J’ai eu pour la première fois des hallucinations à l’âge de seize ans. Je m’étais soudain vu cerné par des vagues hurlantes de réalité et agressé par elle de tous les côtés. J’étais très jeune, je ne connaissais rien à la psychiatrie, et quand je voyais sur mon écran les images du Viêtnam, les gosses aux ventres gonflés par la mort qui crevaient en Afrique ou les cadavres militaires qui me sautaient dessus, je croyais sincèrement que j’étais dingue et que j’avais des hallucinations. C’est ainsi que je me suis mis peu à peu à élaborer, sans même le savoir, mon système de défense, qui me permet de chercher refuge dans divers établissements hospitaliers.
Ce n’est pas venu d’un seul coup et ce fut le résultat d’un long travail.
Je ne me suis pas fait moi-même. Il y a l’hérédité papa-maman, l’alcoolisme, la sclérose cérébrale, et un peu plus haut, la tuberculose et le diabète. Mais il faut remonter beaucoup plus loin, car c’est à la source originelle que l’on trouve le vrai sans-nom.
Dès la sortie de mon premier ouvrage d’affabulation, on a commencé à remarquer que je n’existais pas vraiment et que j’étais sans doute fictif. On a même supposé que j’étais un ouvrage collectif.
C’est exact. Je suis une œuvre collective, avec ou sans préméditation, je ne puis encore vous le dire. À première vue, je ne me crois pas assez de talent pour imaginer qu’il pût y avoir préméditation syphilitique ou du même genre, uniquement pour me soutirer quelque œuvrette littéraire.
C’est possible, vu qu’il n’y a pas de petits bénéfices, mais je ne saurais me prononcer là-dessus.
« Écrit sous le pseudonyme d’Ajar, Ajar voulant dire laissé ouvert en anglais, aveu d’une vulnérabilité masochiste, sans doute délibérément cultivée comme source féconde d’inspiration littéraire. »
C’est faux. Bande de salauds. J’ai écrit mes livres de clinique en clinique, sur conseils des médecins eux-mêmes. C’est thérapeutique, disent-ils. Ils m’avaient d’abord conseillé la peinture, mais ça n’a rien donné.
Je savais que j’étais fictif et j’ai donc pensé que j’étais peut-être doué pour la fiction.
« Se réfugie dans des fantasmes d’invulnérabilité, allant parfois jusqu’à assumer la forme d’objets divers, canif, presse-papiers, chaînes, porte-clés, afin d’accéder ainsi à l’insensibilité et aussi pour faire semblant d’adopter, en tant qu’objet, une attitude correcte de coopération avec la société, dont il se sent continuellement menacé. A refusé le prix Goncourt pour échapper aux poursuites. »
J’ai refusé le prix Goncourt en 1975 parce que j’ai été pris de panique. Ils avaient percé mon système de défense, pénétré à l’intérieur, j’étais affolé par la publicité qui me tirait de toutes mes cachettes et par les recherches de mes investigateurs à l’hôpital de Cahors. J’avais peur pour ma mère, qui était morte de sclérose cérébrale et dont je m’étais servi pour le personnage de Madame Rosa du livre. J’avais peur pour l’enfant que je cachais et qui avait peut-être douze ans à trente-quatre, comme moi, ou quarante, ou cent ou deux cent mille ans et encore davantage, car il faut remonter à la source du mal pour avoir le droit de plaider non coupable. J’ai donc refusé le prix, mais ça n’a fait qu’aggraver ma visibilité. On a dit que j’étais publicitaire.
J’ai été traité depuis et ça va mieux, merci. Au cours de mon dernier séjour en clinique, j’ai même écrit un troisième livre.
« S’est imaginé à plusieurs reprises être un python afin d’échapper à son caractère humain et se soustraire ainsi aux responsabilités, obligations et culpabilités qu’il comporte. A tiré de son état de python un roman, Gros-Câlin, s’utilisant ainsi lui-même, conséquence d’une longue pratique de la masturbation. »
C’est exact. J’ai même été convié à ce titre, le 29 novembre 1975, au congrès national du Mouvement contre le racisme et l’antisémitisme, car les reptiles ont toujours été les premiers visés, comme détestés. Je n’ai pas pu m’y rendre, parce qu’à ce moment-là j’avais été remis en cage à Copenhague. Je remercie ici les organisateurs.
Je ne citerai pas, avec mépris, une fiche de mon dossier médical qui a un caractère nettement antisémite, puisqu’il y est dit que je suis juif. J’ai néanmoins cherché à savoir si mon sentiment d’indignité et de culpabilité n’était pas dû au fait que j’étais juif et que je n’avais donc pas crucifié Jésus, ce que les antisémites n’ont cessé de me reprocher depuis. Est-ce que je n’étais pas devenu python pour échapper à mon caractère juif ?
Le docteur Christianssen me dit que je me branlais trop.
Il n’était pas contre la masturbation, car un peu de dialectique, d’animation cérébrale et de satisfactions intellectuelles, ce n’est pas nuisible, c’est même propice, mais deux mille ans de branlette, c’est trop. Il m’a rappelé qu’il y avait maintenant les Noirs, les Arabes, les Chinois, les communistes, et que les Juifs n’étaient plus indispensables, pour se branler.
J’ai alors demandé au bon docteur si je n’avais pas été conduit à devenir un python parce que les Juifs avaient été propagés depuis deux mille ans comme usuriers et boas étrangleurs, et il m’a répondu que c’était parfaitement possible, j’étais capable de tout pour faire de la littérature, y compris de moi-même.
Je pensais à Tonton Macoute, qui est un écrivain notoire, et qui avait toujours su tirer de la souffrance et de l’horreur un joli capital littéraire.
Je me suis remis à écrire.
Comme vous voyez, je n’arrive pas à m’en sortir. Je suis cerné de tous côtés, et c’est l’appartenance.
J’ai à la clinique un collègue qui a réussi à déchiffrer les hiéroglyphes d’un dialecte égyptien précolombien et qui s’est mis à penser et à parler dans cette langue nulle et non avenue, inconnue de tous, sans prise en charge, et il a même laissé certains hiéroglyphes cunéiformes non déchiffrés, pour plus d’espoir. Tant qu’ils demeurent inconnus, ils cachent peut-être une révélation d’authenticité, une explication et une réponse. C’est un homme heureux, car il croit ainsi connaître quelque chose qui est encore resté intact.