Ma situation restait cependant difficile, parce que si Madame Yvonne Baby habitait l’hôtel et ne devait commencer à m’interroger pour s’assurer de mon existence que le lendemain matin, Madame Simone Gallimard, elle, habitait dans la petite maison avec nous et Annie avait très peur qu’elle s’aperçoive malgré tout de quelque chose. Je n’ai jamais en effet réussi à faire pseudo-pseudo huit heures par jour, quarante heures par semaine, avec deux heures d’aller et deux heures de retour du domicile au lieu de travail, j’avais envie de hurler.
Mais ça ne se passait pas trop mal, sauf qu’il y eut ce coup tout à fait inattendu de la délégation venue spécialement de Cahors.
Je n’avais pourtant jamais eu d’ennuis avec la municipalité de cette ville, qui aime bien avoir un dingue ou deux dans les rues, pour montrer qu’elle s’intéresse à l’animation culturelle.
Le lendemain à quatorze heures, j’ai entendu saint-bernard aboyer, on a sonné à la porte et Annie est allée ouvrir. Elle est revenue ensuite, toute pâle, car il y avait de quoi.
— Il y a une délégation de la municipalité de Cahors qui demande à te voir, dit-elle.
— C’est pas vrai, dis-je.
— Écoute, Paul…
Elle m’appelait par mon vrai prénom. C’était entre nous un signe convenu. L’identité. Il y avait péril.
— Ici ? À Copenhague ? Mais qu’est-ce qu’ils me veulent, bon Dieu ?
— C’est peut-être seulement pour une contravention, dit-elle faiblement. Tu te souviens, quand tu as pissé dans la rue Nationale ?
— C’est pas possible qu’ils soient venus à Copenhague uniquement parce que j’ai pissé. Je sais bien qu’à Cahors, c’est un événement mais… Bon, fais-les entrer.
Ils sont montés. Ils étaient trois, tous adjoints au maire. Ils paraissaient bouleversés. Je ne savais pas s’ils étaient émus par les retrouvailles, ou quoi. Le premier sous-maire dit :
— Monsieur Ajar, si vous permettez qu’on vous appelle par ce nom…
Et il me cligna de l’œil. Je lui ai cligné de l’œil, moi aussi, par prudence. J’aurais pas dû. Ça les a confirmés.
— Nous voulions vous, demander si vous ne pouviez pas faire quelque chose pour la ville de Cahors et pour toute la région du Lot. Nous avons besoin d’un ensemble culturel, avec théâtre et cinémas, un auditorium pour les concerts… Et nous pensions que vous pourriez peut-être obtenir une implantation d’usines dans la région…
J’étais là, la gueule ouverte, et je ne comprenais tellement rien à rien que je commençais même à me sentir désangoissé et rassuré, car il n’y a rien de plus effrayant que la compréhension.
— On peut voir ça, dis-je. Il ne fallait surtout pas contrarier, c’est la première règle, en psychiatrie.
— Le Lot est une terre assez pauvre, comme vous n’êtes pas sans savoir, et les implantations d’usines, avec création d’emplois…
Je tortillais ma moustache. Je commençais à trouver cette conversation tout à fait naturelle.
— Oui, mais il y a la pollution, dis-je. La seule raison pour laquelle je n’ai pas encore procédé à l’implantation d’usines dans le Lot, c’est la pollution. Je pensais à l’électronique, peut-être des usines d’armements…
Je me sentais au petit poil. J’étais un milliardaire et il n’y a rien de plus différent et de plus éloigné de moi-même qu’un milliardaire.
J’étais bien, quoi. J’avais foutu le camp.
Je leur ai offert des cigares que Tonton Macoute venait fumer en cachette dans ma chambre, quand il faisait sa cure de désintoxication. Je regrettais qu’il fût à Majorque. Ce salaud-là n’a jamais cru une seconde que je pouvais devenir quelqu’un, dans la vie. Il deviendrait vert de rage, s’il me voyait procéder à l’installation d’usines dans le Lot.
Il y eut un silence. Je méditais. Je devenais bienfaiteur du département du Lot… Après, il n’y avait qu’à continuer. Premier ministre. Non, ça, c’est rien. Président de la République. Je ne pouvais pas devenir roi de France, parce que ce n’était pas constitutionnel. Je mettrais Pinochet à la Qualité de la vie et Soljenitsyne aux Armées et à la bombe atomique, pour la défense de l’Occident. J’étais sûr de faire l’unanimité sur moi, des communistes aux autres. Il y avait un seul problème qui commençait à me tracasser : les Arabes et Israël, à cause de leur programme commun. Je me suis mis à suer à grosses gouttes, car je ne pouvais pas, en tant que Président de la République et grand Français, fuir mes irresponsabilités.
— Je ne peux pas résoudre tout à la fois, leur dis-je sévèrement.
— On pourrait peut-être commencer par le Centre culturel, dit l’adjoint au. Après, les usines. Ça fait plus discret, dans cet ordre, au point de vue pollution.
— On verra ça… Mais il faudra vous occuper de votre saloperie d’hôpital. La bouffe est dégueulasse.
— Entendu.
L’adjoint au eut un sourire civilisé.
— Il va sans dire que Votre Excellence touchera une commission, comme il se doit lorsqu’on traite avec les rois du pétrole et puisque vous voulez bien accepter d’intervenir en notre faveur…
Roi du pétrole ? Votre Excellence ? Je ne me souvenais pas, mais on ne sait jamais. J’étais capable de n’importe quoi. J’ai fait « mmm » dans mon cigare et pris un air important.
— À propos, dit l’adjoint au, nous sommes chargés de vous présenter les excuses du commissaire Paternel. Il a fait une dépression nerveuse très grave, quand il a tout compris…
— C’est normal, dis-je. Quand on comprend tout, on fait toujours une dépression nerveuse grave. C’est la lucidité qui veut ça.
— Il n’avait pas, au premier abord, compris votre désir légitime de garder l’anonymat.
— Je ne veux absolument pas être identifié, dis-je. Ça me rendrait la vie impossible.
— Bien sûr, bien sûr. Mais vous avez eu affaire à un homme assez fruste et qui a été déplacé de Paris à Cahors parce que c’est un grand nerveux. On l’avait nommé à Cahors pour le calmer. C’est pourtant un policier consciencieux. Vous lui avez fait une forte impression. Il a examiné votre dossier avec une extrême attention, après votre rencontre. Il ne comprenait pas du tout pourquoi vous teniez à cacher votre vrai nom et à vous faire appeler Pavlowitch.
J’ai frémi. Je ne peux pas supporter mon vrai nom. Je me sens aussitôt coincé.
Prudence. Je me taisais.
— Notre région est très fière d’avoir un hôte de marque, dit l’adjoint au. Nous serons très reconnaissants à Votre Excellence de tout ce qu’Elle voudra bien faire pour le département du Lot et nous lui promettons de respecter Son incognito. Nous nous chargeons du commissaire Paternel, il fermera sa gueule. Il s’est renseigné au fichier central, et il a vérifié que votre vrai nom est Pahlevi. Certes, c’est peut-être une erreur de transcription…
— Ce n’est pas une erreur de transcription, c’est de la calomnie. Je ne m’appelle pas Pahlevi, nom de Dieu…
— Bien sûr, bien sûr…
— Tout ce que je leur avais dit, à Paris, lorsqu’on m’a interrogé pour la première fois avec tests et tout, c’est que j’étais seulement demi-juif. Je ne renie pas mes origines, je prends simplement des précautions pour l’avenir. Ce n’est pas vrai que mon père s’appelait Lévi. Mon père n’était pas juif, c’est des insinuations. Je leur ai répété dix fois que je n’étais pas Lévi, que j’avais déjà assez d’emmerdements comme ça. Je leur ai gueulé « pas Lévi, pas Lévi ! » et ils ont dû transcrire Pahlevi. Mais c’est Pavlowitch et d’ailleurs je ne m’appelle pas comme ça non plus.
Ils étaient rassurés. On se comprenait.
— Vous pouvez compter sur notre discrétion. Mais le commissaire Paternel, quand il s’est rendu compte qu’il avait insulté un parent de Sa Majesté le Shah d’Iran qui vivait dans l’anonymie à Caniac-du-Causse, il a fait une crise de dépression nerveuse épouvantable et…
Je me suis levé d’un bond. J’ai mon honneur merde. Je veux dire, j’ai mon honneur, merde. Merde, je veux dire j’ai quand même mon honneur de merde.
— Houououououou…
On n’avait jamais entendu un tel hurlement de souffrance humaine au Danemark.
— Je ne suis pas un Pahlevi ! J’ai rien à voir avec le Shah d’Iran ! Je ne suis pas le Shah d’Iran, ni de près ni de loin ! Je suis peut-être dingue, mais moi au moins, le Shah d’Iran, c’est pas moi !
Ils sont partis convaincus sur la pointe des pieds, pour respecter mon anonymat. J’ai gueulé encore un moment, parce que j’avais besoin de me convaincre que je n’étais pas le Shah d’Iran.
Je n’ai pas pu. Le Shah d’Iran, c’est moi aussi.
Ajar rampait dans tous les sens et essayait de passer à travers les murs. Nous avons pris quelques gouttes de teinture de valériane, Annie et moi, pour l’empêcher de souffrir. La teinture de valériane est un calmant qu’on administrait aux âmes sensibles au XVIIIe siècle, lorsqu’il n’y avait pas encore l’équilibre de la terreur.