Cette nuit-là, j’ai eu de nouvelles hallucinations : je voyais la réalité, qui est le plus puissant des hallucinogènes. C’était intolérable. J’ai un copain à la clinique qui a de la veine, qui voit des serpents, des rats, des larves, des trucs sympas, quand il halluciné. Moi je vois la réalité. Je me suis levé, j’ai allumé l’espoir, pour faire un peu clair et moins vrai. Une allumette, je veux dire. N’avouez jamais. Je n’ai pas allumé l’électricité, parce que ça reste tout le temps, mais l’allumette, ça s’éteint très vite et on en prend aussitôt une autre, ça donne de l’espoir et ça soulage chaque fois. Il y a cinquante civilisations dans une boîte d’allumettes, ça vous donne cinquante fois plus d’espoir qu’avec une seule électricité. Dès la première allumette, je n’ai plus halluciné et j’ai vu le Christ. À ses côtés Momo, le petit Arabe juif, Mohammed de la Goutte d’Or, la goutte d’or, la goutte d’or, la goutte d’or, vous savez, celle de La Vie devant soi, ouvrage raciste et antisémite, comme cela a été dit par ceux qui ne sont pas en mesure de reconnaître le racisme et l’antisémitisme parce que c’est leur élément respiratoire naturel, et on n’a pas conscience de sa respiration. Mohammed que l’on appelle Momo pour la francophonie se tenait à côté du Juif dit le Christ, celui qu’on a désigné comme amour et salut de l’humanité dans le but de persécuter les Juifs, pour les punir, parce qu’un Juif avait inventé la civilisation chrétienne et les chrétiens ne leur pardonnent pas, vu que ça leur impose des obligations. C’est un fait clinique que les chrétiens en veulent à mort aux Juifs de les avoir rendus chrétiens avec tous les devoirs de leur charge dont ils ne veulent pas s’acquitter.
Momo se tenait à côté du premier Juif élu et ils regardaient tous les deux l’espoir qui se consumait et allait me brûler les doigts comme d’habitude, mais qui durait cette fois un peu plus qu’une allumette ordinaire, parce qu’elle avait deux supporters et c’était bon pour le moral de notre équipe.
— Tu ne crois pas qu’elle va lui brûler les doigts ? demanda Momo, en regardant l’allumette.
— Non, dit le Christ, avec un fort accent juif de Russie, où il ne mettait pourtant plus les pieds depuis qu’il y avait des cliniques psychiatriques. Non, je ne le crois pas. Elle ne va pas lui brûler les doigts, cette allumette.
— Alors, tu penses qu’elle s’éteindra avant ?
Le Juif se tortillait sa barbiche rousse. Il avait le nez crochu, pour plus d’antisémitisme.
— Ça ne fait rien. Il en reprendra une autre.
— Est-ce que celle qu’il tient à la main va lui brûler les doigts, oui ou merde ? demanda Momo.
— Elle va lui brûler les doigts uniquement si elle s’éteint avant, dit le Christ qui s’y connaissait en espoir et civilisations, et qui avait l’esprit talmudique. Et puis, ajouta-t-il, c’est pas tellement que ça s’éteint, ça s’use.
Là, il s’est marré, parce que ça le faisait marrer de penser que les Juifs ont toujours été accusés de pratiquer l’usure.
— Moi, je crois que cette allumette va lui brûler les doigts avant de s’éteindre, dit Momo avec la logique des enfants, qui mettent du temps à s’en remettre. On parie quelque chose ?
— Non, dit le Christ, fermement, car c’était un faible et durait encore. Je ne parie jamais. Ma religion me le défend.
— T’as peur de perdre, dit Momo, qui était musulman, et comme tel, était aussi chrétien, bouddhiste et juif.
— J’m’en fous, moi d’perdre, dit le Christ, avec l’accent de Belleville qu’il fréquentait par misérabilisme. J’ai toujours perdu. Je suis né pour perdre. J’aime perdre, j’ai toujours été un perdant, c’est ma force. Je suis un faible, ça fait que je suis encore là. Plus je perds et plus je les travaille. Je les sape de l’intérieur, avec ma faiblesse. Ça leur donne des abjections de conscience. Faut pas te branler, Momo, parce que c’est une astuce bidon, et après, on ne sait plus pourquoi on est vraiment coupable. Bien sûr que je vais perdre. Et alors ? Quand j’ai perdu la première fois, j’en ai eu pour deux mille ans et ça dure encore.
Je ne quittais pas des yeux la lueur de l’allumette. Je tremblais et j’avais des sueurs froides. La réalité, il n’y a pas plus effrayant comme hallucination.
— Qu’est-ce que tu veux parier, déjà ? demanda le Christ.
— Un canif, proposa rapidement Momo. Je te parie qu’elle va s’éteindre avant de lui brûler les doigts, cette allumette. Ça gaze ?
— Ça chambre à gaz, dit le Christ, car il aimait l’almanach Vermot et les mots pour rire.
L’allumette était sur le point de me brûler les doigts, avec crimes, pollution, Beyrouth et bombes tous azimuts. Mais le Christ regarda fixement l’allumette et elle devint brusquement deux et trois fois plus longue et pouvait durer encore un bout d’espoir.
— Tu me dois le canif ! dit le Christ, car pour un Juif raciste et antisémite, il n’y a pas de petits bénéfices.
— Ah non ! gueula Momo. Je ne marche pas : t’as encore fait un miracle !
— Hi, hi, hi ! rit le Christ, qui se permettait de temps en temps, à cause de tous les sales coups que le sérieux lui avait faits depuis deux mille ans. Ça t’apprendra à parier avec moi.
Il me regarda sévèrement.
— Et vous, ça vous apprendra à être sûr de quelque chose ! me dit-il, et il a disparu, comme chaque fois qu’il y avait désespoir.
Ça m’a calmé un peu, je n’étais plus hallucinogène, je ne voyais plus la réalité, je voyais une table, une chaise, le quotidien familier, complètement pseudo, ça allait, quoi.