Je n’observe pas la chronologie, l’ordre et les règles, dans ce document, car j’ai lu assez de romans policiers pour savoir que l’ordre risque de mener les flics jusqu’à moi et vous pensez bien que ce n’est pas pour cela que je me suis réfugié dans la clinique du docteur Christianssen, à Copenhague.

Je ne connais pas le danois, mais insuffisamment. Lorsque je sors, avec l’autorisation de l’établissement, et que je vais faire un tour dehors, les Danois se mettent à me parler de l’Argentine, du Chili et de l’Irlande du Nord, avec des airs accusateurs. Les passants que je croise me murmurent en danois les horreurs qu’ils ont apprises sur mon compte.

Vous me demanderez comment j’arrive à comprendre ce qu’ils me disent dans une langue dont je ne connais pas un traître mot.

Vous me faites marrer.

Je suis un linguiste-né. J’entends et je comprends même le silence. C’est une langue particulièrement effrayante, et la plus facile à comprendre. Les langues vivantes qui sont tombées dans l’oubli et l’indifférence et que personne n’entend sont celles qui hurlent avec le plus d’éloquence.

Il y a aussi le grave problème de la respiration.

On m’a interné pour la première fois lorsque l’environnement a remarqué que je m’étais mis à retenir ma respiration mille fois, du matin au soir. D’abord on m’a cassé la gueule, parce que c’était insultant, un crime de lèse-humanité, une profanation de Pascal, Jésus et Soljenitsyne. Mettons, par ordre d’importance : de Soljenitsyne, de Jésus et de Pascal. C’était un crachat à la figure de l’humanité, c’est-à-dire la plus grande insulte qu’on puisse faire à la littérature. J’étais alors communiste, mais je me suis désinscrit depuis, pour ne pas les compromettre, parce que je suis subversif. J’étais debout sur le trottoir, il y avait du monde autour, ils ont vu que j’essayais de ne pas respirer le même air qu’eux. Ils ont appelé les flics pour injure à la voie publique. Les flics, dans le fourgon, quand ils ont vu que je continuais à ne pas respirer et même à me boucher le nez, m’ont cassé la gueule pour outrages aux représentants des organes respiratoires dans l’exercice de leurs fonctions.

Quand je me suis trouvé devant le commissaire de police et que je suis resté là, retenant mon souffle, à me boucher le nez et à faire mon exercice d’hygiène, il s’est foutu dans une rogne noire et il m’a dit qu’on n’était pas en Argentine ou au Liban, ici, mais à Cahors. Ça ne sentait pas la merde, le sang, le pus et le cadavre. Je pouvais respirer comme le genre humain l’exige.

— Faut pas essayer de me la faire.

Mais on n’était pas seulement à Cahors. On était partout. Ce con-là ne paraissait même pas se douter que Pinochet et Amin Dada, c’est vous et moi.

« Faut pas essayer de me la faire. » Il paraît que c’est ce que le premier ovule a dit au premier spermatozoïde qui se présentait, mais l’ovule était sans défense et le foutre a eu le premier mot.

Après, je me suis fait à Cahors de nouveaux ennemis, parce que j’ai voulu faire comme les conteurs arabes : je m’arrêtais dans la rue Clemenceau, le jour du marché, et je racontais ma vie. Je me suis encore fait casser la gueule. Au poste, le commissaire Paternel m’a sévèrement mis en garde.

— Mais qu’est-ce que j’ai fait, monsieur le commissaire ? Je racontais ma vie, c’est tout.

— Elle est dégueulasse, votre vie, Pavlowitch. Les gens sont indignés lorsque vous débitez sur leur compte des saloperies pareilles.

— C’est une vie comme une autre, monsieur le commissaire.

Le commissaire Paternel est devenu tout rouge.

— Je vais te casser la gueule, espèce de salaud !

— C’est bien ce que je dis : une vie comme les autres.

— Oui, eh bien, la vague de pornographie, il y en a marre. Vous n’avez qu’à faire attention. Au moins, ayez un comportement de dingue. On vous foutra la paix.

Je me suis mis à faire pseudo-pseudo et on a cessé de me remarquer.

Parfois, j’allais à des réunions avec des copains au Café de la Gare. Il y avait un plombier, un comptable, un fonctionnaire. Bien sûr, ils n’étaient ni plombier, ni comptable, ni fonctionnaire. Ils sont tout autre chose. Mais personne ne s’en doute, ils simulent, ils font pseudo-pseudo huit heures par jour et on leur fout la paix. Ils vivent cachés à l’intérieur et ne sortent que la nuit, dans leurs rêves et dans leurs cauchemars.

Il y eut ensuite une nouvelle prodigieuse : des savants américains avaient réussi à fabriquer un gène artificiel, l’unité de base de l’hérédité. Artificiellement. J’ai eu un tel coup d’espoir que je me suis précipité tout nu dans la rue en gueulant « Alléluia ! ». On m’a emmené illico au poste et quand j’ai expliqué au commissaire Paternel qu’il allait y avoir origine, que nous allions enfin nous donner naissance, qu’on allait être les fils de nos propres œuvres et non pas des fils de putes, qu’on allait avoir enfin une espèce humaine sans gène originel, sans flics et sans idéologie nucléaire, on m’a cassé la gueule à l’unanimité. Mais ça ne m’a pas empêché d’espérer et de courir dans les rues en distribuant des tracts et de gueuler que l’hérédité de papa, c’est fini. On m’a interné.

Vous pouvez vérifier. C’était dans le Journal de Cahors du 25 mai 1972.

Il est important pour moi qu’on le sache : je suis irresponsable.

Lorsque j’étais môme, j’avais honte de mon frère aîné parce qu’il s’était arrêté et allait rester jeune pour toujours. Je le fuyais. Il avait un regard plein d’incompréhension, comme s’il demandait qui lui avait fait ça et pourquoi. Je ne savais pas encore que l’incompréhension va toujours plus loin que tout le savoir, plus loin que le génie, et que c’est toujours elle qui a le dernier mot. Le regard de mon frère est beaucoup plus près de la vérité qu’Einstein.

Je le déclare ici-bas, au vu et au su : je suis contre l’acide désoxyribonucléique, facteur d’hérédité. C’est un criminel de droit commun.

Il y eut ensuite des coups de téléphone nocturnes. D’abord, une nuit, je reçus un coup de téléphone de Plioutch. Plioutch était alors un mathématicien de génie humain que d’autres représentants du génie humain en URSS avaient enfermé dans une clinique psychiatrique, pour le rendre fou par un traitement chimique approprié. Aujourd’hui, au moment de mettre sous presse, Plioutch s’appelle Bukovski, car ça ne fait que changer de nom.

Les psychiatres soviétiques sont des ennemis acharnés de l’URSS, qu’ils calomnient aux yeux du monde. Un jour, on leur fera un procès, parce qu’ils travaillent tous pour la CIA.

— Ça va, Gégène ?

Je m’appelle Gégène, à mes moments perdus.

— Ça va. Qui est à l’appareil ?

— Plioutch.

C’est pas vrai, pensai-je. C’est mon caractère humain qui me cherche des crasses.

— Je ne connais pas de Plioutch.

Il me dit alors, tout simplement, d’une voix que je n’oublierai pas :

— Bien sûr que vous ne me connaissez pas, Gégène. Vous êtes normal. Il y a des centaines de millions d’hommes qui ne me connaissent pas et n’ont rien à en foutre. Dormez bien.

Et il a raccroché.

Vous n’allez pas me croire quand je vous dirai que dix minutes après, c’était Pinochet qui m’appelait au téléphone. On parlait alors beaucoup de Pinochet, parce qu’on ne s’était pas encore habitué.

— Ça va, vieux frère ? Un visage, des yeux, une gueule, des mains ?

— Foutez-moi la paix. Moi, j’ai rien de commun.

Ça a continué comme ça toute la nuit. Je suis resté jusqu’au petit matin au bout du fil. Ça venait d’Inde, du Bangladesh, du Cambodge, d’Afrique. Ce sont surtout les morts qui m’appelaient. Les morts, quand on les a au téléphone, ça ne s’arrête pas de parler.

J’ai fait mettre un répondeur automatique. Un gadget moderne, civilisé et spécialement prévu dans ce but, qui répondait que je n’existais pas, qu’il n’y avait pas de Pavlowitch, j’étais une mystification, un canular, je n’étais pas du genre. Je présentais évidemment certains signes extérieurs d’existence, mais c’était de la littérature.

Ça n’a pas marché.

Il y a des consciences équipées de répondeurs automatiques et ça marche très bien. Mais moi, je ne suis jamais parvenu à m’organiser.

C’est ainsi que je me suis rabattu une fois de plus sur mon système de défense et j’ai réussi à m’éviter tout ça, et surtout les hallucinations. Je suis redevenu un python qui n’a pas à savoir ni à répondre au téléphone. Ni Plioutch ni Pinochet ne peuvent appeler un python au téléphone au milieu de la nuit.

Ils ont essayé de me parler à travers la porte. Des flics. J’ai gueulé :

— Foutez-moi la paix. Je ne sais pas ce que j’ai encore fait, je ne lis pas les journaux, mais c’est pas moi. C’est pas mon genre. Je suis un reptile répugnant. J’ai rien d’humain. Je suis pas responsable.

Ils ont enfoncé ma porte, mais j’avais pris des précautions. J’avais acheté des souris, des rats entiers. Je me suis mis à les avaler sous leurs yeux pour leur prouver que j’étais un python et que Pinochet, j’avais rien de commun.

On m’a mis de nouveau chez les non-conformistes.

J’étais tranquille. Plus de messages téléphoniques. Comme python, j’avais droit à l’incommunicabilité.

C’est là que mon système de défense a vraiment commencé à fonctionner.

J’ai un oncle que j’appelle Tonton Macoute, parce que pendant la guerre, il était aviateur et il massacrait les populations civiles de très haut. Il faisait de temps en temps des cures de désintoxication à Copenhague, dans la clinique du docteur Christianssen. Il ne boit pas, ne se drogue pas et je pensais qu’il venait se désintoxiquer des populations civiles qu’il avait massacrées. Qu’il cherchait à se désintoxiquer de lui-même.

C’était faux. Tonton Macoute allait se faire désintoxiquer chez le docteur Christianssen à Copenhague parce qu’il fumait trop de cigares.

Je ne ferai aucun commentaire là-dessus. Aucun.

Je pourrais vous parler de lui pendant des heures, parce que c’est d’une drôlerie. Il se prend pour mon père et s’imagine que j’éprouve à son égard des ressentiments de fils, alors que c’est à mourir de rire. Je pourrais donc vous dire que Tonton Macoute et moi, on n’a rien de commun, il n’est que le cousin de ma mère, il n’y a pas hérédité. D’ailleurs, chez lui, ce n’est pas fameux non plus : le diabète et le cancer, et un degré au-dessus, la tuberculose, et le reste au four crématoire, vous pensez bien que je n’irais pas me fourrer là-dedans. On m’a quand même traité à l’insuline, une fois, à l’hôpital de Cahors. Mais ça ne prouve rien et mon avocat m’a dit que ça ne servirait à rien, comme preuve, si j’entamais contre lui des recherches en paternité.

Il faut continuer à chercher au lieu de calomnier Pinochet et tout le reste. Il faut entamer des poursuites génétiques pour remonter au vrai coupable. C’est ce qu’on appelle les sources de la vie. La vie, je la respecte, parce que la police m’a toujours fait peur.

Tonton Macoute m’a donc envoyé à la clinique du docteur Christianssen, à ses frais. Trois cents kroner par jour, pour se débarrasser de moi.

Quand je le regarde dans les yeux – il en a six paires, mais j’arrive parfois à en coincer une – je vois bien ce qui se passe. Il s’imagine qu’il m’a laissé dans le besoin, et que je suis à la recherche du Père, pour le punir.

Alors le Danemark, à n’importe quel prix.

Ici, je suis quand même obligé de vous faire part de mes soupçons. Vous expliquer pourquoi c’est la haine, entre nous, en dépit de l’affection qui nous unit.

Tonton Macoute ne m’a jamais caché qu’il avait beaucoup aimé ma mère, malgré les liens de sang qui les unissaient. Je suis à peu près certain qu’ils ont couché ensemble, pour me rendre furieux et que j’en subis les conséquences. Cela expliquerait tout. Cela expliquerait donc aussi pourquoi je ressemble un peu à Tonton Macoute, pas physiquement, parce que là il avait pris ses précautions, mais moralement. Car si je suis dévoré par un tel besoin d’Auteur, c’est que je suis le fils d’un homme qui m’a laissé toute ma vie en état de manque. Il ne faut pas oublier que Tonton Macoute, quand il était jeune, s’était fait tuer à la guerre, mais après, il s’est arrangé.

Je me sentais donc souvent tel père tel fils et ça me mettait hors de moi, au figuré : au propre, c’est impossible. On ne sort pas vivant de notre crasse biologique.

Je lui en ai touché une fois, et il a failli s’étrangler.

— Tu es complètement fou. J’aimais ta mère comme une sœur.

— C’est encore plus incestueux, comme dégueulasse.

— Tu n’es pas mon fils ! C’est une ignoble calomnie !

Ce n’était pas très gentil, il me péjorait. S’il se sentait insulté lorsque je lui disais que j’étais son fils, c’est que vraiment, je n’étais pas flatteur.

— Ta mère était une sainte !

Oui, mais je le connais. Il est vicelard comme pas un. Se taper une sainte, ça devait être le rêve de sa vie. Qu’elle garde son auréole et ses vêtements de religieuse et en levrette, allons-y. Il est vraiment immonde, ce mec, il n’y a que lui qui est capable d’avoir des idées pareilles.

Je ne sais pas s’il y a transmission héréditaire de caractères acquis, mais si tel est le cas, j’ai hérité d’une véritable fortune.

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