On ne me laissait plus aller en ville. Mais je me promenais chaque matin dans le petit jardin, le saint-bernard me léchait la main, je n’avais plus peur des dobermans : malgré leur nom, ce ne sont que des chiens. L’après-midi, je m’engageais parfois dans la Légion étrangère pour essayer de m’endurcir. Il y eut un tremblement de terre en Turquie et je pleurai de soulagement parce que c’était un désastre naturel, je n’y étais pour rien.

J’ai eu un moment particulièrement horrible lorsque des policiers argentins sont arrivés pour me couper la main droite afin d’établir mon identité à coup sûr, à l’aide de mes empreintes digitales. Il y avait tant de morts au cours de la bataille des rues qu’ils laissaient les corps et se contentaient de couper une main et l’emportaient pour vérification d’identité au fichier central.

Ils devaient soupçonner depuis longtemps que j’étais à l’origine. Mais le docteur Christianssen les a empêchés d’entrer car les cliniques psychiatriques sont des sanctuaires et jouissent du privilège d’extraterritorialité. Les personnes persécutées peuvent encore y trouver refuge. Il y avait aussi d’odieuses moqueries et insultes à ma mémoire. La police politique chilienne s’est donné le nom de DINA. Dina était le nom de ma mère. Il s’agit, bien sûr, d’une coïncidence, et je ne prétends nullement que la police de Pinochet avait choisi ce nom uniquement pour me torturer. Je ne fais que mentionner ici une réalité citée mille fois par les journaux, mais le fait demeure que l’on mêle ainsi d’une manière indéniable le nom de ma mère à des atrocités et des abjections qui me sont intolérables. Je ne les supporte que grâce à des produits chimiques de première nécessité mais qui n’agissent que sur moi et n’ont aucun effet sur le Chili.

Des amis très haut placés me téléphonaient, ils essayaient de réunir une conférence au sommet pour qu’on me foute la paix. Mais le sommet manquait.

Parfois, Alyette se dérobait, s’effaçait sous l’effet des pressions qu’exerçaient sur elle la CIA et le RGB. La CIA et le KGB étaient partout et j’entendais un bourdonnement continu de flics.


Je ne suis pas dupe. Je sais que je m’entoure de nos images de marque, pour ne pas sombrer. Car l’angoisse la plus dévorante est celle qui n’a pas de nom : une imminence qui ne se libère jamais en une horreur perceptible. Le cœur saute des étapes pour courir à la rencontre du pire et en finir. Mais l’inconnu se dérobe à reculons et ma terreur grandit à sa poursuite. Le péril refuse de se nommer et de sortir de l’absence que chaque objet souligne de son immobilité complice. Il me faut alors à tout prix donner une cause légitime à ma peur sans nom : je lui donne la gueule de Pinochet, une tête de massacre, j’en fais un corps pourrissant après torture jusqu’au ciel. Il me faut une torture humaine. Les mains coupées, le RGB, la CIA, les ruines noires volent à mon aide et toutes nos images de marque légitiment ma terreur. Elle cesse d’être innommable, prend nom propre. Ruse d’hyène qui se nourrit d’atroce familier pour avoir moins peur. Il y a enfin légitimité à mon angoisse, je suis de ce monde. Je commence même à y voir clair, à me demander si nous n’élaborons pas nos systèmes d’atrocités pour devenir maîtres de l’horreur. Nous libérer de la peur. Créer des états de terreur policière inouïe, qui serait entièrement de main d’homme. On aura ainsi le soulagement d’en connaître la loi, le prétexte, le rituel, le règlement des abjections et des persécutions, le code de déshumanisation et de soumission, les emplacements bien définis, dans la chair et dans l’esprit, du faire-mal, afin d’échapper à ce qui nous vise sans répit et sans aveu par son inconnu et son imminence toujours plus proche et submergée, afin que cela arrive, qu’il y ait accomplissement, célébration même, certitude. Je me débats, je hurle, j’appelle à mon aide des cadavres bons samaritains et des crimes de premiers secours. Ils exorcisent l’inconnu, ils ont nom humain et j’oublie, le temps de regarder leur évidence matérielle, ce qui n’est pas là, là, là, autour de moi, dans toute sa menace terrifiante.

Je voudrais accrocher au mur des portraits de nos grands persécuteurs afin d’avoir toujours sous mes yeux des sources d’horreur que l’on peut attribuer.

J’ai cloué une icône au-dessus de mon lit, pour concrétiser.

Il se penche vers moi et touche mon front mouillé de sueur.

— Eh bien, pourquoi ne pas l’écrire ? murmure-t-il. Il serait dommage, Ajar, de te mettre dans ces états sans en tirer quelques pages…

Mais il n’est pas là. Ce n’est qu’une photo que je garde sur ma table de chevet, pour plus de rancune. Sur le rebord de la fenêtre, de petits satrapes lilas gorgés de sang se bécotent en roucoulant.


Je reconnaissais fréquemment Annie à mes côtés, mais je savais que c’était seulement le quotidien familier qui ruait dans les brancards et cherchait à me récupérer. Le quotidien familier s’accrochait à moi, me prenait aux yeux, à la gorge, à l’organe populaire et me faisait avaler cent cinquante gouttes d’halopéridol par jour pour empêcher mes tentatives de fuite. Il ne reculait devant aucun sacrifice, jetait des bombes et trônait sur des monceaux de cadavres, pipe au bec et mitraillette au poing. Le quotidien familier s’appelait Kalachnikov et ne ménageait pas ses munitions. Il était également avec possibilités de guerre bactériologique et destruction de la couche d’ozone protectrice pour faciliter l’accès au Père dans un but d’annihilation réciproque.

Cependant, bien que je fusse atteint secrètement, moi aussi, comme Plioutch, selon le diagnostic des psychiatres soviétiques ennemis de l’URSS, de « tendances réformatrices, messianiques », je ne fus pas soumis au traitement par l’insuline, avec coma tranquillisant.

Le docteur Christianssen m’encourageait à écrire neuf à dix heures par jour, pour diminuer les doses de réalité en les évacuant. Il disait que la littérature était pour moi une défécation salutaire. Je l’ai fait et il arrêta peu à peu toute autre médication.

Je coopérais, car chez tous les émigrés volontaires, il y a toujours l’espoir secret du retour et c’est un fait tristement connu que même les schizos les plus résolus acceptent souvent de revenir.

J’écrivais. J’écris. Je suis à la page 77 du manuscrit. Certes, je ruse. Je ne parle ici ni de ni de et surtout pas de car ce serait du langage articulé, avoué, qui perpétue et colmate les issues et les sorties de secours, met à l’absence des fenêtres des barreaux qu’on appelle certitudes.

Prenez, par exemple, la crapolette. C’est un élément capital de transplantation et de Sacco Vanzetti et ça ne veut rien dire. Il y a donc espoir. Il y a absence de sens quotidien familier et donc une chance de quelque chose.

Je finirai mon livre parce que les blancs entre les mots me laissent une chance.

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