Ce fut le lendemain matin que mon plus cher désir obsessionnel dont j’étais totalement innocent, vu mon caractère pathologique, s’est brusquement réalisé dans toute son horreur.

Mon éditeur m’appela de Paris.

— Ajar, j’ai une bonne nouvelle pour vous. Une envoyée spéciale du monde, Madame Yvonne Baby, va venir spécialement à Copenhague pour vous interviewer.

Je mis du temps à comprendre.

— À Copenhague ? Mais je croyais que j’étais au Brésil, je l’ai lu moi-même dans les journaux.

— Écoutez, Ajar, le Brésil c’est trop loin, ça coûterait trop cher. Ce n’est pas la peine qu’Yvonne Baby coure au Brésil, où vous n’êtes ni l’un ni l’autre.

J’ai gueulé de toutes mes forces, car il est important dans une œuvre de fiction littéraire que le personnage principal soit soutenu, sans bavures :

— Je refuse ! Vous êtes malade ou quoi ? Elle va débarquer dans une clinique psychiatrique pour m’interviewer ? Mais vous ne vous rendez pas compte ?

— Écoutez, mon cher Émile, fini de jouer au con. Vous n’êtes pas « psychiatrique », comme vous dites. Vous êtes politique.

— Politique ? Moi ?

— Ça va, ça va. Vous n’êtes pas « psychiatrique ». Vous êtes politique. Vous avez un dossier aux Renseignements généraux. C’est là-dedans. Vous avez tué un petit chat quand vous aviez quatre ans.

J’ai failli me trouver mal. Ils savaient.

Ce n’était pas Auschwitz, les massacres, la misère, l’horreur, Pinochet, Plioutch : c’était le petit chat.

Les psychanalystes sont vraiment parfois d’affreuses salopes.

— Je ne veux pas la recevoir !

— Très bien, mais je dois vous dire ce qu’on répète un peu partout dans Paris.

— Quoi ?

— Que c’est quelqu’un d’autre qui a écrit ou vous a aidé à écrire votre livre.

Ça m’a fait un coup terrible à l’organe populaire. J’ai craqué, j’ai vraiment craqué, je me suis fendu, je me suis ramassé, j’ai poussé un coup de gueule absolument effrayant de blessure, d’indignation et d’horreur…

Pas moi ? Pas moi ? Pas moi ? Qui, alors ?

— Aragon. Queneau. On dit même que vous n’existez pas.

Je m’étranglais. J’étais tellement blessé dans mon amour-propre d’auteur que j’aurais tué cent petits chats sans même le remarquer pour sauver mon honneur.

— Eh bien, qu’elle vienne, cette journaliste. J’irai à l’aéroport avec des fleurs, s’il le faut.

— N’en faites pas trop. Vous devez rester fidèle à votre personnage, Ajar.

— Quel personnage ?

— Le vôtre.

Je ne sais pas pourquoi je pensais soudain à Tonton Macoute avec un véritable désespoir. En Haïti, ils ont des sorciers tout-puissants. C’est connu. Ils vous pourrissent sur pied.

— Vous avez déjà une légende, Ajar.

— Quelle légende ?

— Un certain mystère, un côté hors-la-loi, peut-être terroriste, mauvais coucheur, salaud, maquereau. Vous avez une légende, il faut la préserver. C’est ce qu’on appelle la publicité rédactionnelle. C’est la meilleure de toutes. Elle ne s’achète pas et ça fait vraiment vendre.

Je me suis entendu dire quelque part, très loin de moi, car c’était peut-être quelqu’un d’autre :

— Ils ont des sorciers tout-puissants en Haïti au pays des Tontons Macoute qui peuvent faire de vous n’importe quoi à distance par des procédés de sorcellerie ignobles, tels qu’une épingle à travers l’organe populaire sur une photo, où vous êtes toujours vous-même sans défense.

Je me suis aussi entendu dire de très loin, comme d’Haïti :

— Comment ça marche, les ventes ? On est à combien d’exemplaires ?

— Trente mille, dit-elle, et je fus un peu déçu, car enfin, quand même.

Cette nuit-là, je fus un oranger à Tunis qui fleurissait. J’ai toujours voulu être un oranger qui fleurit, mais qui s’arrête avant, qui ne donne pas de fruits, par principe.

Je me défendais de mon mieux. Mon auteur favori, c’est Hans Christian Andersen.

Mais je savais que je n’étais pas de taille pour me défendre tout seul et c’est pourquoi j’avais pris un avocat, car je savais que cela pouvait être d’un moment à l’autre, bien qu’il fût impossible de dire quoi au juste, vu l’abondance des accusations qui peuvent être formulées. J’avais choisi Maître Fernand Bossat, qui m’inspirait confiance parce que je ne l’avais jamais rencontré, mais nous avons dû nous séparer, Maître Bossat et moi, parce qu’il disait que je n’étais accusé de rien. C’est un des hommes les plus intègres que j’aie jamais rencontrés, un désintégré comme moi n’aurait pas dû y toucher avec des pincettes.

J’avais pris un autre avocat et puis un autre, mais ils se désistaient tous. Personne ne voulait assurer ma défense. Il y avait ceux qui étaient sûrs que je n’existais pas et qui craignaient pour leurs honoraires. Il y avait ceux qui savaient que j’existais et qui me disaient que je n’avais pas besoin d’un avocat mais d’un psychiatre. Je les faisais chier avec mes histoires de petits chats au-delà de toutes limites.

Il y en avait même un qui m’avait dit que ce n’était pas plaidable, qu’il y avait mes empreintes digitales partout sur la société.

Madame Yvonne Baby arrivait le lendemain matin. J’étais couché dans le noir et je ne savais plus à quel sain me vouer. Je me sentais coincé, constaté, pris dans une telle authenticité que j’entendais déjà de tous les côtés les ciacs des épées qui allaient me mettre en pièces. La réalité rôdait et il y avait la mortalité au bout. Je m’étais fabriqué à un moment vingt fausses cartes d’identité pour essayer d’échapper à la mort.

Je ne voulais pas être connu. Je voulais, dans un coin inconnu d’une campagne inconnue, une vie inconnue avec une femme inconnue, un amour inconnu, une famille encore inconnue, avec autour de moi des êtres humains encore inconnus qui réussiront peut-être à bâtir un monde encore tout à fait inconnu.

J’ai peur, en écrivant cela. J’ai peur de monsieur le Ministre de l’intérieur. Tous les ministres de l’intérieur finissent toujours en vous, à l’intérieur.

À huit heures du matin, mon nouvel avocat m’a appelé de Paris.

— Votre éditeur me dit que vous allez donner une interview au monde.

— Oui.

— Je croyais que vous vouliez rester anonyme.

— Moi aussi.

Il dit, sévèrement :

— Ajar, vous êtes ambigu.

— Je ne suis pas ambigu. Je suis héréditaire et cela veut dire à hue et à dia, pour me dérober à mes auteurs. Les gènes, ça suffit, comme inéluctable. Vous n’avez pas lu dans les journaux que je suis une œuvre collective ?

— Est-ce que vous voulez être connu, oui ou non ?

— Non ! gueulai-je. Absolument non ! Mais si je ne me fais pas connaître, on continuera à dire que c’est un autre qui a écrit mes livres ! Ça, je ne peux pas tolérer !

— Vous allez avoir la police sur le dos ! Il y a un traité d’extradition entre la France et le Danemark, ne l’oubliez pas !

Je me suis couvert de sueur froide. Je ne me souvenais plus de ce que je lui avais raconté, à celui-là, mais c’était peut-être vrai.

J’étais blême. J’ai beau mentir, simuler la simulation, c’est moi le coupable. C’est toujours moi. Il n’y a pas le moindre doute là-dessus. Les preuves existent. Les empreintes digitales sont là. Depuis des millénaires.

— Écoutez, Maître, j’avais quatre ans quand j’ai tué ce petit chat. C’était il y a trente ans. Ce n’est pas possible que ce soit encore dans mon dossier. Il y a prescription, non ? Et je ne me branle presque plus, je vous jure.

— Ajar, cherchez-vous un autre avocat. Je me désiste. Vous m’avez déjà dit que cette bombe, dans le Drugstore, c’était vous, que vous avez commis trente-deux agressions contre des vieillards, que votre vrai nom est Hamil Raja, que vous avez pratiqué des avortements de Père inconnu, que vous êtes proxénète, de la police parallèle, que Ben Barka, c’est vous, que vous êtes de la CIA, du KGB, alors ne me faites pas chier immensément avec votre petit chat. La bombe atomique, ce serait pas vous par hasard ?

— C’est moi, avouais-je fermement, car il ne pouvait y avoir aucun doute là-dessus, et il se mit à hurler, l’écume aux lèvres, tellement, qu’il a réussi à me baver sur la figure de Paris à Copenhague par téléphone.

Загрузка...