C’est alors qu’au milieu de la nuit, et bourré d’euphorisants, je me suis dit : autant pousser pour me fuir jusqu’à la caricature. M’autodafer. Me bouffonner jusqu’à l’ivresse d’une parodie où il ne reste de la rancune, du désespoir et de l’angoisse que le rire lointain de la futilité.
J’ai attendu le matin et je rappelai Tonton Macoute.
— Dis donc.
— Oui, oui, oui, quoi encore ?
— T’énerve pas, papa chéri.
— Paul, tu as déjà tout tiré du « papa chéri ». Passe à autre chose. Renouvelle ton talent.
— Je t’appelle pour te dire que je me suis trompé. Je ne t’avais donné aucune lettre de désistement pour les prix. Il n’y avait pas de raison…
— C’est ce que je me tue à te dire depuis le début.
— … il n’y avait aucune raison, parce que c’est toi qui as écrit mon deuxième livre. Pas le premier, mais le second. C’est pour ça qu’il s’est mieux vendu. Tu l’as écrit de ta main.
Là, je sentais que je l’avais vraiment étonné.
— Mais qu’est-ce que c’est que cette connerie maniaque ? À propos, tu sais comment on t’appelle maintenant dans Le Canard enchaîné ? Le maniaque-du-Causse.
— C’est toi l’auteur de La Vie. Il y a des journaux qui le disent et j’ai un brouillon écrit de ta main.
— Paul, enfin, Alex… Émile, je veux dire. Ça suffit. Je n’ai jamais écrit aucun brouillon, je ne sais pas de quoi tu parles.
— À Copenhague.
— Quoi, à Copenhague ?
— Le geste d’amour ?
— Quel geste d’amour, putain de merde ?
C’est son expression favorite, « putain de merde » : il cumule.
— Tu te souviens, quand j’ai eu ma crise de « rejet » ? Quand je me sentais rejeté par tout le monde et toi le premier ?
— Je ne me souviens pas de toutes tes crises, je ne suis pas abonné.
— Rappelle-toi, à Copenhague. Tu avais accepté de recopier le début du manuscrit de ta main. Dans un cahier noir. Le geste d’amour, d’acceptation ? Je savais que tu étais à bout de souffle, vidé, bloqué… C’est pour ça, d’ailleurs, que tu venais chez le docteur Christianssen. Tu ne pouvais plus écrire. Je l’ai fait pour toi. On m’a assez fait chier. Je vais faire un communiqué disant que c’est toi l’auteur.
Je ne lui ai même pas laissé le temps d’un infarctus. Je l’ai raccroché.
Ils ne me tenaient pas encore.
Je me suis mis à la recherche du cahier écrit de sa main. Je ne le trouvais pas. Pourtant il devait bien exister quelque part.
Et c’est alors que j’ai failli avoir cet infarctus que je lui destinais. Ce cahier, ce manuscrit, il l’avait gardé ! Il voulait me voler mon œuvre, mon Goncourt ! Il l’avait volé, traîtreusement, comme un quelconque Cholokhov qui avait volé le premier volume du Don paisible sur le corps d’un écrivain cosaque blanc, selon Soljenitsyne ! J’avais Soljenitsyne pour témoin ! C’est ce qu’il avait en tête dès le début, en me proposant de recopier de sa main les premiers chapitres ! Car c’est lui qui me l’avait proposé, je m’en souvenais parfaitement ! Une idée démoniaque, typique des sorciers haïtiens et de Tonton Macoute ! Il allait réclamer le Goncourt, les honneurs, le fric… Tout le fric !
— À moi ! Au secours ! À l’assassin !
J’ai sauté dans le train et le soir j’étais chez lui à Paris. Il n’était pas là. Il avait sauté dans le train et il était chez moi à Caniac.
On a essayé de se téléphoner, mais ça sonnait tout le temps occupé : chacun de nous essayait d’avoir l’autre.
Finalement on s’est eu.
On a gueulé en même temps la même chose :
— Espèce de salaud !
Et encore :
— Ça ne se passera pas comme ça ! Je te ferai un procès !
En enfin :
— Tu essayes de me déshonorer !
Et on a décroché. J’ai couru chez mon nouvel avocat. Je lui ai dit que mon père m’avait volé mon manuscrit, qu’il cherchait à s’attribuer mon œuvre, qu’il répandait la rumeur en faisant mine de démentir, en multipliant les démentis, et que je voulais lui faire un procès.
Il allait même me faire assassiner pour plus de tranquillité, comme il l’avait déjà fait pour cet officier cosaque.
Mon avocat me dit qu’il se dessaisissait de mon dossier. Il refusait de représenter un mythomane pareil. J’étais, me dit-il, « moche ». Et même dégueulasse. Tonton Macoute n’était pas un pilleur de cadavres.
Je lui ai gueulé que tous les grands romanciers, d’un Tolstoï à l’autre, étaient des pilleurs de cadavres. Des suceurs de sang et des exploiteurs de la souffrance humaine.
— Je suis Émile Ajar ! hurlais-je, en me frappant la poitrine. Le seul, l’unique ! Je suis le fils de mes œuvres et le père des mêmes ! Je suis mon propre fils et mon propre père ! Je ne dois rien à personne ! Je suis mon propre auteur et j’en suis fier ! Je suis authentique ! Je ne suis pas un canular ! Je ne suis pas pseudo-pseudo : je suis un homme qui souffre et qui écrit pour souffrir davantage et pour donner ensuite encore plus à mon œuvre, au monde, à l’humanité ! Quand il s’agit de mon œuvre, il n’y a pas de sentiment, de famille qui tienne ! La seule chose qui compte, c’est mon œuvre !
Il m’a fait une piqûre.
J’ai téléphoné au docteur Christianssen. Il n’était pas là.
C’était une conspiration.
Je courus chez un autre avocat et lui expliquai que mon oncle voulait m’assassiner pour voler le premier volume du Don paisible sur mon cadavre.
— Vous faites une petite paranoïa, Pavlowitch !
— Ne m’appelez pas Pavlowitch, je suis Émile Ajar, le seul vrai, l’unique !
Il m’a fait une piqûre.
J’ai réussi à avoir le docteur Christianssen le lendemain matin. Il s’était fait tuer trois jours auparavant, donnant sa vie pour essayer de sauver un bébé des flammes, tellement il était admirable, mais j’avais besoin de lui.
— Il essaye…
— Je sais, je sais, il m’a téléphoné.
— Ah ! Ah ! Il avoue ?
— Il m’a dit que vous étiez fou à lier et qu’il fallait vous interner d’urgence.
— Vous voyez ! Vous voyez ! Il veut me faire enfermer pour avoir les mains libres ! Docteur, enfin, ce prix Goncourt, enfin, comprenez ce que ça représente pour moi.
— Ça représente beaucoup, je sais.
— C’est la consécration ! La gloire ! La liberté !
Il se tut, à l’autre bout du fil. Il me savourait.
— Émile Ajar, j’ai une bonne nouvelle pour vous. Vous étiez déjà guéri avant, mais à présent, votre guérison est définitive. Vous êtes tout à fait normal. Vous n’avez plus aucun trouble de la personnalité. Plus de trace de culpabilité. Le coupable, pour vous, désormais, c’est l’autre. Les coupables, c’est les autres. Vous n’y êtes pour rien. Vous pouvez circuler. Je vous prononce guéri !
J’étais paralysé d’horreur, mais je m’en foutais, ça ne se voit pas au téléphone.
— Docteur, dis-je avec dignité. Moi, là-dedans, je ne compte pas. Le fric, les honneurs, je m’en fous. Tout ce que je veux, c’est que le monde entier lise mon livre.
Là, je tenais quelque chose de solide. Ce n’est pas moi qui compte, dans tout ça. C’est mon livre. Les auteurs, on s’en fout. Il n’y a que le don de l’œuvre qui compte.
Je me sentais bien.
Je me sentais propre.
Je me sentais en règle.
J’avais fait don de ma personne à la France, à l’humanité. L’humanité m’a donné sa souffrance et je lui ai donné en échange un livre. On était quitte.
Merde, la littérature est plus grande que nous tous.
Jamais je ne m’étais senti aussi à l’aise dans ma peau. J’étais même tellement bien, que j’ai eu un peu peur : je ne souffrais plus, pas même sous Ponce Pilate, j’étais peut-être au bout de mon inspiration. La crise des sujets, pensais-je. Je vais me remettre à lire les journaux, il y a peut-être encore quelque source d’angoisse créatrice.
— Vous êtes en grande forme, Ajar. C’est bien continuez. Donnez-nous encore quelque chose.
— Mais ce salaud de Tonton ?
— Je vous jure qu’il n’a jamais rien copié de sa main. Voyez-le. Vous êtes fait pour vous entendre.
— Qu’est-ce que vous dites ? Non mais, qu’est-ce que vous dites ?
— Vous êtes fait pour vous entendre.
Et il m’a raccroché.
Tonton Macoute est entré dans ma piaule à cinq heures du matin en enfonçant la porte, des couteaux dans les yeux.
— Rends-moi le manuscrit.
— Je ne l’ai pas.
— Rends-moi le manuscrit ou je te tue.
— Ton, il y a déjà une crise d’auteurs sans ça.
— Je te fais la peau.
— Oui, comme ça tu pourras continuer à laisser dire que c’est toi.
— J’ai démenti.
— Trop.
— Rends-moi le manuscrit, Ludovic.
Ludovic. C’était quand même gentil de sa part. Il essayait de faire copain-copain. Il avait l’air défait, tellement qu’il paraissait même sans âge. Ça nous remontait loin. Ça avait dû commencer avec les premiers auteurs.
— Écoute-moi, Valentin. Je suis commandeur de la Légion d’honneur. Je ne vole pas les manuscrits des autres sur des cadavres…
Tiens tiens, il y avait quand même pensé, lui aussi.
— Je ne me fais pas passer pour l’auteur des livres que je n’ai pas écrits. J’ai une œuvre derrière moi et j’en suis fier.
Les aveux. Les aveux complets. Ce détrousseur de cadavres était fier de son œuvre.
— Quand est-ce que tu vas nous donner un remake de Guernica ?
C’est encore là, comme sujet.
— Je veux le manuscrit, Valentin.
J’ai essayé d’être gentil avec lui, moi aussi.
— Je n’ai pas le manuscrit, Anatole, je te le jure sur tout ce que j’ai de sacré…
Ça, je n’aurais pas dû le dire, entre auteurs.
— Enfin, je te l’affirme. J’ai peut-être halluciné, Fernand.
— Ça suffit, Moïse. Quand j’étais à Copenhague pour m’arrêter d’écrire, on m’a fait une cure de sommeil et une cure de désintoxication : ça fait quarante ans que j’écris. Je n’étais plus moi-même. Ils m’ont donné une drogue de substitution, pour éviter une rupture trop brutale et un état de manque. Je me suis drogué de littérature toute ma vie, alors, c’était dangereux de m’exposer à la réalité, d’un seul coup.
— Le quotidien familier, murmurai-je, et je me suis couvert de sueur froide, rien qu’à y penser.
— Oui. Christianssen m’a donné une drogue de substitution, en diminuant les doses peu à peu. Le chrotopromate. J’étais drogué à mort. Ce « geste d’amour », dont tu parles, je ne m’en souviens pas, mais c’est tout à fait vraisemblable. Comme on m’avait privé de ma drogue, j’ai peut-être en effet, en cachette de Christianssen, pris n’importe quoi, n’importe quelle merde, et recopié ton texte, dans un état de manque… Je ne m’en souviens pas.
— Tu l’as recopié dans un cahier noir. De ta main.
— Rends-le-moi. Je vais le détruire.
— Je ne l’ai pas. Sans ça, crois-moi, il y a longtemps que je l’aurais détruit moi-même. Je suis guéri, Tonton. Je suis mon propre auteur, et j’en suis fier. Je ne l’ai pas.
— Mais alors, qui l’a ?
On s’est regardé dans les yeux et on a gueulé d’une seule voix :
— Non ! Non ! Ce n’est pas possible !
Nous avons pris l’avion ensemble le lendemain matin. Le docteur Christianssen nous a reçus très aimablement.
— Alors, ça va, la famille ?
On se taisait. Puis Tonton, qui est plus humain que moi, a demandé :
— Combien ?
Le bon docteur a souri dans sa barbe de géant. Je dis « barbe de géant », parce que ça n’a pas encore été utilisé, comme expression. C’est original. Il se taisait.
J’ai fait une timide tentative :
— Le Danemark est le pays le plus honnête et le plus courageux du monde. C’est le seul pays digne du mot « civilisation ». J’aime le Danemark. Je dirai beaucoup de bien du Danemark dans mon prochain livre.
— Le Danemark vous emmerde, dit le docteur Christianssen, avec conviction.
Tonton Macoute essaya les sentiments :
— Vous savez, il a refusé le prix. Ça va faire baisser les ventes. Et puis, il ne connaîtra plus jamais un succès commercial pareil. Et puis, il y a les impôts et…
— Et les droits cinématographiques, dit le docteur Christianssen.
Je me suis mis à gueuler :
— Et la pornographie et la prostitution, ça n’existe peut-être pas, au Danemark ?
Il parut encore plus content.
— La prostitution et la pornographie, chez nous, ça s’arrête au cul. C’est rarement la tête.
— Alors, combien ? demanda Tonton Macoute.
— Nous avons une fondation qui aide les putes, dit le docteur Christianssen. Je pense qu’une petite donation s’impose.
— Je me suis déjà engagé à faire une donation à une fondation identique à Paris, dis-je.
— Très bien, mais je ne vois pas pourquoi vous ne feriez pas quelque chose pour les putes du Danemark aussi, dit le bon docteur.
Tonton prit son chéquier.
— Je ne peux pas donner grand-chose, dit-il, à cause du contrôle des changes.
— Faites un chèque sur New York, dit le docteur Christianssen. De toute façon, ça passe obligatoirement par les Nations unies.
Tonton Macoute s’exécuta.
— Je te rembourserai, lui dis-je.
Il me regarda de travers.
— Signe-moi une reconnaissance de dette.
J’ai signé. C’était la confiance.
— Et maintenant, ce fameux manuscrit, dit le docteur Christianssen.
Il sortit un cahier noir d’un tiroir et l’ouvrit. Tonton pâlit de soulagement.
— Ce n’est pas mon écriture, dit-il. Rendez-moi le chèque.
— Bien sûr que ce n’est pas votre écriture, dit le bon Danois. J’ai recopié tout le manuscrit de ma main. Après tout le véritable auteur d’Émile Ajar, c’est moi. Sans mon art de psychiatre… Hein ?
— Vous n’allez quand même pas me voler mon œuvre ? gueulai-je.
— Je ne le pense pas, dit-il. Mais je ne vais vous donner aucune garantie à cet égard. Et je vais vous dire pourquoi, Nénesse…
— Ne m’appelez pas Nénesse. Je m’appelle Émile Ajar et j’en suis fier.
— Excellent, excellent, dit le docteur Christianssen. Vous vous êtes à peu près débarrassé de votre angoisse, Ajar. Seulement, sans elle, vous n’écrirez plus une ligne. Vous avez votre petit chat Pinochet, mais vous en avez déjà tout tiré. Vous vous sentez apaisé, sûr de votre identité, désangoissé. Vous risquez donc de ne plus avoir besoin de créer. Mais avec ce manuscrit entre mes mains, cette menace perpétuelle sur votre tête, cette preuve écrite à la main que le véritable auteur de La Vie devant soi, c’est le docteur Hans Christianssen, le psychiatre connu dans le monde entier, vous resterez toujours un peu angoissé, Mimile, et vous continuerez peut-être à écrire…
Je me suis mis à pleurer.
— Ce n’est pas pour moi que je pleure, docteur, c’est pour le Danemark. C’est dégueulasse, ce que vous me faites. Les psychiatres doivent guérir l’angoisse, ils ne doivent pas l’encourager.
— C’est justement en quoi je diffère des autres psychiatres, dit le docteur Christianssen. Sans angoisse, il n’y aurait pas de création. Et je dirais même, il n’y aurait pas d’homme. Le crime serait indiscernable.
— J’aime mieux ne pas être angoissé qu’être un créateur, dis-je.
— Je suis désolé mais je suis socialiste, dit le docteur Christianssen. Je veux que la collectivité s’enrichisse des œuvres, et vous, personnellement… Je ne dis pas que je m’en fous, mais je vous veux créateur. Le socialisme est là pour vous inquiéter, vous angoisser, vous réveiller et vous féconder par la prise de conscience, qui est toujours une terreur abjecte, et vaut à la collectivité ses plus belles œuvres… L’angoisse, Mimile, c’est la création, le progrès et la fécondité.
Il se leva et serra la main de Tonton Macoute, en le regardant droit entre ses six yeux.
— Si vous voulez un jour récupérer votre manuscrit, Maître…
— Parce qu’il y a encore un manuscrit ? demanda Tonton Macoute d’une voix tellement angoissée qu’il y eut autour de nous soudain comme une promesse d’art.
— J’essaye de vous aider, Maître. Contrairement à ce qu’on dit de vous, vous n’avez pas des nerfs en acier. Mais vous les contrôlez trop, d’où panne sèche. Laissez-vous aller. La confession en trois cahiers que vous avez écrite ici de votre main, dans laquelle vous nous dites enfin tout sur vous-même et que j’ai dans ce coffre…
— Le petit chat ! a hurlé Tonton Macoute et, se jetant comme un vrai fou contre le coffre-fort dans le coin du bureau, il se mit à taper dessus à coups de poing.
— Le petit chat est mort ! dit le docteur Christianssen en le regardant cruellement dans les yeux.
— C’est pas moi, c’est lui ! hurla Tonton Macoute, sans même se soucier du bien dire, et en me montrant du doigt.
— C’est pas vrai, c’est Pinochet ! gueulai-je, car j’avais besoin de souffler un peu, avant de trouver quelqu’un d’autre.
— C’est bien mon tour, dit le bon Danois qui se couvrait, comme il se doit, sous mes yeux de taches blanches et noires, et qui est mon plus fidèle ami depuis trois ans à Caniac.
À mon retour au Grand’s, je suis monté dans ma chambre et j’ai demandé Dieu, car c’était un excellent hôtel, avec tout le confort :
— C’est vous ou c’est pas vous ? Je ne peux plus vivre sans savoir.
— Faites pas chier, Pavlowitch, avec vos interpellations du Père.
Vous avez déjà tout tiré du sujet. Ça fait cinq mille ans qu’on me fait chier et personne n’a encore réussi à tirer de ça une civilisation digne du matériau.
— C’est vous ou c’est pas vous ?
— Évidemment que c’est moi. J’ai couché avec ma mère et c’est sorti incestueux, consanguin, dégénéré, fou, uniquement, uniquement dans un but d’art. La tragédie grecque, ça valait bien la peine, non ? Vous ne serez quand même pas étonné de savoir que la Création a été un acte artistique ? Sans horreurs, sans une variété et une richesse extraordinaires de souffrances, sans mort et donc sans un renouvellement continu de sujets, il n’y aurait pas eu de littérature, pas de sources d’inspiration, et où serions-nous ? La création du monde a été entreprise dans un but uniquement artistique. C’est une réussite dont témoigne une profusion extraordinaire de chefs-d’œuvre.
C’était Tonton Macoute tout craché.
— Et le reste ?
— La seule chose qui compte, ce sont les chefs-d’œuvre, Pavlowitch. Je relis toujours Dante, Shakespeare, Tolstoï, Dostoïevski avec une immense satisfaction.
— Et moi, vous m’avez lu ?
— Bien sûr. J’essaye de me tenir au courant des nouveautés. J’ai créé tout ça parce que je suis un passionné de littérature, de musique, de peinture. Sans ça, vous pensez bien, je m’y serais pris autrement. Et ne vous tracassez pas pour l’avenir. J’y veille. Il y aura, encore, quelques très beaux chants. Vous avez des dispositions, Ajar, mais vous vous intéressez trop à vous-même. Occupez-vous davantage de la souffrance des autres : il y a là encore des livres admirables qui attendent. Il ne faut pas que les hommes souffrent pour rien, mon petit. Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. Prenez vos distances envers vous-même et contentez-vous de la souffrance des autres : de l’épopée, Pavlowitch, de l’épopée. Le « moi » c’est trop intimiste, limité, trop vite épuisé : l’humanité est une mine de sujets, une véritable mine d’or pour un écrivain. Regardez autour de vous : encore quelques Chilis, quelques Goulags, quelques massacres, quelques persécutions bien senties, et vous serez un grand écrivain, Ajar, ils ne seront pas morts pour rien.
— Je vais aller vivre en Chine.
— Oui, ils ont un passage à vide, du point de vue littéraire.
Il parlait un peu anglais. Les Danois sont très loquaces. Il me servit mon whisky, laissa la bouteille, j’ai signé et il est parti. J’ai voulu appeler room service pour être sûr que c’était bien Lui, mais j’ai laissé tomber, c’est toujours quelqu’un d’autre.
J’ai presque fini. Le danois court parmi les arbres et aboie, car il y a écureuil. Mon Dieu, mon Dieu, il n’y a plus un mot de vrai, autour, sauf le mot Dieu, qui est bien un mot du vocabulaire. Ne cherche plus, Ajar, les arpates dans les castacrous, parce que l’alphabet à lui tout seul garde toutes les issues et est un bon garde-chiourme. Il y a bien la musique, mais elle collabore : elle aide à vivre. Il y a le rire des enfants mais il déchire le cœur par son ignorance. Il y a partout des signes qui ne trompent pas car c’est bien tel quel.
Des cavaliers immortels passent au galop dans le ciel, mais ce ne sont que des nuages, il n’y a pas mythe. À mes pieds les religions cassées pourrissent, tombées du vieux noyer qui ne sait même pas qu’il ne donne plus que des noix creuses. Il continue, car il a été conçu spécialement et dans ce but. Prémédité, persécuté. Des fumées au-dessus des toits pour rassurer le feu sacré, afin qu’il donne. Des oiseaux, des abeilles et des fleurs, qui banalisent. À l’horizon, pas un chat, car la raison a fait le vide. De nouvelles routes bien tracées, pour aller toujours plus loin nulle part. Des cataclysmes qui se retiennent, pour plus de plaisir.
S’accepter à perte de vue. Acceptation de soi-même jusqu’à la disparition de toute visibilité du monde, de toute souffrance d’autrui. Ou alors, acceptation de soi-même avec autodafé, pour libérer une chambre à l’hôpital psychiatrique.
— Paul, tes yeux recommencent !
— Ce n’est rien, ma chérie, c’est seulement l’autodafé. Je ne sais si j’ai été vaincu, si c’est par lâcheté, soumission, résignation, bref, si c’est une « guérison », mais je me sens prêt à m’accepter comme caricature, pour devenir enfin mon semblable, mon frère. Une ébauche, en attendant la gomme à effacer et un tout autre auteur. Nous pourrons nous aimer, comme on dit vulgairement, et personne ne s’étonnera d’un tel excès de platitude : l’amour est encore toléré chez les caricatures, parce qu’il leur est permis d’exagérer.
Elle me caressa les cheveux tendrement, sans pudeur littéraire.
— C’est vrai. Nous pouvons même vivre heureux, car les caricatures ne sont pas réalistes.
— On pourra parler de l’organe populaire, sans être accusés de médiocrité artistique, car on pardonne tout aux caricatures.
— Le soleil pourra enfin briller sans souci d’originalité…
Je fouillai vite dans ma poche. J’avais failli l’oublier, par habitude d’être, et pourtant, il y avait là un espoir immense qui montrait le bout de l’oreille. Je l’avais découpé le matin même, 24 janvier 1976 – je note ici cette date historique, où commence peut-être enfin le début de la compréhension –, dans le journal américain que je lis parce que c’est quand même une langue étrangère. C’était en première page.
— Écoute, Annie. Et si tu crois que je ne suis pas guéri ou que je fais une rechute, lis toi-même : « Jusqu’à présent, les savants croyaient savoir pourquoi le soleil brille. Mais de récentes découvertes ont tout remis en question. La cause demeure inconnue mais selon les rapports des savants anglais et soviétiques le soleil bat et palpite comme UN CŒUR GIGANTESQUE… »
Elle me regarda anxieusement et je savais qu’elle croyait à une rechute. Mais elle n’osa rien dire pour ne pas blesser l’espoir, car les mots sont des chasseurs impitoyables lorsqu’il s’agit de leur gibier préféré.
C’est au moment où je m’apprêtais à monter dans le train de Paris à la gare de Cahors que le docteur Christianssen m’apparut pour la dernière fois. Je l’ai vu venir vers moi avec ses brumes danoises alors que l’express était déjà sur rails et s’il était moins précis que d’habitude, c’est que la précipitation cardiaque aux instants de soudaine panique brouille toujours un peu la vue chez ceux qui simulent même avec le plus de détermination pour ne pas être repris. Je dus simplement m’écarter pour laisser passer un détachement de SS, mais ce n’était sans doute qu’un trouble de la mémoire. Je comprenais en effet que mon inquisiteur avait reçu de nouveaux ordres des instances tortionnaires et venait s’assurer que je pouvais être ré-in-séré et remis en circulation comme faux jeton de présence sans danger pour les autres pseudos-pseudos et pour moi-même, car il était payé pour savoir que ce qu’on appelle « guérison », dans la convention psychiatrique, ne peut être qu’une scrupuleuse obédience, une soumise et exemplaire dissimulation de symptômes. Sans aucune raison, car l’express n’était pas encore en marche et ne pouvait donc écraser personne, il y eut dans sa menaçante immobilité toute l’imminence angoissante d’Anna Karénine prête à se jeter sous les roues, mais ce n’était peut-être qu’une réminiscence littéraire. Christianssen, que j’appellerai ainsi par défi sans « docteur », car je n’en ai plus besoin, s’arrêta devant moi dans cette attitude délibérément plaisante et décontractée qui cherche à rassurer. Il me serra la gorge. Il n’avait pourtant rien de diabolique, souriant, les mains dans les poches de son pardessus gris au col de velours, avec sa barbe blonde qui n’a jamais fait de mal à personne, ses lunettes sans écaille et ses yeux légèrement bridés ; il ressemblait un peu à Zola et un peu à Verlaine, mais je savais qu’il était pourri de références littéraires et, pour la première fois depuis que nous nous connaissions, il cachait sous une toque d’astrakan le fait qu’il était chauve.
Je vins à sa rencontre, la main tendue, pour donner à sa soudaine apparition à la gare de Cahors un aspect plus naturel.
— Je vous apporte une prodigieuse nouvelle, écrivain Ajar, m’annonça-t-il. Pinochet va être limogé et ils ont déjà libéré Plioutch. Vous avez gagné, littérateur Ajar. Plioutch vient d’arriver à Paris, accueilli par des fleurs et des mathématiciens. Bravo.
— Je ne me savais pas le bras si long, dis-je modestement, car c’était de rigueur.
— Vous avez vaincu, combattant suprême Ajar. Vous pouvez être fier de votre œuvre.
— D’autant qu’elle n’a pas encore été publiée, dis-je, car je flairais un piège.
— Pinochet en connaissait le contenu par sa police politique, et a paniqué. Il va fuir. Et le RGB, qui est partout, savait que votre livre puissant allait paraître, et comme ils n’ont pas pu vous modifier à leur gré, malgré le traitement chimique auquel ils vous ont soumis à Copenhague, ils ont libéré Plioutch en toute hâte… triomphant Ajar !
— Je sème à tous les vents, dis-je ironiquement, car l’ironie est toujours une bonne garantie d’hygiène mentale.
Derrière le docteur Christianssen, il y avait le rabbin Schmulevitch aux bas blancs qui n’était pas là, et le fait que je ne le voyais pas prouvait définitivement que je ne présentais aucun signe.
— Combien vous dois-je, docteur ? demandai-je car il y avait déjà droits d’auteur.
— Ne vous défendez pas, croyant Ajar. La preuve est faite : Plioutch est libéré, Pinochet chancelle, on ne tue plus en Argentine, au Liban, c’est la fraternité, votre livre a soulagé une immense détresse humaine. Continuez, écrivez, il y a des millions d’opprimés qui attendent. Sauvez-les, libérez-les, faites-en encore un peu de littérature, lauréat Ajar. Il ne suffit pas d’être guéri, il faut guérir l’humanité entière… Écrivez !
— Cela voudrait dire que je suis encore atteint de tentations messianiques, réformatrices et schizoïdes, docteur. Rien à faire.
Mon investigateur me regarda avec estime, car il savait que j’étais déterminé à prendre victorieusement le train de 8 h 47, il n’y en a pas d’autre, qui attendait en gare parce que le Christ avait du retard et il faut savoir attendre.
Mais le génial scrutateur fit cependant encore une tentative, car il connaissait toutes les ruses et savait que la plupart des gens dits « normaux » sont seulement de bons simulateurs.
— Bravo, écorché vif Ajar ! Vous avez démontré la toute-puissance de notre organe populaire qui soulève les montagnes, ouvre les prisons, comble les vœux, essuie les larmes, panse les plaies, soigne les lépreux, bouffe la merde, lèche les culs, cire les bottes, ordonne l’exécution, tire dans le tas, rase les villes, bénit les foules, viole les veuves, tue les orphelins, perpétue l’horreur, caresse les chiens, relève les ruines, sauve la paix, fait pisser le sang, fleurit les déserts, illumine le monde, décrucifie Jésus, débûche Jeanne d’Arc, grince des dents, s’arrache les cheveux, se fait hara-kiri, massacre les innocents, fusille les otages, égorge les victimes, achève les blessés, donne-lui tout de même à boire dit mon père ! En avant toute, écrivaillon Ajar ! Écrivaillez ! Pensez aux millions de persécutés qui attendent, songez aux tirages ! Saisissez votre Saint Stylo, sauvez, libérez, nourrissez, désopprimez, écrivez ! Encore un peu de littérature ! Et encore ! Et encore ! Et encore ! Vive l’encore, vive l’encre ! Foncez ! Volez ! Vive mumuse ! Ne faites pas semblant de nier l’immense œuvre de bonheur, de justice et de salut accomplie par Tolstoï et tous les autres sauveurs du genre humain, sauveur Ajar ! Samouraï Ajar ! Bayard Ajar ! Merdapied Ajar ! Ne vous sentez pas trop petit, il n’y a pas de trop petit, lorsqu’il s’agit de grandeur humaine… colosse Ajar !
— Mon cul n’est pas le roi Nabuchodonosor, lui répondis-je calmement, pour lui montrer que je ne me prenais pas, que j’avais le sens des proportions, et en général, pour m’accrocher à quelque chose de solide et mettre une note d’espoir.
— Ne vous cachez pas sous le cynisme, idéaliste Ajar…
Mais le grand inquisiteur commençait à s’effacer, car il comprenait que j’étais devenu intraitable.
— Je crois que vous n’aurez plus jamais de moi, ami, dit le docteur Christianssen d’une voix déjà lointaine et ce fut non sans tristesse, car je l’aimais bien et lui devais une fière chandelle.
— Adieu, guéri Ajar. Simulez bien. C’est la loi du genre.
— Adieu, ami Christianssen. Mais je vais prendre un risque et vous indiquer quand même les limites de ma guérison. Ici demeure et demeurera toujours pour moi la caricature déchue d’un ailleurs. Grâce à vos excellents soins, si persuasifs, mais aussi parce que j’ai une femme que j’aime plus que le reste du monde, j’accepte néanmoins vos conditions, j’accepte notre état. Oui, je, soussigné Paul Pavlowitch accepte par la présente d’être une caricature d’Émile Ajar, une caricature d’homme dans une caricature de vie dans une caricature de monde : je choisis la fraternité, même à ce prix. Oh, je sais, je sais, à qui le dites-vous : je serai accusé de lâcheté, de capitulation par ceux qui luttent pour sortir du toc et de la caricature, mais je n’y peux rien, je vous l’ai déjà expliqué : je suis incapable d’un choix de victimes. J’accepte donc de me caricaturer et de m’autodafer et je n’irai plus jamais brûler les chefs-d’œuvre dans les musées au nom de la vie, pour qu’elle prenne corps…
Le lendemain matin, alors que j’étais accroché au téléphone pour savoir où en était la vente des droits cinématographiques, Tonton a grimpé les six étages sans ascenseur et vint frapper à ma porte. Il était plus soufflé qu’essoufflé.
— Je ne comprends pas, dit-il. C’est encore toi, sans doute ?
Il me tendit un carton gravé. Riki et ses sœurs l’invitaient à venir présider les Assises mondiales de la prostitution qui se tenaient à Paris le soir même. J’avais reçu une invitation, moi aussi, mais j’avais dû faire des pieds et des mains et faire jouer mon prix Goncourt refusé pour l’avoir.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Eh bien, Tonton, tu es un monument officiel, décoré, respecté, les putes ont besoin de ton soutien moral. On y va ?
— Pas question. Merde, j’ai même refusé d’être à l’Académie française. J’ai assez d’honneurs.
— Allez, vieux. On va y aller ensemble, pour faire la paix.
J’ai ajouté, mine de rien :
— C’est une bonne publicité.
Il me jeta un coup d’œil soupçonneux :
— Pour qui ?
— Pour les putes, quoi.
— Je n’irai pas.
— On dira que tu es un sale bourgeois.
— J’irai, dit-il tout de suite.
Nous y sommes allés. On n’a pas voulu nous laisser entrer. Il y avait un barrage de vraies putes à l’entrée.
— Ici, c’est pour les putes du cul, nous dirent-elles. Pour la tête, c’est partout, mais c’est pas ici.
J’avais prévu le coup. Je leur ai dit que c’était moi, celui qui avait refusé le prix Goncourt. Quand elles ont vu que j’étais sincère, elles nous ont laissés entrer.
On a eu beaucoup de mal pour arriver jusqu’à la tribune : les Nations unies étaient représentées, ça faisait du monde. Ulla n’était pas là. C’était Riki qui présidait. Nous nous sommes approchés d’elle. Nous lui avons serré la main et elle a accepté sans fausse honte. J’ai demandé à lui laver les pieds, mais elle m’a dit que je me prenais, et que je n’étais pas le pape.
Il y avait longtemps que je n’avais vu Tonton Macoute aussi heureux. C’était comme s’il était enfin tiré de son bloc de glace à la Bacon, la gueule ouverte sur un cri de silence.
Nous avons posé pour les photographes. Avant de partir, j’ai demandé à une pute qui nous accompagnait à la porte :
— Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ?
— Continuez à écrire, dit-elle.
Ceci est mon dernier livre.
Paris, le 27 janvier 1976.