J’ai oublié de vous dire qu’Alyette est très belle, mais je sais que je ne suis pas maître de mon imagination et qu’il m’arrive de voir de la beauté là où les autres ne voient que des formes physiques. Je m’efforce de le cacher, car j’éprouve une angoisse compréhensible face aux exigences de la laideur.
Nous avons un banc préféré dans le parc du château et les personnes préposées nous laissent tranquilles. À partir du moment où vous êtes déclaré dingue, on a pour vous de la bienveillance, parce que ce n’est pas politique.
Il n’y avait qu’un ennui : le python m’avait suivi à la clinique. La nuit, il s’enroulait autour de moi affectueusement et j’avais des étouffements. J’ai dû l’écrire pour m’en débarrasser. Gros-Câlin fut mon premier effort d’auto thérapie. C’est le self-service, comme 011 dit lorsqu’on peut se servir soi-même. Dès les premières pages, mon python a commencé à s’effacer et quand j’ai fini le livre, il avait disparu complètement.
Il me fallait à présent un autre sujet pour me défendre et évacuer. Or, comme chacun sait, il y a crise de sujets. Ce n’est pas qu’il en manque, grâce à Dieu, mais la plupart ont déjà été traités. Il y en a aussi dont je ne voulais à aucun prix, parce qu’ils infectent. Je ne parle même pas du Chili, comment s’en débarrasser par un roman. Ils ont de très bons écrivains en Amérique du Sud, ils s’en occupent. Il y avait les six millions de Juifs exterminés mais c’était déjà fait. Il y avait les camps soviétiques, l’archipel Goulag, mais il fallait éviter la facilité. Il y a eu la guerre du Bangladesh, avec deux cent mille femmes violées, ce qui aurait permis au livre d’avoir un petit côté sexy légitime, mais ce n’était plus d’actualité, ça s’est passé trop vite. Il y avait la condition des Noirs américains, mais les écrivains noirs américains se foutent en rogne quand on leur vole leurs sujets. Il y avait les famines, la corruption, les massacres, le déshonneur et la folie en Afrique, mais on ne peut pas en parler, parce que ce serait raciste. Il y avait les droits de l’homme un peu partout, mais ça faisait rigoler. Il y avait l’arme nucléaire, mais c’était la seule chose que l’URSS, les États-Unis, la Chine et la France ont de commun et je ne pouvais quand même pas écrire contre la fraternité, il faut de l’espoir. Il y avait les Tziganes génocidés, dont on avait peu parlé, mais la documentation avait disparu dans les chambres à gaz. Il y avait l’ONU, mais c’était quand même trop dégueulasse. Il y avait la liberté mais René Clair en avait déjà fait un film comique. Il y avait des océans d’angoisse, de sang et d’horreur partout, mais des milliers d’écrivains étaient déjà dessus. Il y avait évidemment le silence, mais il n’y a pas plus coupable.
J’avais besoin d’un sujet original.
C’est là que j’ai eu pour la première fois l’idée de La Vie devant soi. Ma mère était morte ici même à Cahors dans ce même hôpital, une lente sclérose cérébrale avec allers-retours de conscience, en trois ans.
C’était un sujet en or. C’était un sujet à moi. C’était un sujet original.
J’ai fait une crise de dépression, avec refus d’obéissance. Mais ça sert à rien, les refus d’obéissance, quand on est un authentique écrivain. Tonton Macoute est un authentique écrivain et il avait tiré de sa mère tout ce qu’il pouvait.
— Comment s’en débarrasser ? Ne plus y penser ? Oublier ?
— Fais-en un livre.
— Alyette, Alyette, tais-toi… Je sais.
Elle m’a souri tendrement comme dans les romans à l’eau de rose et m’a serré la main sans aucune pudeur littéraire.
— Je ne peux pas faire ça. Et puis, ils comprendront que je suis héréditaire.
— C’est difficile, je sais. Quand j’ai fini ma licence de lettres j’ai voulu écrire, moi aussi. Je n’ai pas osé. Je voulais parler de choses vraies. Mais les choses vraies, tu sais bien, on n’y a plus droit. C’est tabou. L’amour, l’enfant, la mère, le cœur… enfin, l’organe populaire, je veux dire, ça fait plouc. C’est mélo, misérabilisme, sensiblerie, sentiments, médiocrité, ce n’est pas de la littérature, quoi. Et ce n’est pas nouveau. C’est permanent, et le permanent, c’est réac, parce que ça ne veut pas changer. Ce n’est pas original, ça ne fait pas défricheur de terres vierges.
— Bouffer de la merde, ce n’est pas non plus l’avant-garde.
— Et puis je me suis aperçue que les choses vraies, on ne peut même plus les imaginer. Pour les retrouver, pour arriver jusqu’à elles, il faut franchir des barrages culturels inouïs, se livrer à de véritables fouilles archéologiques et après, on est traité de réac, parce que ce qui est permanent ne change pas : le permanent, c’est rétrograde. Je n’avais pas assez d’imagination pour retrouver les choses vraies, Jeannot Lapin. Elles ont été enterrées par les mensonges sous un fatras pseudo-pseudo fait de leurs propres ruines. Donc, tu peux y aller. Plus tu seras sincère, et plus on t’applaudira comme bidon. Plus tu diras la vérité, et plus tu la cacheras, Jeannot Lapin. Vas-y. Écris. Publie. Tu ne risqueras pas d’être découvert. Ta mère et ton frère pourront dormir tranquilles.
— J’ai peur.
— S’ils te dénichent, tu pourras toujours revenir à l’hôpital. Je t’attendrai. Ils diront : « Vous ne vous êtes pas aperçue que c’est un psychopathe ? ».
— J’ai peur.
— C’est seulement encore une chose vraie, la peur.
— Ils vont être impitoyables. Ils vont être méprisants, moqueurs. Je vais être haï, vomi. Je ne te parle pas des massacres, des camps de torture, Alyette. Ça, ils comprennent, ils sont habitués, c’est le quotidien familier. Mais tu ne sais pas tout, je ne te l’ai pas dit… Quand j’avais quatre ans, j’ai tué un petit chat. Ce n’est pas Pinochet ou les seins coupés des femmes à Beyrouth, ça, ils comprennent. C’est le petit chat. Ça, ils ne pardonneront jamais.
— Bon, mais tu n’es quand même pas obligé de tout dire.
— Et s’ils s’aperçoivent que je suis normal ?
Pour la première fois depuis que le ciel existait il y eut dans ses yeux un éclair de colère.
— Ne dis pas de bêtises. Si tu étais normal, je ne serais pas là, à tes côtés. Si tu étais normal, je te cracherais à la figure.
— Quand est-ce qu’on pourra refaire l’amour ?
— C’est difficile, Jeannot Lapin. Les grands psychotiques de notre type n’ont plus de sexualité. Ça éveillerait la méfiance. Mais je te promets de m’arranger pour que mon état s’améliore rapidement… On se retrouvera dehors.
Elle me regarda gravement.
— Évidemment, il faudra que quelqu’un nourrisse mes licornes, pendant mon absence. J’en ai cent, maintenant.
— Il vaut mieux que tu ne leur parles pas de tes licornes.
— Oh non, ça ira. J’ai expliqué au docteur qu’il y avait une licorne sur notre tapisserie de Bayeux à la maison, quand j’étais petite. Elle m’a suivie. Il était très content. Il a interprété ça comme une conduite régressive : le refus de sortir de l’enfance.
Je dis fermement :
— Il vaut mieux que tu ne leur parles pas de tes licornes, Alyette.
— Mais pourquoi ?
— Ça me fout le cafard. C’est un animal mythologique. Comme l’homme. Je ne peux pas supporter cette idée. Ça me rend dingue.
— Attention, voilà Jérémie…
Jérémie était un infirmier sympa, un ancien joueur de rugby de Montpellier qui pesait quatre-vingt-dix kilos de muscles, mais il était très doux et avait besoin de fragiles autour de lui pour se sentir un peu plus fort.
— On lui fait la truite ?
— D’accord.
Le coup de la truite est classique chez les fous, il ne rate jamais et les gardes en ont horreur.
— Salut, Jérémie.
— Bonjour les amis. Venez déjeuner.
J’ai pris Alyette par la main. Nous avons fait quelques pas et puis elle s’est arrêtée et a levé la main, me montrant quelque chose au sommet d’un arbre.
— Tiens, une truite.
— Où ça ?
— Là-bas, sur l’arbre…
Jérémie prit un air de martyr.
Je dis :
— Comment veux-tu qu’une truite se trouve sur un arbre, Alyette ?
Elle haussa les épaules.
— Oh, elle est dingue…
— Bon, bon, ça va, dit Jérémie. J’ai une mauvaise nouvelle. On parle de vous laisser rentrer chez vous.
Je pâlis.
— Chez moi ?
— Non, non, pas à l’intérieur. Mais chez vous, quoi. Physiquement.
— Chez nous ? Qu’est-ce que ça veut dire, chez nous ? Où c’est, chez nous ?
— Ça, personne n’en sait rien, mais au moins c’est la même chose pour tout le monde.
Alyette est allée chez sa sœur et moi à Paris, chez Tonton Macoute.
Il me loge au sixième dans une chambre de bonne sans ascenseur. Je vous ai déjà dit que Tonton Macoute a été tué à la guerre et que depuis, il s’est bien débrouillé. Mais il faut reconnaître pour être juste que les villes sont pleines de gens qui ont été tués mais qui se sont arrangés pour vivre.
Vous me trouverez peut-être haineux mais j’ai tellement aimé et je continue même à aimer tellement que je suis obligé de me défendre. C’est l’amour fou.