis vraiment marré.
— Il n’y en a pas. Il n’y en a jamais eu. Tu as toujours su te tenir à distance.
Nous ne nous sommes pas dit au revoir, avant de raccrocher.
À dix heures je suis allé voir le docteur Christianssen. Il m’a bourré de tranquillisants. Les tranquillisants danois sont plus tranquillisants que les autres.
J’ai oublié de vous dire que le docteur Christianssen est mort du typhus en décembre 1975 à quatre-vingt-dix kilomètres au nord d’Addis-Abeba, en portant secours à un village où il y avait l’épidémie.
Ce n’est pas vrai, mais je le dis pour vous faire comprendre que c’était vraiment un type bien et vous faire sentir toute l’admiration que je lui porte.
Lorsque les nazis ont exigé le port de l’étoile jaune des Juifs danois car ils sont partout, le roi Christian leur a annoncé qu’il allait lui-même s’affubler d’une étoile jaune et parcourir ainsi Copenhague à cheval.
C’est une des raisons pour lesquelles je me fais soigner au Danemark.