Quand Madame Yvonne Baby est arrivée, j’étais entouré de tous les miens.
Mon père, qui venait du Monténégro, est mort à Nice d’un éclat de rire qui a provoqué une hémorragie interne. Il devait penser à la bonne blague qu’il m’avait faite. C’était un homme qui avait le rire le plus fort et le plus formidable qu’on puisse imaginer, parce qu’il avait besoin de toute la puissance du rire pour minimiser. Il était chauve. À part ça, il buvait trente apéritifs par jour, sans parler du reste. Après, il était capable de tout avaler. Après, des digestifs, pour tout digérer. Après, quand il éclatait de rire, je courais me cacher, parce qu’avec lui, c’était tout le contraire, et tout à l’envers. D’abord le tonnerre et ensuite la foudre. Ma mère était là aussi, pour accueillir l’envoyée du monde, mais je n’ai plus à en parler ici, je m’en suis déjà servi. Il y avait Alyette, qui s’était déguisée en Annie, et nous fit même du café, pour plus de réalisme. Il y avait aussi Ajar, qui ressemblait à une bête à bon Dieu d’un mètre soixante-quatorze et qui essayait de trouver une sortie de secours. Il y avait des extincteurs rouges d’incendie et des sirènes d’alarme. Il y avait Madame Simone Gallimard, qui ajoutait à l’évidence, car il m’était difficile de nier devant mon éditeur que j’avais exploité ma mère jusqu’au dernier souffle, jusqu’à son dernier cri pour en faire un livre. Personne ne pouvait plus nier que j’étais un auteur à part entière.
Mon grand-père maternel était une espèce de géant cosaque dont je garde précieusement la photo en capitaine de sapeur-pompier de la bonne ville de Koursk. Je me suis laissé pousser des moustaches comme les siennes et j’ai toujours eu un faible pour les extincteurs d’incendie.
Mon grand-père Ilya était un joueur invétéré. Sa vie s’est écoulée entre la carte et la roulette et tous les jeux de hasard que l’on peut imaginer et dont il avait dressé une liste peu de temps avant de mourir. Ma mère me racontait que lorsqu’il était déjà à demi paralysé, il passait ses jours à lire et à relire la liste pour se donner encore un peu de plaisir en évoquant les noms magiques de jeux, comme otchko – l’œil – ou l’humble 21, et comme il se doit, ses derniers mots furent : « Rien ne va plus. » Il avait été le directeur à Wilno d’une importante société de pétrole, et il avait perdu les fonds de la société à la roulette, à Zopott, sur la Baltique. Mais c’était une famille très unie et elle vola à son secours, car il ne pouvait être question d’accepter une telle honte. Ils étaient deux frères et quatre sœurs, dont la mère de Tonton Macoute, et tous ensemble, ils sont venus en aide à la brebis galeuse. Un soir, ils se sont réunis chez lui au milieu de la nuit, ils Font ligoté, et après avoir ouvert le coffre-fort, pour faire croire à un cambriolage, ils s’en sont allés par la fenêtre et le jardin. Ils avaient le sens de l’honneur.
Grand-père Ilya ne fut pas inquiété, mais la société de pétrole, malgré l’absence de preuves, l’avait quand même viré. Il est alors allé s’installer en Allemagne où, prenant le taureau par les cornes, il avait ouvert à Berlin un salon de jeux clandestins et gagnait des sommes énormes, qu’il s’empressait d’aller perdre dans d’autres salons de jeux clandestins. Il avait épousé une juive profondément croyante qu’il martyrisait, parce qu’il l’accusait de prier pour lui à la synagogue, ce qui rendait la chance absolument furieuse, car la chance était entièrement du côté du péché, le jeu étant très mal vu du côté de la religion. Grand-père Ilya fut expulsé d’Allemagne, après avoir signé des chèques sans provisions, pour payer ses dettes ; il payait toujours ses dettes, c’était un principe, chez lui. Il s’est retrouvé avec un peu d’argent à Monte-Carlo où il mit au point une martingale : il avait une bijouterie à Nice et chaque fois qu’il perdait tout à la roulette, il mettait le feu à son magasin et touchait l’assurance. La martingale s’est révélée payante mais à la deuxième mise – une bijouterie rue de la Buffa, Mascotte – il avait tellement bien mis le feu qu’il faillit mourir asphyxié. C’est ainsi qu’il prit un associé. Mais au troisième incendie, les assurances firent une crise de méfiance à laquelle vint s’ajouter la grande crise de 1929, et grand-père Ilya se trouva sans moyens de jeu. Ce fut alors sa fille, ma mère, qui ouvrit une bijouterie, Au Rubis, rue de France, à Nice également. Mais elle n’y a jamais mis le feu pour toucher les assurances, car c’était une femme qui était devenue profondément honnête sous l’influence de son père. Elle lui donnait dix francs par jour pour jouer.
Lorsqu’il ne pouvait pas jouer, grand-père Ilya écrivait en russe des drames psychologiques qu’il forçait sa femme à lui lire à haute voix. Grand-mère devenait ainsi de plus en plus religieuse et elle courait prier à la synagogue dès qu’elle finissait de lire. Grand-père écrivit ainsi, en russe, à Nice, cinquante-trois drames psychologiques, qui allaient lui rapporter une immense gloire lorsqu’il reviendrait en Russie, après la disparition des Bolcheviks, laquelle allait se produire d’un moment à l’autre. Toute l’immigration blanche à Nice et les chauffeurs de taxi russes-blancs à Paris – dont il y avait alors plus de deux mille –, avaient exactement les mêmes idées que Soljenitsyne aujourd’hui, mais ils étaient alors réactionnaires. Grand-père détestait sa femme, pas parce qu’elle était juive, car il n’était pas antisémite bien que cosaque, mais parce qu’il la martyrisait. Plus il la martyrisait, et plus il lui en voulait. C’était la psychologie qui l’exigeait.
Je pense souvent aux cinquante-trois drames que grand-père Ilya Ossipovitch avait écrits et je m’imagine qu’ils étaient géniaux, pour lui faire plaisir. Je ne l’ai pas connu, c’est pourquoi je l’aime beaucoup. Je pense aussi qu’il jouait pour perdre, parce qu’il ne pouvait pas vivre sans drames.
C’était un chauve intégral, comme mon père, bien que l’un fût un Yougoslave du Monténégro et l’autre un Russe de Koursk. J’ai beaucoup de cheveux, ce qui prouve qu’on peut échapper à l’hérédité.
Toute la famille du côté maternel avait besoin de drames. Une des sœurs de mon grand-père avait épousé à dix-sept ans un jeune homme qui lui avait collé la syphilis la nuit des noces. Elle devint folle. Une autre sœur, Olga, s’était fait violer par un cosaque, exactement comme dans Cavalerie rouge de Babel. Les Russes ont toujours eu le goût du drame. C’est ainsi que ce qui restait de la tribu a fini dans les chambres à gaz, en 1943.
Excusez-moi de gueuler, c’est faute de voix.
Le grand drame de ma mère, c’était l’honnêteté. C’est peut-être le plus grand drame de tous, car il vous laisse peu de chances.
J’en ai la preuve. Ma mère avait vécu honnêtement, elle avait élevé honnêtement trois enfants et elle est morte malhonnêtement, d’une lente sclérose cérébrale avec d’odieuses rémissions qui lui rendaient toute sa conscience, pour qu’elle pût souffrir davantage.
À vingt ans, elle s’était tiré une balle de revolver dans la poitrine. Le professeur Rojine, à Nice, l’avait sauvée, et c’est ainsi que je suis né. Elle m’avait raté, moi aussi.
Je ne sais pas de qui ma mère était amoureuse et pourquoi elle s’était tiré cette balle dans la région du cœur. Je ne peux qu’imaginer.
Tonton Macoute lui versait une petite mensualité. Je me sens obligé de le dire.
Il y a chez lui une photo de ma mère, prise lorsqu’elle avait vingt ans. Cela aussi je me sens obligé de le dire. Il garde la photo à côté de celle du général de Gaulle. Il faut le faire.
Mon père avait été directeur de l’hôtel Scribe et de l’hôtel Continental. Je rencontre encore des gens à Nice qui me regardent avec respect parce que c’était un buveur légendaire. Personne ne l’avait jamais vu saoul. À l’âge de dix-neuf ans, il commençait sa journée par une demi-bouteille de slivovic.
Il a laissé ma mère sans un rond mais avec une légende.
Lorsque les journaux ont écrit qu’Émile Ajar n’existait pas, que c’était une « fabrication », ils disaient la vérité. J’ai été vachement fabriqué, je vous le jure et même fignolé.
Nous sommes tous des enfants qu’on nous a fait dans le dos.
Madame Yvonne Baby m’a demandé :
— Comment vous est venue l’idée d’écrire en ajar ?
Elle ne m’était pas venue, cette idée. On me l’a donnée. Pour rien.
J’avais au lycée de Nice un copain dont la mère était à l’asile psychiatrique. Et dont le père était alcoolique.
Les copains l’appelaient Gégène.
Quant à moi, je suis allé finir mon lycée à Toulouse.
Gégène. Vous savez, l’almanach Vermot.
C’est ainsi que j’ai volé à un copain l’idée d’écrire en ajar.
Un soir, ma mère a pris une boîte de carton, elle y a fourré en vrac quelques bijoux et un tas de montres, car Au Rubis était aussi une horlogerie, et elle est partie à pied de Nice à Paris pour me voir.
On l’a retrouvée errant dans la campagne, sur des chemins perdus, incapable de parler.
Ça a duré encore un an et demi, avec des allers-retours.
Elle me disait :
— Tu seras écrivain, comme ton…
Ou peut-être disait-elle comme « Tonton ». Je ne me souviens plus.
Ma mère est une dame danoise de soixante-quinze ans qui vit paisiblement à Bjorko, où elle élève de bons chiens et des fleurs. Elle a des cheveux blancs, et rit beaucoup. Je vais la voir plusieurs fois par jour, surtout depuis que je suis à Copenhague. Mon père est danois aussi, c’est un parent éloigné du docteur Christianssen. Je crois que mon vrai père est le docteur Christianssen et que je suis danois aussi. Les Danois ne sont pas antisémites.
Je me suis servi de l’agonie d’une dame que je ne connaissais pas personnellement pour écrire l’agonie de Madame Rosa, dans La Vie devant soi.
Je ne veux plus parler de tout ça et c’est pourquoi j’en parle.
Je vois Paul Pavlowitch devant moi. Il a vingt ans. Il écrit des poèmes, sous pression du cri intérieur. Mais il restait toujours du cri derrière, et encore et encore. Le cri n’arrivait pas à sortir et se gonflait. Il se mettait à pourrir. Le cri n’arrivait pas à se libérer et le crime restait à l’intérieur. La vie continuait, à des crimes défiant toute concurrence. Alors le cri devint Condor Royal des Andes, réussit à s’élever et j’ai eu des ennuis pour la première fois, parce que je m’étais posé sur un toit et ne voulais pas descendre. Je devins légume, artichaut, mais je ne suis pas resté artichaut longtemps, parce qu’on l’effeuille, on le savoure, et il est nourrissant, c’était la même chose que d’être un poète, on continue à vous savourer.
Il y a maintenant du lithium pour les dépressions nerveuses. Car il y a des veinards qui font des dépressions nerveuses et qui le savent. Chez moi, c’est le quotidien et le familier.
Je devins python et puis un autre livre, pour encore moins d’appartenance. Mais j’ai été repris par moi-même, je me suis récupéré, et il y eut droits d’auteur. J’avais deux personnages qui luttaient en moi : celui que je n’étais pas et celui que je ne voulais pas être. Mais ma culpabilité continuait à s’imposer à moi par son évidence et tout continuait autour, quotidien et familier. Je me suis mis à inventer chaque jour des personnages que je n’étais pas, pour parvenir à encore moins de moi-même.
L’interview de Copenhague a duré deux jours. J’ai tenu bon, avec l’aide des produits de première nécessité. La peur que l’on me découvre, que l’on apprenne que le petit chat est bien mort, une fois pour toutes, et que j’étais passible, hurlait en moi comme les papes de Bacon dans leur bloc de glace. L’idée que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, j’étais pris en considération, interviewé, le pardessus accroché à l’entrée qui n’était à personne et qui témoignait de ses manches vides d’une redoutable et invisible présence humaine, tous nos antécédents, précédents, sans parler des caractères acquis, l’indifférence absolue de Pinochet à mon égard et son ignorance du tort immense que je lui causais, l’insignifiance dérisoire de mes vociférations, la banalité d’Annie qui allait et venait avec des tasses de café comme s’il y avait possibilité de quiétude en dépit des menaces dont la nature effroyable se dérobe à la formulation, tout cela faisait qu’Ajar courait à la recherche d’une fissure dans la réalité où il pourrait se réfugier, échapper ainsi à l’inquisition intérieure, avec supplice de l’eau, du vilebrequin et du bidon, sombre, profond et sonore bidon qui sonne dans l’art un monde toujours futur.
Lorsque j’ai lu l’interview de Madame Yvonne Baby sur toute une page du Monde, ça me ressemblait si peu que j’eus la certitude de lui avoir dit la vérité. C’était bien moi, cette absence de moi-même. J’existais enfin, comme tout un chacun. Ça m’a fait tellement peur que j’ai fait une rechute et lorsque Madame Gallimard m’a vu dans cet état, le couteau pour tendances suicidaires à la main, elle a eu très peur. Je la remercie ici de sa gentillesse.