En sortant du dernier restaurant, je me suis précipité chez mon dernier avocat. Puisque j’étais en pleine authenticité, autant aller jusqu’au bout. J’ai déposé sur son bureau un document signé de ma main, certifiant que j’étais un taré génétique reconnu tel par tous les historiens, avec des bibliothèques et des musées de l’homme à l’appui, issu d’une souche de tarés elle-même issue d’une tare dans l’univers, et que j’autorisais ce document à rendre mon avocat public et mettre fin ainsi au mystère ajar. J’ai même signé Émile Ajar, débile mental, menteur invétéré, mythomane, affabulateur, truqueur, faux-jeton, imposteur, pseudo, mégalo, avec preuves historiques à l’appui. Il me regarda de travers.
— Ajar, vous essayez délibérément d’avoir un prix littéraire.
— Comment ça ?
— Vous êtes en train de vous créer une légende.
Merde. Je me suis mis à réfléchir. C’était vrai : ils avaient tous une légende. Villon avait une légende à cause des pendus. Lorca avait une légende à cause du peloton d’exécution. Malraux avait une légende à cause des guerres et des révolutions. Hölderlin avait une légende à cause de la folie. Soljenitsyne avait une légende à cause de l’univers concentrationnaire.
Tous les hommes avaient une légende à cause de la mort. L’humanité n’était même plus légendaire : elle était mythologique.
— Vous croyez que je devrais tuer quelqu’un ? demandai-je.
— Vous n’avez pas besoin d’aller aussi loin, pour avoir un prix littéraire.
— Je n’en veux pas, je me suis désisté. Mais prenez Raskolnikov : il a tué cette femme à coups de hache pour des raisons purement littéraires.
— Dostoïevski était un génie, mon vieux. Vous n’avez pas de vrai talent littéraire, vous vous racontez, c’est tout. C’est un document clinique.
— Alors, qu’est-ce qu’il faut faire, pour avoir une légende ?
— Ça suffit, Pavlowitch, on ne va pas parler du Christ en 1975, il y a quand même des limites. Et personne ne va vous crucifier, on sait que vous faites ça très bien vous-même.
— Ce n’est pas la même chose.
— Vous ne voulez définitivement pas de prix ?
— Définitivement.
— C’est beaucoup d’argent, vous savez.
— Je ne défends pas le sacré. Et l’environnement, je m’en fous.
L’avocat me regardait entre mes quatre yeux. Je n’en ai que deux, en ce moment : un pour me cacher, et un pour me voir. Lorsque je vais mal, j’ai cinquante paires d’yeux, je vois le quotidien et le familier partout, et c’est l’angoisse.
— Voilà qui est clair et net.
— Clair et net ? Moi !
— N’essayez pas d’en faire trop, Pavlowitch. Vous avez déjà réussi votre coup. Pas de photo du visage, rien que les yeux, pour plus de secret. Pas de biographie. Vous avez laissé dire : terroriste au Liban, médecin avorteur, maquereau ici et là, recherché par la police en France, donne des rendez-vous à Copenhague. C’est parfait. Il n’y a pas de meilleure légende pour un écrivain que le mystère.
J’ai téléphoné à Tonton Macoute avant de quitter Paris. Je lui ai parlé de l’interview dans Le Point.
— Ils ne t’ont pas demandé si je t’ai aidé à écrire tes livres ?
— Non, pourquoi ?
— Enfin, tu es quand même mon petit neveu-cousin, ou quelque chose comme ça.
Ou quelque chose comme ça.
— Ben oui, ils le savent.
— Et ils ne t’ont pas demandé si je t’ai donné un coup de main ?
— Non.
Je n’ai jamais entendu un silence aussi expressif au téléphone. Alors, il a fait un aveu d’une telle beauté que je le note ici, pour la postérité, comme un de ses chefs-d’œuvre.
— C’est quand même étonnant à quel point je suis sous-estimé en France, dit-il. Ils ont soupçonné Queneau, Aragon mais pas moi, alors que tu m’es si proche.
— Ils n’ont pas soupçonné Henri Michaux non plus, alors qu’il m’est beaucoup plus proche que toi et le plus grand de tous.
— C’est vrai, dit-il avec plaisir, mais quand même…
— Je peux leur téléphoner et les prier d’ajouter ton nom aux autres.
— Non, merci. Je m’en fous. S’ils ne sont pas capables de trouver tout seuls quels sont aujourd’hui les grands écrivains en France, tant pis pour la France. Je disais ça comme ça…
Je bichais. C’est un mot qui est passé de mode, lui aussi.
— Écoute, t’en fais pas. Tu es au-dessus de ça.
— Bien sûr. Je ne me souviens plus si tu as pensé à garder les droits cinématographiques…
— Oui, sur tes conseils, papa chéri.
— Je t’ai déjà demandé de ne pas m’appeler papa, putain de merde, le vocabulaire bidon-freudien, il y en a marre.
— Je suis quand même un peu ton fils spirituel, non ? Avec traces d’influence…
— Je t’emmerde.
J’étais content. Je lui faisais du bien, il rajeunissait, même au téléphone, retrouvait sa sève originelle.
— Enfin, j’ai gardé les droits. Le pognon, c’est le cinéma.
— Tu penses trop au pognon.
— Moi ?
— Oui, toi. Quand on pense tout le temps contre le pognon, on pense vraiment beaucoup trop au pognon.
— La dialectique, je connais. Mais j’ai assuré le coup.
— Ça veut dire quoi ?
— Je vais faire une donation.
— À qui ?
— Au comité pour l’Aide et le Soutien aux putes. Aux prostituées, comme ils disent. Je vais consulter Ulla, notre mère à tous, Jackie, Sonia et quelques autres. Je vais même créer un fonds de lutte pour la Défense, l’Encouragement et l’illustration des Putes de France, avec avocats-conseils et dix pour cent de mes droits d’auteur par tête de pipe. Quelque chose de vraiment représentatif. Nos saintes mères et sœurs les putes sont ce qu’il y a aujourd’hui de moins pseudo. La pute est encore ce qu’il y a de plus authentique. C’est pourquoi tout ce qui est bidon est contre. Cachez mon sein que je ne saurais voir. On les persécute parce qu’elles disent la vérité avec leur cul, là où la vérité s’est réfugiée, là où elle est encore à peu près intacte. Les putes sont tellement représentatives qu’elles n’ont même pas le droit de se présenter aux élections. C’est pour ça qu’il n’y en a pas, au Parlement, tu comprends.
— Je pensais que tout ce que lu voulais, Alex, c’était de vivre inaperçu.
— Tout le monde vit inaperçu.
— … que tu ne voulais pas passer pour un idéaliste caché, bêlant. Pour un « aspirateur », comme tu dis. Si tu donnes ton argent aux putes, on comprendra que tu n’es qu’un idéaliste désespéré, un de plus, un « aspirateur ».
— À propos, j’ai oublié de te dire que dans l’article du Point, lundi prochain, ils ont ajouté ton nom à celui d’Aragon et de Queneau comme mon auteur putatif.
— Tu me dis ça à propos de quoi ?
— Comment, à propos de quoi ? À propos de putes.
J’ai raccroché. Je passe mon temps à raccrocher, mais je n’y arrive jamais.
Je suis reparti. À Cahors, le type de La Dépêche du Midi a été très bien. Il avait découvert que j’étais d’une famille authentique, mais il ne l’a pas imprimé. Il a même téléphoné à Paris pour qu’on ne publie pas les détails sur mon authenticité. De Paris, le gars a demandé :
— Mais vous ne vous êtes pas aperçu que vous avez affaire à un psychopathe ?
Bref, la légende s’affermissait, prenait corps. On allait me laisser en paix, par respect humain. J’ai voulu aller au Café de la Poste et avaler des rats vivants en public, mais le python, c’était mon premier livre et on allait dire que je me répétais.