J’en étais là, dans mon état, lorsque Tonton Macoute s’annonça à Copenhague. On lui avait fait savoir que je régressais et il était venu spécialement pour me voir. Il paraissait plus vieux et plus absent que la dernière fois. Encore plus lui-même. Il s’assit à côté de moi, le cigare aux lèvres, sans même ôter son chapeau et son manteau, comme il le fait parfois même chez lui, à la maison, peut-être pour se rassurer, pour se convaincre qu’il n’était chez lui que de passage.
— Ça ne va pas très fort, hein ?
— Je suis désolé de te coûter du pognon.
— Aucune importance.
Il paraissait sincère. C’est un fils de comédiens.
— Il paraît que tu as terminé un nouveau livre.
— Bof.
— Tu as beaucoup de talent.
— Ça doit être héréditaire.
Il suçait son cigare.
— Tu as eu une critique magnifique.
— Ce n’est pas moi qui l’ai eue, c’est mon bouquin. On peut être une belle ordure et écrire de beaux livres.
Il n’a pas tiqué. Impossible, lointain, lui-même depuis si longtemps que ça ne lui faisait plus peur. Il s’était arrangé.
— … des fois, je saigne, mais c’est parce que je me blesse facilement en écrivant.
— J’avoue que j’ai eu souvent la gorge étranglée en te lisant…
— Évidemment, c’est un python.
— Je parle du nouveau.
— Tu crois qu’ils vont me… découvrir ?
— Et alors ? Je ne vois pas de quoi tu as honte. On n’est plus au Moyen Âge. Nous sommes du même sang, toi et moi.
J’ai eu un moment d’espoir. Mais il n’allait pas avouer. Les responsabilités, il en avait marre.
— C’est-à-dire ?
— Les mêmes grands-parents, du côté maternel. Et regarde-moi.
— Ça ne sert à rien de te regarder. Tu t’es fait une tête à la télévision.
Il a ri.
— Tu vois, je te disais bien que tu es lucide et perspicace…
Je ne sais pas pourquoi je le punissais, tout le temps. Peut-être parce qu’il faut bien se contenter du pseudo-pseudo. Le vrai responsable brille par son absence. Alors, on en cherche un, plus accessible.
— Et maintenant, Tonton, dis : « Après tout ce que j’ai fait pour toi… »
— Je n’ai rien fait pour toi. Si j’ai fait quelque chose, c’était pour ta mère…
Je serrais les poings. Il tournait autour, le salaud. Mais en se tenant prudemment à distance, hors d’amour.
Après tout, c’est une époque d’intermédiaires. Je pense que j’aurais eu beaucoup moins besoin de lui, si j’étais croyant. J’aurais eu quelqu’un d’autre à punir.
J’étais sûr qu’ils avaient couché ensemble.
— Tu ne me dois rien.
Il se leva, pardessus bleu marine, chapeau gris.
— Je n’ai jamais rien fait pour toi, répéta-t-il, ironiquement, ambigu jusqu’au bout et comme toujours.
Ce n’était pas vrai. Des études à Harvard, la baraque dans le Lot, du fric, parfois… L’excuse était qu’il ne voulait pas trop m’aider pour que je me fasse moi-même.
Un soir, à Paris, il était monté me voir. J’avais déjà vingt-sept ans et j’étais en plein coup de gueule. J’avais tout transféré sur la société. Je ne me persécutais pas moi-même : c’est la société qui me persécutait. Je croyais cesser ainsi d’être génétique, atavique, psychologique : je devenais sociologique. Mais comme je suis incapable de faire du mal même à un ennemi de classe, je n’étais bon à rien. Je ne faisais que gueuler.
Tonton Macoute était allé à l’époque à Amsterdam et il en était revenu avec un manuel : « Comment fabriquer des bombes à domicile avec des produits de première nécessité », ou quelque chose. Il est donc monté chez moi – chez lui – au sixième étage. Il nous avait donné deux chambres de bonne dès mon mariage avec Annie, lorsqu’on était arrivé à Paris, à vingt ans.
Il avait jeté le bouquin sur mon lit.
— Tiens, prends ce manuel. Fabrique des bombes. Jette-les. Tue. Détruis. Fais tout sauter, comme ça tu prouveras que tu y crois vraiment. Mais fais quelque chose, Pour l’amour du ciel, cesse de gesticuler !
J’entendais les saint-bernard aboyer dans les jardins de la clinique.
L’infirmier entra et me fit avaler mon rat de cinq heures.
Tonton Macoute avait déjà la main sur la poignée de la porte. Il était venu me donner un peu de chaleur humaine, c’était fait.
— Attends. Je voudrais te demander quelque chose.
— Quoi donc ?
— Un geste d’amour.
Il n’avait encore jamais entendu un tel mot sur mes lèvres. Il parut inquiet. J’allais vraiment mal.
— Paul, tu sais que je t’aime beaucoup. Mais les gestes, tu sais…
— Un geste d’amour, c’est toujours beaucoup plus qu’un geste.
Il m’avait dit une fois : « Nous sommes d’une famille de grands hystériques russes, du côté de ta mère. » Mais ça m’était égal. Je savais qu’il avait pour moi une tendresse secrète. Il ne pouvait en être autrement.
— Je voudrais que tu recopies de ta main le début de ma Vie. Le commencement, l’origine. La genèse de l’œuvre…
Il dit, très calmement, comme si l’idée n’était plus tellement folle :
— Je ne peux pas faire ça, petit.
— Tu continues à nier ?
Il haussa les épaules, les mains dans les poches.
— Je n’ai rien à nier. Mais j’ai un fils, et ce n’est pas toi.
— Quelques pages d’acceptation, le premier chapitre, ce n’est pas grand-chose…
— Je ne vais pas encourager tes fantasmes, petit. Et je ne suis même pas sûr que tu ne te fous pas de moi.
— Seulement le premier chapitre. L’origine de ce que je suis, de ce que je subis.
— Pas question. C’est morbide.
À trois heures du matin j’étais en réanimation.. J’avais avalé un tube de Tétromazine.
Il recopia tout le début, dans un cahier noir. Mais il l’avait fait à la demande du docteur Christianssen « en raison de son état », et « pour qu’il ne se sente pas rejeté ». Cela ne voulait plus rien dire. Ce n’était pas un geste d’amour, cela faisait partie des soins psychiatriques que je recevais.