PRÉSENTATION
L’affaire Ajar (suite)
En six mois, La Vie devant soi s’est vendu à 400000 exemplaires. Un film va rapidement en être tiré, réalisé par Moshé Misrahi, où Simone Signoret joue le rôle de Madame Rosa. Il sortira en 1977, connaîtra un énorme succès et obtiendra aux États-Unis l’oscar du meilleur film étranger. L’œuvre vit sa vie, une vie glorieuse.
Reste l’auteur, ou plutôt son leurre qui, on s’en souvient, avait fini par être identifié par la presse. Il s’agit de Paul Pavlowitch dont la photo a été reconnue par d’anciens camarades de Cahors, le piège s’est refermé. Finies les identités instables et romanesques, voici un ancien étudiant en médecine, un peu voyou, retiré dans le Lot, qui a exercé et exerce encore toutes sortes de petits métiers, ce qui lui permet de garder le temps d’écrire, puisque telle est sa vocation. L’ennui, c’est que des journalistes, en creusant l’affaire, ont découvert qu’il est le neveu de son oncle. Tous les chemins mènent à Gary, qui l’a aidé, qui lui a trouvé un emploi au Mercure de France, qui l’héberge parfois à Paris, dans ses chambres de bonne réunies en petit appartement, rue du Bac. Désormais la meute des journalistes et des photographes ne leur laissa plus guère de répit ni à l’un ni à l’autre. Gary, atteint par cette tornade médiatique, refusa, malgré les conseils de ses avocats successifs, de révéler la vérité, c’est-à-dire de reconnaître qu’il était Ajar. Il tiendra cette ligne jusqu’à sa mort. Il décida au contraire de déclencher un nouveau contre-feu, imparable cette fois, qui le garderait définitivement à l’abri. Il publia dans Le Monde un démenti formel : « J’affirme que je ne suis pas Émile Ajar et que je n’ai collaboré en aucune façon aux ouvrages de cet auteur. » Le billet, signé Romain Gary, avait été remis à la directrice du Monde des livres, Jacqueline Piatier, agrémenté d’un post-scriptum picaresque : « Si ce n’était pas vrai, j’agirais exactement de la même manière. » Or cette phrase, non reproduite dans le journal, disait la vérité ; on ne se méfie jamais assez des picaros. Cela ne lui parut cependant pas suffisant pour couvrir sa fuite. Très angoissé, il eut alors l’idée d’écrire tout un livre de démenti. Ce fut Pseudo, un nouveau livre d’Ajar.
Le livre, dans sa version finale, se présente comme le monologue haletant, entrecoupé de dialogues, d’un Paul Pavlowitch, auteur véritable des livres d’Ajar, écœuré par l’attitude de son oncle écrivain qui veut récupérer à son profit la paternité des deux œuvres signées Ajar (Gros-Câlin et La Vie devant soi). L’auteur (Paul Pavlowitch donc) y apparaît comme un homme fragile soigné dans une clinique psychiatrique danoise, qui se livre, dans un délire de persécution, à un règlement de compte contre un Romain Gary qui, en dépit de gestes généreux dans le passé, se révèle jaloux, mesquin, vaniteux mais aussi redoutable et manipulateur. Il en fait un portrait terrifiant sur le plan psychique, comme l’étaient physiquement, en Haïti, du temps du dictateur François Duvalier, dit « Papa Doc », les brutes qui formaient sa garde prétorienne, familièrement appelées les Tontons Macoute. Gary dans le livre est donc tonton Macoute. L’attaque était si violente que Simone Gallimard et Roger Grenier, éditeur de Gary chez Gallimard et ami de l’écrivain, craignirent une réaction très vive de sa part avec des complications juridiques. Mais lui, grand seigneur, forcément puisqu’il était l’auteur de ce portrait à charge, joua le rôle du bon oncle, indulgent avec un neveu soucieux d’échapper à son emprise, bien réelle pour peu que l’on se livrât à une lecture comparée de leurs livres. Ce que la meute ne fit pas, se régalant de ce duel familial où Gary avait le mauvais rôle que beaucoup dans le monde littéraire aimaient bien lui voir tenir, pour des raisons aussi diverses qu’arbitraires. Et si en 1911, lorsque parut Clair de femme, on fit quelques recoupements avec Ajar, cela confirma que Gary était influencé par son neveu.
Le succès de l’opération dépassa les espérances de Gary. Tout le monde ou presque s’y laissa prendre. Seuls quelques proches, à commencer par Jean Seberg et le jeune Diego, ses complices directs, Pierre Michaut l’intermédiaire, Martine Carré la secrétaire, les avocats et Robert Gallimard Jurent au courant de toute l’affaire et gardèrent un silence absolu. De bons lecteurs, anonymes, conservèrent des doutes, preuves de lectures à l’appui. Gary trouva la confirmation que, quoi qu’il écrivit sous son nom, il resterait toujours prisonnier de « la gueule qu’on [lui] avait faite ». Il avait eu raison de vouloir renaître sous la plume d’un pseudo autre.
Néanmoins l’affaire eut des conséquences humaines, en particulier sur sa relation avec son neveu, à la fois fasciné et amusé par l’aventure qui le faisait sortir de l’ombre, rencontrer éditeurs, journalistes, admirateurs, et cependant terrifié à l’idée de ne pas être à la hauteur de son rôle, et malgré tout honteux de son imposture. Avec Pseudo, leur relation, d’abord faite de tendresse, de complicité et, du côté de Paul, d’admiration pour son oncle, dégénéra brutalement. Il était vital pour Gary de conserver l’anonymat. Il proposa donc à Paul Pavlowitch, dès le début de ce livre et toujours moyennant finance, d’être son secrétaire. Une première version de 231 pages manuscrites commencée le 23 novembre 1975 fut achevée le 5 décembre. Elle fut suivie huit jours plus tard d’une deuxième version, logorrhée de 1200 pages qui fut donnée à taper, jour après jour, à Paul Pavlowitch, c’est lui qui le raconte. Elle sera suivie d’une troisième beaucoup plus courte et lisible, aérée par des scènes comiques et de nombreux dialogues, celle que l’on va lire. Prévenu par Gary qu’il lui prêtait une personnalité mentalement dérangée, Paul Pavlowitch ne s’attendait tout de même pas à ce qu’elle fût aussi pathologique. Il ne s’attendait pas non plus à voir son oncle se servir à sa façon de toute leur famille, détourner au profit de ce livre tout ce qu’il savait de lui, tout ce qu’il voyait de ses réactions, pour l’étaler ainsi au regard de tous. Il en fut choqué, ne sachant pas que les écrivains sont des ogres et se nourrissent de tout ce qui passe à leur portée. Pourtant, il le raconte aussi, Jean Seberg, qui habitait toujours à proximité, rue du Bac, lui dit un jour : « Romain est un cannibale ».
Le livre en effet se sert de tout, mais il est d’abord une révolte de Gary qui a inventé un pseudonyme, un mot creux, lui a attribué des œuvres, et pensait s’en tenir là pour renaître, mais qui s’est trouvé pris dans un engrenage qui l’a amené à remplir ce creux par Pavlowitch. Celui-ci s’est incarné en Ajar de façon si crédible qu’il a fait perdre au pseudonyme sa fonction. Le masque vide est devenu un comédien. Gary s’en veut et il en veut à son neveu, créature vivant pour son propre compte : même si elle joue sur canevas, elle improvise. Lui, l’adepte de la commedia dell’arte, aurait dû le savoir. Ainsi le pseudonyme n’est plus qu’un oripeau inutile et absurde. Ajar était une tentative d’effraction, qui a échoué. Et a mené les deux protagonistes jusqu’à des limites psychiques repoussées à coup de tranquillisants, d’amphétamines, d’alcool et de séjours en clinique. Le problème étant que les deux hommes, tenus par le même secret, ne pouvaient plus ni se séparer ni cohabiter, alors même que pendant toute la durée de la rédaction, ils partagèrent le même appartement (Paul dans la partie réservée d’abord à Jean). « Il n’y avait rien à faire, écrit Paul Pavlowitch, dans L’Homme que l’on croyait1, c’était la situation. Il ne pouvait pas me lâcher et je ne pouvais pas le trahir. Ajar était contre nous », et pas seulement entre nous. À leurs difficultés de communication s’ajoutaient des questions financières, le problème des droits d’auteur, celui des impôts, la présence d’avocats pour les régler. Le paroxysme de rancune, de méfiance, de paranoïa même à certains moments, fut tel (on le verra en lisant Vie et mort d’Émile Ajar) que les deux hommes ne se réconcilièrent jamais complètement.
Pseudo
Le titre vient de Gros-Câlin dont le héros, Cousin, explique à deux résistants de l’intérieur, Jean Moulin et Pierre Brossolette, dont les portraits ornent son mur, que la meilleure solution pour passer inaperçu est de « faire malin-malin et pseudo-pseudo ». Proposé au Mercure de France sous cette forme redoublée, il fut finalement simplifié, la répétition étant jugée trop « boulevardière ». Il est né aussi d’une vision du comportement de l’homme moderne en général (et de Cousin en particulier) qui fait semblant 8 heures par jour d’être conforme à l’image d’un statisticien, d’un garçon de bureau, d’une secrétaire, ou d’un écrivain, quand tout cela n’est que comédie et que chacun suit ses rêves, ses cauchemars, sa folie propre. Il évoque pour finir la matrice de l’aventure, le pseudonyme, en abrégé pseudo.
Quant à son contenu, il est, sous une forme éclatée et apparemment incohérente, le récit de l’affaire Ajar dans ce que le public et les divers participants en ont su et telle que Gary et Paul Pavlowitch l’ont vécue, c’est-à-dire dans tous ses détails et tous ses rebondissements. Romain, dans son texte testamentaire, écrit que « tout, à peu de choses près, dans Pseudo, est roman ». En réalité, l’air de rien, tout ou à peu près est là, mais réécrit par Gary qui reste égal à lui-même dans la dérision et la virtuosité, dans la pratique de l’illusionnisme ou de trapèze volant, mais qui se trouve dans un état d’angoisse rare.
Ainsi le choix du Danemark comme lieu de l’action est sans doute vraisemblable, puisque Paul y a effectivement reçu Simone Gallimard puis Yvonne Baby. Mais il est faux, Gary a raison, c’est du roman. Tout le reste, mis à part un autre rendez-vous en Suisse, a eu lieu à Paris. En revanche ce choix correspond à d’autres motivations, profondément garyennes. Le Danemark, comme tous les pays d’Europe, à part l’Angleterre et la Suisse, fut occupé par les nazis pendant la guérir. Son roi, Christian X, refusant de partir en exil demeura parmi son peuple et s’opposa à toute discrimination contre ses compatriotes juifs. Il se réserva même ce que Modiano a appelé « la place de l’étoile » : il menaça de porter lui-même l’étoile jaune si on l’imposait aux Juifs danois, sauvant ainsi l’honneur de l’Europe, Le Danemark, la Suisse, un rêve d’exterritorialité parcourt toute l’œuvre de Gary sous ses deux noms, un endroit où chacun pourrait enfin être à l’abri. Dans la vie de Gary, dans son œuvre et dans l’affaire Ajar qui appartient aux deux, tout est toujours surdéterminé, tout fait signe, tantôt du côté de son imaginaire comme ici, tantôt du côté du réel. Par exemple si Zazie dans le métro est cité de façon bien visible, c’est parce que Raymond Queneau a été soupçonné d’être Ajar. Ou si le narrateur insiste, on se demande pourquoi, sur l’expression « gauloises bleues », c’est parce qu’il s’agit du titre du film réalisé par Michel Cournot soupçonné lui aussi par les médias, les deux allusions voisinant d’ailleurs dans le texte. Et même si ce ne sont que deux détails, on est sans le savoir dans l’affaire Ajar.
Le livre lui-même est indéfinissable, ni roman ni autobiographie, ni confession – Gary écrit : « Je m’y étais fourré tel qu’on m’a inventé » – ni pamphlet ; rien de connu ; sans queue ni tête, il ne commence pas, comme dit la première phrase, et ne mène à rien de précis, la dernière phrase est encore une pirouette de saltimbanque. « Des cris défiant toute concurrence », comme dirait Ajar. Un livre d’angoisse pure et de claustrophobie qui génère des tentatives de fuite toujours renouvelées, toujours inutiles. Sans que le lecteur puisse comprendre de quelle plaie ces chapitres sans suite sont nés. En fait de ce qu’on pourrait appeler le désespoir métaphysique latent de Romain Gary, activé par l’échec d’Ajar en tant que tentative désespérée de fuite de soi.
Quelques pistes sont pourtant utiles pour aider à sa lecture. La première, la principale, consiste simplement à intervertir les fausses données sur les deux personnages principaux. Il ne s’agit pas d’un texte de Paul Pavlowitch inventant Romain Gary pour mieux l’assassiner, comme on l’a lu à sa sortie en 1976, mais d’un texte de Romain Gary inventant Paul Pavlowitch pour mieux assassiner Gary. Un texte de Romain Gary réglant ses comptes avec lui-même et expliquant ses motivations, à l’origine de l’invention d’un simple pseudonyme qui s’est transformé en formidable machine infernale. Ce qui lui a donné au passage l’amère victoire de constater à quel point un milieu intellectuel parisien qui décide de la qualité et de la gloire de quelques écrivains est lui-même une machine à mépriser les uns pour mieux valoriser les autres. Futilité, cruauté et ridicule de la Puissance, thèmes garyens par excellence, là encore. Au départ, il était guidé par la « vieille tentation protéenne de l’homme », parvenir à être un autre, se cacher derrière un autre qui n’existe pas, être un nouvel écrivain, recommencer une nouvelle œuvre, vivre une nouvelle vie. Tentation ambitieuse, de nature existentielle, qui n’avait vraiment rien à voir avec une imposture : « j’avais l’illusion parfaite d’une nouvelle création de moi-même par moi-même », écrit-il. Il avait aussi l’espoir d’illustrer ainsi son rêve de « roman total », décrit dans Pour Sganarelle, où la fiction dépasse les bornes du livre pour se répandre dans le monde dit réel et le plie à ses impératifs imaginaires, c’est-à-dire à sa fantaisie.
Le livre est donc d’abord une entreprise de désinformation où tout est à lire à l’envers. Un exemple parmi d’autres : le choix du titre du deuxième livre d’Ajar. Gary l’avait intitulé La Tendresse des pierres, l’histoire de Momo étant de celles qui attendriraient même des cœurs de pierre. La couverture d’André François représentant une femme à l’enfant, avec des nombrils bien visibles et des têtes remplacées par des pierres, était déjà prête et a été conservée pour l’édition originale. Quand soudain, dans la réalité, Annie, la femme de Paul, se rappela que Jess, l’héroïne d’Adieu Gary Cooper, dit à un moment qu’elle écrit un livre intitulé : « La Tendresse des pierres ». Panique de Gary qui avait complètement oublié ce détail. Lui qui craignait en permanence de se faire prendre en flagrant délit de lui-même vit là une preuve évidente de sa paternité sur l’ouvrage. Il fallait donc faire marche arrière. Paul fut chargé de faire savoir qu’il trouvait finalement ce titre – que tout le monde trouvait bon – exécrable, en brodant sur le thème : « c’est complètement putain », que Paul sut très bien développer dans le genre « ça racole, c’est merdique », tout mais pas ça, je paierai, je n’y survivrai pas. Il devenait bon comédien. Quand le télégramme de Gary signé « Émile » arriva avec ses propositions : Les premiers pas ; Tendres bagages ; Rien ; Quelqu’un à aimer ; Madame Rosa ; Momo…, il était trop tard et Michel Cournot avait déjà choisi La Vie devant soi. Le hasard fait parfois bien les choses. Si l’on prend maintenant la version donnée dans Pseudo, on y retrouvera cette histoire de titre dans tous ses détails, mais réécrite et réinterprétée. Pavlowitch étant l’auteur du livre, c’est donc lui qui a choisi ce titre La Tendresse des pierres, qu’il a emprunté, mais sans le faire exprès, à un livre de son oncle, souvenir inconscient. Mais en réfléchissant, il se souvient que c’est tonton Macoute qui lui a suggéré ce titre, qu’il a eu une attitude bizarre pendant tout l’épisode et en fait l’a manipulé pour qu’il le choisisse précisément, pense-t-il, parce qu’il figure dans une œuvre de Gary. Ainsi tout le monde se dira que Gary est l’auteur véritable de l’œuvre de Pavlowitch. Conclusion : tonton Macoute est un jaloux pervers. Ce simple exemple suffit à rendre compte des contorsions de l’auteur-python (l’image rampe dans tout le texte) qui prend un malin plaisir à « se bouffonner », à « se péjorer », à se caricaturer pour mieux couvrir sa tentative de fuite.
Mais le livre est à lire aussi comme une entreprise proprement littéraire placée sous le patronage d’une série d’écrivains qui cette fois sont résolument des poètes. « À moi l’histoire d’une de mes folies », écrivait Rimbaud dans Une saison en enfer (« Délires » II, « Alchimie du verbe »). Tel semble aussi le projet de Gary dans cette folle narration. Qui convoque, obliquement, puisque la clinique psychiatrique du Docteur Christianssen se trouve en pays Scandinave, Hamlet, prince du royaume de Danemark qui, un crâne à la main, dit sans cesse et pour l’éternité : « To be or not to be » ; être ou ne pas être, telle est la question d’un écrivain hanté par la recherche d’un absolu qu’il traque dans et par la création littéraire, comme Malraux.
Mais Gary place son livre sous le signe d’un autre alchimiste du verbe qui est Henri Michaux, poète déjà présent à la fin des Enchanteurs et à qui il emprunte son exergue : une citation où passent l’angoisse, la peur physique, la persécution et le dédoublement entre homme intérieur et homme social. Tout le livre et le chapitre XXVII en particulier qui commence par « Le Docteur Christianssen s’est révélé un salaud » est un hommage à Michaux, dans l’invention verbale, une sorte de « à la manière de », imitée, dans le recueil Qui je fus, du poème intitulé « Le grand combat » bâti à base de néologismes (« Il l’emparouille et l’endosque… »). Le paragraphe de Gary où il fait de même (« Il y avait des acétates de barnum qui se mélangeaient avec des zazas… ») commence par « Et je luttais », ce qui confirme la référence. On notera que, dans cette page et ailleurs, passe le nom de Saint-John Perse, peut-être pour le caractère parfois obscur ou difficile de son écriture et aussi pour sa visée à la fois métaphysique et résolument de ce monde, Passe encore Rimbaud, et, ailleurs, Mallarmé et le « don du poème » et encore Valéry. Comme si Gary comprenait soudain que dans son « entreprise qui n’eut jamais d’exemple », comme disait Rousseau qui s’y connaissait en introspection, l’écriture poétique aurait été beaucoup mieux adaptée à ses besoins, suggérant toujours plus que ce qu’elle exprime par les moyens d’associations et de musique qui lui sont propres, pour inventer « une langue […] tout à fait étrangère », ce qui également est au départ de l’entreprise surhumaine d’Ajar. Gary tente bien des sorties, comme dans tous ses livres vers d’autres langues qui existent et sont peu parlées, le hongro-finnois par exemple qui est peut-être le finno-ougrien parlé en Hongrie, ou n’existent pas, tel ce dialecte égyptien précolombien plein de fantaisie, Quoi qu’il en soit l’ajar reste sa plus belle tentative de fuite linguistique, avec rire, néologismes, désespoir et sauts de carpe (voir la notice de La Vie devant soi, ou lire Gros-Câlin ;. Ajar-Gary est un inventeur.
Pseudo est aussi un effort pour naître de rien ni de personne d’où l’espoir que suscite en son auteur la nouvelle (fausse) que les savants travaillent à la fabrication d’un gène complètement artificiel qui serait à lui-même sa propre origine. On frémit en pensant qu’en fait les savants allaient (vraiment) bientôt inventer le clonage, Gary n’y aurait pas survécu. Soucieux d’échapper à toute aliénation, influence, regard des autres, hérédité, il s’est lancé là dans une opération d’émancipation de soi par rapport à soi et à tous ses passés, surtout celui d’écrivain. Cela aboutit à Ajar, qui dégénère en Pavlowitch qui est le fils de sa cousine, ce qui revient à dire : je suis, donc je suis coincé, cerné de tous les côtés, cogito désespérant. D’où angoisse et claustrophobie familiale.
À partir de ce misérable constat, il va mener une sorte de duel tragi-comique contre des représentations psychanalytiques figées. Il va donc jouer avec acharnement sur le cliché freudien du complexe d’Œdipe revu à travers Molière, et en particulier L’École des Femmes.
Agnès, qui a un amoureux, le cache à son vieux tuteur désireux de l’épouser, sous l’innocente formule : « Le petit chat est mort. » Elle échappe ainsi à la vigilance du surmoi. Ici le pseudo Pavlowitch s’accuse d’avoir, dans son enfance, tué un petit chat, peut-être pour donner du grain à moudre à son surmoi persécuteur tonton Macoute. Derrière ce tout petit paravent œdipien, il accuse son oncle, ou plutôt Gary s’accuse tout seul, de tous les péchés d’Israël, de Palestine, du Liban, de l’Argentine et du Chili, Toutes les horreurs, tous les fascismes sont à verser au compte de celui qui « a massacré des populations civiles de très haut pendant la guerre », sa seule source de culpabilité réelle, même s’il a agi en service commandé. Mais Pavlowitch-Gary transforme habilement cette culpabilité en glissant à nouveau vers un schéma œdipien classique, massif cette fois, qui explique ses relations conflictuelles avec tonton Macoute, figure paternelle, « Tonton Macoute est un salaud, mais cela ne veut pas nécessairement dire qu’il est mon père », lit-on dès le début du texte. À partir de là, les preuves s’accumulent d’une relation incestueuse (fausse) de Gary avec Dinah, sa cousine, la mère de Paul, qu’il aimait beaucoup, et donc d’une paternité réelle de Gary.
Le tout orné des techniques d’associations libres permettant d’observer des coïncidences, répétitions, images symboliques, à la fois freudiennes et lacaniennes, par l’exploitation de jeux de mots significatifs. Cela se joue par exemple autour du mot « auteur » : « On a insinué, après la publication de mon livre La Vie devant soi, écrit le présumé Pavlowitch-Ajar, qu’il était mon véritable auteur », auteur de mes livres, auteur de mes jours, dit la formule équivoque. Même travail autour du mot « œuvres ». Être le fils des œuvres d’un homme signifiant être né de son action sexuelle et de ses spermatozoïdes. Cela signifie aussi, dans le contexte, né des œuvres de Gary, grâce aux œuvres signées Ajar, Pavlowitch n’ayant pas d’autre existence que celle que lui fournit Gary-Ajar qui en est le ventriloque. Le travail qui semble prouver bruyamment la malfaisance et la culpabilité de Gary renvoie en fait non seulement Ajar, mais Pavlowitch, à son néant. C’est le meurtre du fils et non celui du père qui est à l’ordre du jour dans cette antipsychiatrie d’un nouveau genre, Même si c’est un fils de papier, Pavlowitch ne s’y est pas trompé.
Ce qui n’empêche nullement Gary d’exploiter tout au long de cette affaire les maladies psychologiques et psychiatriques les plus variées. La couverture, elle aussi choisie par Cournot, qui décidément avait parfaitement compris de quoi il s’agissait, est une gravure du XVIIIe montrant un crâne écorché, puis la boîte crânienne ouverte sur un cerveau que l’on imagine malade. La schizophrénie, bien sûr, psychose du dédoublement (déjà présente dans Gengis Cohn et Europa, ici d’un narrateur à la fois, comme toujours, plaie et couteau, soufflet et joue, membres et roue, mais la victime et le bourreau sont ici remis au goût du jour grâce aux références politiques, Plioutch (le dissident russe persécuté) et Pinochet (le tortionnaire chilien). La paranoïa, autre psychose, de la persécution allant jusqu’à l’hallucination auditive, omniprésente : chaque chapitre, dans l’édition originale, est précédé du dessin d’un œil qui peut être celui de l’auteur véritable se contemplant lui-même aussi bien que son œuvre, qui est plutôt sans doute la représentation visible de l’œil de Caïn, selon Victor Hugo, toujours lui. Et toutes les petites névroses, angoisses, obsessions, tendances messianiques… font la ronde, soignées par toute une pharmacopée aux noms poétiques et étranges. Le fantastique n’est pas loin.
Pseudo est un très grand témoignage sur la folie, comme les livres de Nerval, mais c’est un faux témoignage. Gary est très sûr de lui, il maîtrise exactement ce qu’il écrit. Il est d’une duplicité ou plutôt d’une triplicité incroyable. L’entreprise Ajar a échoué. Pseudo, le récit fou de cet échec, est une parfaite réussite.
par Mireille SACOTTE *
1. Fayard, 1981. Livre auquel beaucoup de détails sont empruntés.
*. Mireille Sacotte est professeur émérite de littérature à l'université nouvelle de la Sorbonne - Paris III.
Elle a dirigé deux colloques sur Romain Gary : l'un à Paris III en 2000, « Géographies de Romain Gary », et les Actes publiés sous le titre « Romain Gary ou la pluralité des mondes », PUF, 2002 ;l'autre au ministère des Affaires Étrangères en 2002, « Romain Gary, écrivain-diplomate » publié sous ce titre à l'ADPF.
Elle est aussi l'auteur de nombreux articles, d'un commentaire de La Promesse de l'Aube, «Foliothèque », Gallimard. Elle est enfin l'éditrice de Légendes du Je, les récits et roman de Romain Gary et d'Émile Ajar en « Quarto », Gallimard, 2009.