J’allais un peu mieux. J’appris que l’envoyée spéciale du monde n’était pas venue à Copenhague, que c’était chez moi de l’angoisse, des fantasmes et j’écrivis à Madame Yvonne Baby une lettre dans laquelle je m’excusais de l’avoir dérangée pour rien.
Je souffrais encore parfois d’hommes d’État. J’allais alors rendre visite à un compatriote illustre qui venait chez le docteur Christianssen une ou deux fois par an pour se faire soigner. C’était un ancien ministre qui avait encore de l’avenir comme homme du passé. Il souffrait de terreurs périodiques que le docteur Christianssen appelait ses « règles » : il avait des moments où il pourrissait et tombait en poussière dès que ça bougeait autour de lui. Il lui semblait aussi que tout était miné, creux, rongé de l’intérieur, et qu’au moindre souffle tout allait voler en poussière et cesser d’exister. Cela s’était beaucoup aggravé depuis le Portugal, car il n’avait rien compris au spectacle. Il refusait de prendre des bains, parce que la poussière, au contact de l’eau, devient de la boue. Il fallait marcher autour de lui sur la pointe des pieds, en retenant son souffle, pour qu’il ne s’écroule pas et disparaisse en poussière. Si on l’écoutait pendant ses états, il aurait fallu placer autour de sa personne l’armée et la police afin de lui éviter les approches et les recours. L’infirmière devait l’envelopper de bandelettes, comme une momie, pour le rassurer et le convaincre qu’il n’allait pas se pulvériser, l’aider à se sentir de la consistance. Mais ses crises ne duraient jamais longtemps, car les sondages d’opinion venaient le rassurer sur sa crédibilité et la crédulité qu’il inspirait. Il savait alors qu’il existait vraiment, solidement. Il s’appelle monsieur de Pussy, il a une très belle tête pour électeurs et mass media et sur l’écran il donne une impression de vie, avec un bon éclairage. Il en a encore pour un bout de temps et c’est tout ce qu’il demande.
Chaque fois que je le vois, j’ai envie d’éternuer pour lui faire peur. Mais si j’éternue, on mettra aussitôt le même à sa place, et moi, je serai découvert et soupçonné de « tendances réformatrices et messianiques », comme Plioutch.
Savez-vous qu’à Oslo, l’Académie norvégienne est à la recherche d’un sourd-muet sans bras ni jambes qui n’a apporté aucune contribution à l’histoire de ce temps, pour lui donner son prix de la Paix ?
Monsieur de Pussy nous accueillait – je parle souvent de moi au pluriel – dans une parfaite immobilité, d’ailleurs pleine de musées et de chefs-d’œuvre. Il y avait des tas d’autres objets autour de lui, mais j’étais bien tranquillisé et je n’avais pas peur. Je ne dis pas que tous les objets sont des tigres cachés qui vont me sauter dessus. Je ne le dis pas parce que j’ai pris le parti de la discrétion et de la prudence. J’ai envie de retourner dans le Lot, loin du monde. Je me sens mieux malade là-bas qu’ici.
— Ah, monsieur Ajar, il paraît que vous allez nous donner un nouveau livre ?
Nous donner, vous vous rendez compte ? Je suis une poire juteuse et qui ne vit que pour leurs délices.
— Ça fait un bout de temps que vous êtes ici, monsieur Ajar…
— Oui, j’écris. Et puis j’observe. Je suis soigné, si vous voulez, mais parce que j’ai un comportement normal, et que je suis dehors, ça se remarque. Je suis chez les fous pour apprendre à me conformer. Comme ça, au moins à Paris, on me rendra mon permis de conduire.
Je venais de travailler encore à Madame Rosa, parce que je ne voulais plus la quitter ; après La Vie devant soi, elle était devenue comme une mère pour moi, avec sa sclérose cérébrale. Je venais donc de me taper six étages sans ascenseur, pour être auprès d’elle, là où elle habite et j’étais encore tout essoufflé.
Je respirais très fort.
— Attention ! a gueulé monsieur de Pussy. Retenez votre respiration, bon Dieu ! Vous me soufflez dessus ! Je vais voler en poussière !
— Je n’ai pas à respecter votre constitution et vos institutions, dis-je, et je refuse de retenir mon souffle pour que ça dure. Nous, les gauchistes, on va tout faire crouler de notre beau souffle, c’est connu.
Alyette me posa une main douce sur l’épaule.
— Ne dis pas des choses comme ça, Alex, tu te feras peur.
Monsieur de Pussy parut stupéfait.
— Vous êtes de gauche ? me demanda-t-il d’une voix pleine d’égards, car il était de droite et avait donc besoin de mes services.
— Je ne suis pas politique, dis-je, vu que je ne suis pas du règne.
Je ne suis pas non plus misanthrope. Il n’y a pas de misanthrope chez les schizos. Ça ne s’est jamais vu. Ils sont ce qu’ils sont par amour.
Je suis incapable de haine, parce que les salsifis sans fibre de mon espèce ne haïssent personne.
J’étais tellement agité par mes pensées humanitaires que monsieur de Pussy a commencé à dégager des nuages de poussière. Je les voyais clairement, ce qui prouve qu’il était encore plus fou que je ne croyais.
— Excusez-moi, dis-je, car il ne faut pas les contrarier.
J’ajoutai, pour changer de sujet de conversation :
— Il paraît que les Nations unies vont proclamer une année de la merde, eu excluant les Juifs, bien entendu.
Il y eut sur son visage une expression de « j’ai tout compris ».
— Nihiliste, hein ? fit-il.
Je n’ai pas protesté. C’était complètement faux, bien entendu, complètement bidon, et donc, ça me cachait bien.
— Excusez-moi, mais vous avez des holocaustes sur la manche, dis-je, en levant la main, et faisant mine.
— Ne me frottez pas ! piailla-t-il, et la crise devait être chez lui à son plus aigu, parce qu’il recommença à émettre des nuages de poussière paranoïaques. Ne m’effleurez pas, espèce de crime !
— Ce n’est rien, on n’a même pas commencé à jouer, lui lançai-je avec la dernière brutalité, car c’était merveilleux de voir quelqu’un qui avait encore plus peur que moi, ça rassure.
— Au secours ! murmura-t-il, car il savait qu’en hurlant, c’est du pareil au même.
— Mort aux vaches ! proposai-je, pour mettre tout ça sur le dos des bovins et sauver l’honneur.
— Je n’ai jamais mis les pieds en Ouganda ! affirma-t-il, et il disait vrai, car à quoi bon, c’est aussi partout ailleurs.
— Ils vous serviront ça au petit déjeuner ! lui promis-je, parce qu’au point où nous en sommes, on ne voit même plus la différence entre l’apocalypse et la camomille.
Mais c’est alors que j’ai remarqué ce qui se passait dans un coin de la chambre, un peu à l’écart. Nini essayait de se taper Ajar. Nini, comme son nom l’indique, ne peut pas souffrir qu’il y ait une œuvre littéraire dans laquelle elle ne se serait pas glissée. L’espoir, ça la rend malade. Nini essaye depuis toujours et de plus en plus de se taper chaque auteur, chaque créateur, pour marquer son œuvre de néant, d’échec, de désespoir. Elle se fait appeler Nihilette chez les gens bien élevés, du tchèque nihil, nihilisme, mais nous l’appelons Nini, avec majuscule parce qu’elle a horreur d’être minimisée. En ce moment, sur le tapis, elle essayait de se faire ensemencer par Ajar, pour lui faire ensuite des enfants du néant.
Ajar se défendait comme un lion. Mais il y a toujours avec Nini la tentation de se laisser faire, pour accéder enfin au fond du néant, là où se trouve la paix sans âme ni conscience. La seule chance qu’avait Ajar de s’en tirer était de bien prouver son inexistence, son état bidon pseudo-pseudo, son absence absolue d’état humain digne d’être infecté par Nini, car le néant ne baise jamais le néant, pour des raisons techniques. Ou bien au contraire, de trouver sur le champ de bataille quelque chose de vrai et d’alabri, d’à l’abri, je veux dire, le chevalier Bayard d’Alabri sans peur et sans reproche, face à Nini cul-de-dragon, à l’abri de tout creux et de vide, où Nini se réfugie pour pondre et déposer ses œufs afin qu’ils envahissent tout de leur pourriture néantiste. Je tenais la main d’Annie dans la mienne comme dans les plus vieux clichés d’amour qu’aucune agrégation n’a encore réussi à désagréger. Je pensais à ceux qui s’aiment et Nini se tordait par terre dans d’atroces coliques, et ne parvenait plus à trouver le creux dans la fameuse sombre et sonore citerne qui sonne dans la mort une vie toujours future.
Je m’en étais tiré encore une fois. Ce n’était pas la dernière. Entre la vie et la mort, c’est la lutte des procédés littéraires.