Alyette avait passé une licence de lettres pour devenir vendeuse au Prisunic, et puis, sur mes conseils, elle est devenue reine d’Espagne et avait ainsi la sécurité sociale. Je lui ai donné des cours d’histoire d’Espagne pendant trois mois, pour la préparer, parce que les hôpitaux psychiatriques sont encombrés et il y a sélection. J’étais alors plombier, maçon, colleur d’affiches, puisque le travail vous rend ce qu’il y a de plus pseudo et de moins perceptible. On donne satisfaction. Tout cela en attendant, car je suis sûr que le cerveau aura son 1789.
Grâce à mon expérience et à mes encouragements, Alyette est donc devenue d’abord reine d’Espagne et puis simple princesse : nous avions découvert que les reines d’Espagne étaient soumises à un Grand Cérémonial, une Étiquette et un Protocole implacables. C’était trop con de se fourrer délibérément dans quelque chose d’aussi compliqué.
Quand la Sécurité sociale en avait marre ou que Tonton Macoute se foutait en rogne à cause de nos frais de clinique, Annie allait travailler comme monteuse de films, parce que c’était quand même encore du cinéma. J’ai fait vingt métiers les uns plus inaperçus que les autres, je me faisais bien voir. On a eu une petite fille mais on ne la montrait pas tellement : c’était une enfant parfaitement normale, et cela risquait de jeter sur mon pseudo-pseudo et sur ma princesse une ombre de suspicion. Je m’étais mis d’accord avec Tonton Macoute que j’avais seulement trois semaines de clinique par an, et pas un jour de plus. C’était avant le Danemark, avant ma grande crise d’authenticité. Je n’avais donc que trois semaines par an pour m’entraîner, regarder autour de moi, apprendre et me préparer.
J’avais acheté un python et je l’observais attentivement pour mon premier ouvrage documentaire, Gros-Câlin, mais ce salaud-là se fourrait dans des coins impossibles et disparaissait à vue d’œil, parce qu’il ne voulait pas donner naissance à une œuvre littéraire.
En dépit de notre accord quant à ces trois semaines de clinique palan, j’ai pu resquiller dix jours supplémentaires, grâce à mon python, justement. À ce moment-là, je n’avais plus un rond, Annie ne trouvait pas de film à monter, à cause de la crise de l’imagination, et je n’avais aucune envie de me muer en plombier ou éboueur. J’en avais marre de mille ans de sacralisation du travail et chaque fois que je gagnais mon pain à la sueur de mon front, le pain ainsi gagné m’inspirait un tel dégoût que je dégueulais et ne pouvais rien garder sur l’estomac.
Le moment vint enfin où Annie et moi nous nous retrouvâmes à Caniac dans une si belle dèche que j’avais nettement l’impression que la réalité se marrait, se tenait le ventre à force de rire et nous montrait du doigt, comme quoi c’est toujours elle qui a le dernier mot.
On s’est regardé dans le blanc des yeux, Annie et moi. Il fallait bouffer, c’est la loi des espèces, et on n’avait pas un radis.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Tu iras habiter chez tes parents.
— Et toi ?
Je me frappai le front. Je ne sais comment m’était venue cette idée. Je crois que c’est le génie de mon grand-père maternel qui se manifestait, et pourtant il n’avait jamais fait de taule de sa vie, tellement il était fort.
— Bon Dieu, le python ! gueulai-je.
Le lendemain, je me promenais avec mon python en laisse dans les rues de Cahors, tranquillement. Gros-Câlin se faufilait sans chercher de crasses à personne, empruntait les passages cloutés, respectait les feux rouges, était parfaitement en règle, quoi. Mais il y avait là un flic qui passait et qu’est-ce qu’il fait ? Il marche sur mon python, délibérément. Exprès, il l’a fait, ce salaud-là. Le pied dessus, dès qu’il a vu que c’était un python, par horreur des marginaux et des non-conformistes. J’objectai.
— Nom de Dieu ! Vous l’avez fait exprès !
Il parut étonné.
— Qu’est-ce que j’ai fait exprès ?
— Vous avez marché sur mon python.
Alors là, il faisait vraiment celui qui ne comprenait plus. C’est comédien, ces mecs-là, c’est pas croyable.
— Quel python ?
— Comment quel python ? Celui-là.
Je montrai Gros-Câlin du doigt.
— Je me promène tranquillement avec mon python en laisse et vous lui marchez dessus, parce qu’il n’est pas de chez nous.
Le flic regardait à mes pieds. Il était devenu tout rouge.
— Il n’y a pas de python ici, dit-il avec une fausse assurance, car c’est traître.
Gros-Câlin faisait semblant de se lécher la bosse que le flic lui avait faite.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas un python ?
— Merde, dit le flic, car il avait du langage. Il n’y a pas de python à Cahors. On n’est pas en Afrique, ici.
— C’est ça, les Africains dehors, hein ? Dès que vous avez vu mon python, vous lui avez marché sur la gueule, par racisme.
— Nom de Dieu, dit le flic simplement, car il ne faut pas croire, ils respectent leur patron.
Et qu’est-ce qu’il fait, ce salaud-là ? Il sort un sifflet de sa poche, mais le sifflet n’a pas vu mon python non plus. Il l’a dit à haute et intelligible voix, pour faux témoignage :
— Il n’y a pas de python ici.
Les sifflets ne parlent pas et c’était une provocation policière si grossière que je n’ai fait ni une ni deux. Je ne suis pas un violent mais quand les sifflets se mettent à nier l’existence des pythons à Cahors, c’est un comportement tellement aberrant, avec insinuation de démence à votre égard, qu’il y a de quoi se foutre en rogne.
Et qu’est-ce qu’il fait, ce salaud-là, après le gnon qu’il a reçu ? Il sort un autre flic de sa poche, qui en sort un troisième, et en un clin d’œil ça s’est mis à grouiller de flics complètement dingues autour de moi qui se dévissaient et laissaient sortir d’autres flics de l’intérieur et ça s’est mis à grouiller autour de moi de pythons qui niaient l’existence de pythons, ça s’est mis à grouiller et à se propager et à se répandre et à m’enserrer et à m’entreprendre et à grandir et à se multiplier et je me suis senti à l’échelle mondiale et j’ai eu une telle peur que je me suis mis à hurler et à appeler Pinochet à mon secours mais il n’y a pas de bon Dieu. Je me suis retrouvé au poste et c’est là que j’ai eu de la veine. Le commissaire Paternel me connaissait à cause de mes antécédents génétiques et il savait que j’étais de la plus vieille dynastie du règne.
— Écoutez, Pahlevi, ça suffit vos trucs contestataires. Les provocations gauchistes, on n’en veut pas ici. Cahors est une ville tranquille. Allez faire ça chez les dingues à Paris, Pahlevi.
— C’est Pavlowitch, ce n’est pas Pahlevi, lui dis-je avec beaucoup de dignité. Pahlevi Reza, c’est le Shah d’Iran. C’est pas moi.
Il rosit.
— Je sais parfaitement qui est le Shah d’Iran et qui ne l’est pas, dit le commissaire Paternel en roulant les r. Ne vous prenez pas, parce que les insultes à un chef d’État étranger, ça peut vous coûter cher, Pahlevi.
— C’est Pavlowitch ! hurlai-je faiblement, car je ne suis pas tellement sûr moi-même à force d’être ici et là, de me faire tuer, de me faire torturer et de me faire fusiller. N’insinuez pas ! C’est Pavlowitch, c’est pas Pahlevi ! Pahlevi, c’est le Shah d’Iran et le Shah d’Iran, c’est pas moi !
— J’ai jamais dit que vous étiez le Shah d’Iran, bordel de merde ! brailla-t-il, c’est vous qui l’avez jeté sur le tapis !
— Je ne suis pas le Shah d’Iran et vos insultes et vos tapis persans, je les méprise ! Je suis pas le Shah d’Iran, j’en suis sûr, c’est la même chose que je suis ! Pahlevi, c’est lui ! Je suis pas le Shah d’Iran, j’ai rien fait, j’y suis pour rien ! je ne suis pas le Shah d’Iran !
Ils m’ont accordé dix jours à la clinique, logé, blanchi, nourri, branlé, aux frais de la Sécurité sociale parce que c’était indéniable que je n’étais pas le Shah d’Iran, avec sifflets qui parlent, flics qui se déversent et python à l’appui.
Hélène – il faut changer de nom tout le temps si on ne veut pas se laisser constater – a pu s’arranger elle aussi pour me rejoindre, en se promenant dans les rues de Cahors vêtue en Princesse, le regard perdu dans le lointain, une viole à la main. Son oncle connaissait un conseiller municipal de gauche et quand celui-ci a vu une princesse du Moyen Âge qui se promenait dans les rues de Cahors une viole à la main et regardait l’avenir au fond des yeux, il a tout de suite compris qu’il s’agissait d’une haute personnalité politique qui annonçait le changement. Il lui a fait une fleur, car on ne sait jamais, et il a mis Agnès à la clinique avec beaucoup de discrétion.