Chapitre X

Krisantem avait laissé la porte de la cabine entrouverte, afin de pouvoir surveiller le hall du Hilton.

— Dépêchez-vous, dit-il à voix basse. Il va descendre. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Vous allez retourner au bateau ?

— Je ne sais pas. Il ne me prévient qu’au dernier moment. Et je ne peux rien faire, de toute façon.

— Je rappellerai ce soir.

L’autre avait raccroché. Furieux, Krisantem sortit de la cabine pour se heurter à Malko.

— Un autre client ? interrogea poliment l’Autrichien. N’oubliez pas que je vous ai retenu.

Sous le regard des yeux dorés, Krisantem n’en menait pas large.

— Non, seulement un ami.

— J’ai besoin de vous. Il faut que vous me trouviez un bateau à louer.

— Quel genre ?

— A moteur. Nous allons faire un tour sur le Bosphore.

— C’est facile. Je connais un type qui en loue. C’est près de l’embarcadère du bac. Mais ça va vous coûter cher.

— Aucune importance. Ah, à propos, je veux vous présenter deux de mes amis qui travaillent avec moi : Milton Brabeck et Chris Jones. Voici Elko Krisantem.

Elko n’eut pas envie de leur demander en quoi consistait leur travail. C’étaient les deux types qui étaient venus le soir précédent le voir chez lui… Debout, derrière Malko, leur chapeau vissé sur la tête, ils regardaient Krisantem avec l’air affectueux d’un matou qui va croquer une souris blanche.

— Salut ! firent-ils de concert. On s’est déjà vu.

La conversation s’arrêta là. Pensif, Krisantem ouvrit les portières de la Buick. La dernière fois, il avait fidèlement rapporté à Doneshka la balade de Malko autour du pétrolier. L’autre avait alors ordonné :

— Prévenez-moi immédiatement s’il y retourne.

Il aurait bien voulu, Krisantem. Mais il avait l’impression – et il ne se trompait pas – que les gorilles attendaient un geste insolite de sa part pour le mettre en pièces…

Une heure plus tard, ils étaient tous à bord d’un canot en plastique équipé d’un vieil Evinrude de 35 chevaux, et qui parvenait tout juste à remonter le courant du Bosphore. Il leur fallut près de trois quarts d’heure pour arriver jusqu’au pétrolier. Les yeux fermés, Malko rêvait. Nancy, la jeune Américaine, était bien agréable. Il avait dîné avec elle la veille. Elle était venue à Istanbul, espérant faire un reportage sur le Memphis. Mais ce n’était pas facile.

Malko avait promis de l’aider.

Il l’avait déjà emmenée au Kervansaray, la boîte voisine du Hilton. À cause de Leila, il n’avait pas osé aller au roof, le cabaret qui se trouvait au dixième étage de l’hôtel.

Mais Nancy était ravie. Elle trouvait Malko terriblement romantique. Même lorsqu’il lui caressa doucement la jambe sous la table. Elle dansait, comme toutes les Américaines, joue à joue, avec une pression de tout son corps. Comme elle était de la même taille que Malko, ce n’était pas désagréable.

Malko l’avait ensuite accompagnée jusqu’à sa chambre. Avant de le quitter, c’est elle qui l’avait embrassé. Son baiser était doux et chaud. Il la serra un peu plus. Elle répondit. Son corps s’appuya contre le sien et elle lui griffa la nuque.

Ce fut tout.

— Nous avons tout le temps, avait-elle murmuré avant de fermer la porte au nez de Malko.

N’empêche qu’aujourd’hui il y pensait. La volcanique Leila passait aussitôt au second plan.

On approchait. Malko épousseta son impeccable costume gris. Il avait horreur d’être négligé. Krisantem ralentit le moteur. La silhouette du pétrolier échoué paraissait énorme. Ballotté par les sillages de tous les bateaux, le canot était terriblement instable. Heureusement, à cet endroit-là, le Bosphore s’élargit en une sorte de lac, ils étaient ainsi à l’écart du gros trafic. Les trois cargos grecs n’avaient pas bougé. Un peu plus loin, la raffinerie brillait de toutes ses cuves sous le soleil.

Krisantem coupa les gaz. Le canot n’était qu’à quelques mètres du pétrolier. Les gorilles n’en menaient pas large. Avec l’artillerie qu’ils avaient sur eux, ils auraient coulé à pic…

— Faites le tour du bateau, ordonna Malko.

Aucune échelle ne permettait d’escalader la muraille du bateau qui fascinait Malko par ses superstructures et sa coque morte. Quelque chose lui disait que ce qu’il cherchait se trouvait là.

Mais quel rapport établir entre cette vieille carcasse abandonnée et le sous-marin de la mer de Marmara ? Aucun signe de vie n’apparaissait.

— Il y a longtemps qu’on a essayé de le renflouer ? demanda Malko.

— Oh oui ! plusieurs mois.

On avait dû draguer des centaines de milliers de mètres cubes de terre. La tache claire sur la berge avait près de cinq cents mètres de long.

Curieux qu’ils n’y aient pas réussi. Le pétrolier ne semblait pas profondément enfoncé dans le Bosphore. A moins qu’il n’y ait un rocher… Tout cela chiffonnait Malko. Les trois autres se taisaient. À part Krisantem, ils se demandaient pourquoi Malko s’intéressait tant à l’Arkhangelsk.

D’autres se posaient la même question un peu plus loin. Une vieille Taunus était arrêtée derrière un rideau d’arbres, sur la rive asiatique. Il y avait trois hommes à l’intérieur. Le canon d’un fusil mitrailleur dépassait de la glace avant gauche. Il était pointé sur l’Arkhangelsk.

— S’ils montent, je tire ? interrogea le servant de l’arme.

— Oui.

Il manœuvra la culasse et engagea un chargeur. Le canot à moteur s’encadrait dans l’œilleton. Mais ses occupants ne se décidaient pas à prendre le pétrolier d’assaut.

Malko cherchait désespérément ce qui pouvait le mettre sur la voie. Mais tout semblait normal. Il fit approcher le canot du pétrolier à le toucher, passa la main sur la tôle sale, humide, où adhéraient encore des écailles de peinture. Il crut que sa main allait passer au travers de la rouille qui avait profondément attaqué le métal. Bizarre pour un bateau qu’on venait d’essayer de renflouer.

Soudain, il eut l’illumination.

— Éloignez-vous ordonna-t-il à Krisantem. Jusqu’au milieu du Bosphore.

Il ne quittait plus l’Arkhangelsk des yeux. Dans quelques secondes, il allait être sûr. La silhouette du pétrolier se découvrait maintenant très nettement de profil. L’incendie n’avait pas trop déformé les superstructures.

Malko ferma les yeux. Il était en train de feuilleter dans sa mémoire un petit livre qu’il avait lu deux ans auparavant : l’annuaire Jane’s, manuel de toutes les flottes du monde. Il y avait plusieurs centaines de navires répertoriés, chacun avec ses caractéristiques et sa silhouette, en ombre chinoise.

Les navires défilaient dans la tête de Malko comme s’il les avait vus hier. La tension lui faisait plisser le front. Son cerveau fonctionnait comme une IBM bien huilée.

Et ça ne collait pas.

La silhouette de l’Arkhangelsk, pétrolier russe de 120.000 tonneaux qu’il avait en tête ne correspondait pas à ce qu’il avait devant les yeux. Le bateau échoué était beaucoup plus petit et ses superstructures étaient très différentes.

L’autre était doté d’une dunette placée à l’arrière, alors que celui-ci possédait une espèce de dunette qui couvrait jusqu’au milieu du pont. Le pétrolier qu’on appelait l’Arkhangelsk n’était pas l’Arkhangelsk… Et ça, ça voulait certainement dire quelque chose. On ne débaptise pas un navire pour le plaisir.

Malko abandonna provisoirement ses méditations. Un bateau chargé de touristes avait failli faire chavirer le canot. Verdâtres, les gorilles mangeaient des yeux Krisantem qui tirait sur la ficelle du moteur pour le remettre en marche. Il y arriva à temps, évitant de justesse d’être coupé en deux par un remorqueur ventru dont l’équipage les couvrit d’injures.

Le Bosphore était un peu trop fréquenté pour se livrer à ce genre de sport. Mais Malko avait l’air satisfait. Époussetant un grain de poussière invisible sur son costume impeccable il sourit largement.

— Allez, on rentre.

Les yeux jaunes pétillaient et les trois autres se demandaient ce qui pouvait bien l’avoir mis en joie.

De l’hôtel, où Leila l’attendait dans sa chambre, il téléphona au consul.

— Avez-vous un exemplaire du Jane’s 1969 ?

— Oui, je crois, répondit le diplomate.

— Alors, je viens vous voir.

Dix minutes plus tard, Malko buvait un whisky dans la bibliothèque du consul. Sur ses genoux, il y avait l’épais volume. Il le feuilleta et arriva à la description de l’Arkhangelsk.

C’était bien la silhouette dont il se souvenait. Il avait raison, le pétrolier échoué était un navire inconnu que les Russes avaient voulu faire passer pour l’Arkhangelsk. Il expliqua rapidement l’histoire au diplomate qui tomba des nues.

— Mais pourquoi ?

— Je n’en sais rien.

— Vous croyez que cela a un rapport avec le Memphis ?

— Peut-être pas. Mais c’est le seul indice que je possède pour le moment. Et j’ai appris que les Russes ne font jamais rien au hasard. Il y a une raison et une raison importante pour que l’Arkhangelsk ne soit pas l’Arkhangelsk.

— Mais alors, où est le vrai ?

— Il doit naviguer sous un autre nom. À moins qu’il ne soit au fond de la mer pour plus de sécurité. Bon, pouvez-vous me rendre un service ?

— Certainement.

— Je voudrais savoir le nom de l’entreprise qui a tenté de renflouer l’Arkhangelsk – il n’y a qu’à continuer à l’appeler comme ça – et les circonstances exactes de l’accident.

— Bon, je vais demander au colonel Kemal.

— Non.

Malko s’était levé et avait refermé le livre. Il s’approcha du consul.

— Il ne faut pas que les Turcs se doutent que je m’intéresse à ce bateau. Tenez, dites par exemple qu’un navire de la VIe flotte a des avaries et téléphonez à une boîte qui s’occupe de renflouer les bateaux. En les questionnant habilement, vous pouvez savoir le nom de ceux qui ont renfloué le russe.

— Bien, je vous appellerai demain. Voulez-vous rester pour dîner ?

— Non. Merci. J’ai du travail et un petit problème à résoudre.

Le problème, c’était que Malko avait rendez-vous à la même heure dans le hall du Hilton avec Leila et avec un ravissant mannequin sud-africain, Ann. Il avait rencontré Ann à la réception en quittant l’hôtel. Et les yeux d’Ann avaient fait leur effet.

Il demanda à Krisantem :

— Vous connaissez un bon restaurant avec des attractions, de la musique ?

Le Turc hésita.

— Il y a le Mogambo. Mais c’est très cher.

— Aucune importance. Va pour le Mogambo.

Les deux filles étaient au bar quand il entra. Leila moulée dans une jupe noire et un pull-over qui soulignait très précisément ses formes, en sorte que le service de l’hôtel s’en trouvait ralenti. De son tabouret, Ann la contemplait avec un mélange de dédain et d’envie. Son tailleur rose était beaucoup moins révélateur. Son instinct de femelle reprit le dessus. Tout en mettant des lunettes teintées pour faire sérieux, elle croisa négligemment les jambes. Très haut.

Si haut que le Turc qui se trouvait en face d’elle commanda royalement de nouvelles consommations pour toute sa famille.

A ce moment Malko entrait dans le bar. Leila ne lui laissa pas même le temps d’un choix. Elle se leva et vint onduler devant lui, à la manière d’une chatte heureuse de retrouver son maître. Par-dessus son épaule, Malko fit un sourire gracieux à Ann.

Elle le lui rendit, un peu pincé. L’Autrichien contourna Leila pour aller s’emparer de la main d’Ann et y déposa un baiser appuyé.

La tension électrique aurait pu sûrement faire briller le lustre. Leila, toutes griffes dehors, se préparait à bondir.

— Je te présente Ann Villers, la femme d’un de mes très bons amis, se hâta de dire Malko.

Désamorcée, Leila consentit à une légère inclination de tête, sans toutefois désarmer.

— Où allons-nous dîner, chéri ? roucoula-t-elle en prenant le bras de Malko.

— N’importe quel endroit sera merveilleux avec deux aussi jolies femmes, répliqua Malko, les yeux au plafond.

Il y eut encore quelques secondes difficiles à passer. Leila se demandait si elle allait planter ses griffes dans les yeux de Malko ou dans les cheveux de sa rivale. Son hésitation sauva la situation, Malko se pencha vers elle et murmura :

— Pardonne-moi. J’aurais aimé t’avoir pour moi seul, mais je ne peux pas faire autrement.

Pendant que Leila digérait le compliment, il glissa à Ann :

— De toute façon, elle nous quittera à onze heures pour son numéro.

Heureuses, les deux femmes quittèrent le bar aux bras de Malko. Par bonheur, la porte était large, aussi ils passèrent tous les trois de front. Dans la Buick, Malko laissa traîner ses mains un peu partout, au gré des cahots. Les deux parfums se mariaient très bien.

Malko était heureux. Il avait le sentiment d’être sur la bonne voie. Ce bateau maquillé cachait un mystère… Le tout était de le découvrir, avant que les autres ne s’aperçoivent qu’il devenait dangereux…

Lorsqu’ils arrivèrent le restaurant était plein, mais grâce à Krisantem ils eurent une très bonne table près de la piste. Et on les emmena tout de suite choisir dans une énorme glacière les poissons qu’ils voulaient manger.

Discrètement, Krisantem disparut, promettant qu’il serait dans la Buick une heure plus tard. Malko le suivit des yeux, pensif. Malheureusement, il ne put que le suivre des yeux… Sinon, il aurait vu le Turc entrer dans un petit café à deux pas de là et demander à téléphoner. Son interlocuteur décrocha tout de suite.

— Il veut retourner au bateau demain, dit très vite Krisantem.

Il y eut quelques secondes de silence à l’autre bout du fil. Puis la voix que Krisantem connaissait bien fit :

— Bien, nous allons prendre nos dispositions.

— Eh ! cria presque Krisantem. Pas ce soir. Il se douterait…

L’autre avait raccroché.

Pas tranquille du tout, Krisantem alla s’attabler mélancoliquement au fond du café, devant des poulpes au raisin et du yoghourt.

Il avait mauvaise conscience. Cet homme aux yeux d’or qui faisait si bien la cour aux femmes lui était sympathique.


Au Mogambo, Malko nageait dans le bonheur. Leila tenait sa main droite, comme un tigre tient un os avant de le broyer et il avait sournoisement enroulé sa jambe autour de celle d’Ann qui baissait pudiquement les yeux, mais s’était tordue sur sa chaise pour faciliter la coupable manœuvre de Malko.

Le restaurant était surtout fréquenté par des Turcs. Les tables de bois ornées de nappes en papier étaient très simples, mais en revanche les murs croulaient sous de hideux chromos représentant le Bosphore sous tous les angles, de jour et de nuit. La nourriture était bonne. Le poisson du moins.

On avait servi à Malko, en guise de hors-d’œuvre une crème blanchâtre dénommée tarama, qui sentait le caviar pourri. Leila avala les trois portions.

Au dessert, il leur fallut subir les attractions. Jusque-là, l’orchestre dissimulé derrière une tenture avait joué en sourdine des airs qui étaient tous des variantes des Enfants du Pirée. Il se déchaîna pour accompagner une danseuse « orientale » dont les bourrelets firent ricaner Leila. Mais au moment où elle faisait trembler sa graisse devant leur table, Ann se pencha gentiment vers Leila et susurra :

— Il faudra que je vienne vous voir aussi.

Leila se contenta de murmurer en turc que si Ann se foutait à poil, elle viderait la salle en cinq minutes.

Ce qui, manifestement, était faux étant donné l’intérêt que portait la main gauche de Malko à la jambe de la jeune Sud-Africaine.

La danseuse s’esquiva et laissa la place à des danseurs d’Anatolie coiffés de curieux bonnets de laine multicolores. Ils se croisaient avec une précision stupéfiante et dansaient au rythme d’une musique aigrelette. Finalement, ils s’empoignèrent et se mirent à tourner comme des derviches.

Absorbé par le spectacle, Malko n’avait pas vu entrer un gros homme au crâne chauve comme une boule de billard, vêtu d’un costume bleu et d’une cravate jaune. Il s’accouda au bar et resta là entre les serveurs qui le bousculaient.

Les danseurs s’arrêtèrent. Alors, d’un pas tranquille, il se dirigea vers la table de Malko ; celui-ci, lorsqu’il le vit, n’était plus qu’à deux ou trois mètres de lui. Brusquement, en approchant de la table, le gros se mit à tituber et vint s’effondrer sur les genoux d’Ann. Avec un affreux ricanement il l’enlaça d’une main et, de l’autre, se mit à lui pétrir la poitrine d’une énorme patte velue aux ongles en deuil.

Ann hurla, d’une voix perçante qui couvrit les Enfants du Pirée. Elle tenta de se lever, mais le poids de l’homme l’immobilisait. De toutes ses forces, elle enfonça ses ongles dans sa joue.

La brute grogna et enfouit son visage dans le cou de la jeune fille.

De toutes ses forces, Malko poussa l’intrus. Il l’ébranla à peine. Alors il saisit la main qui s’accrochait à la chaise et attrapa un doigt. Vicieusement, il le ramena en arrière…

Le gros poussa un hurlement et sauta sur ses pieds. De sa main gauche, il balaya la table, couvrant Ann de débris d’assiettes. De la droite, il saisit Malko à la gorge et serra. L’Autrichien eut l’impression d’être pris dans un laminoir. Son regard croisa celui de l’autre et il réalisa qu’il n’avait pas affaire à un ivrogne.

Deux petits yeux méchants et très lucides le regardaient intensément.

Malko projeta son genou. L’autre le prit en plein dans le bas-ventre et recula avec un grognement, relâchant sa prise. Malko fit un bond en arrière et saisit une bouteille.

— Attention, il est dangereux !

C’était Leila qui avait crié.

Effectivement, le type s’avançait vers Malko, une lame courte et triangulaire à la main.

À la façon dont il tenait l’arme, l’Autrichien vit tout de suite qu’il avait affaire à un professionnel. Il essayait de frapper de bas en haut, vers le cœur. Avec la force du tueur, il allait être épingle comme un papillon.

Sa bouteille lui paraissait complètement inutile. S’il approchait, il était embroché.

Il recula, espérant prendre assez de champ pour s’enfuir. Pour une fois, il maudissait son habitude de n’être jamais armé. Si, au moins, ses gorilles étaient là…

Leila le sauva.

Comme une folle, elle sauta sur le Turc par-derrière, lui lacérant le visage de ses ongles, hurlant comme pour annoncer la fin du monde. Surpris, le type essaya de se débarrasser de cette panthère. Elle en profita pour planter ses dents dans son poignet comme un bouledogue.

Elle devait serrer fort car le couteau tomba. Du coup, les garçons qui regardaient le spectacle retrouvèrent leur courage et se ruèrent à la curée. L’agresseur disparut sous un amas de vestes blanches.

Mais c’était un dangereux. Il fonça vers le mur, y écrasa un paquet de ses adversaires et se redressa. Les survivants hésitèrent, le type aussi. Il aperçut le patron qui téléphonait fiévreusement. La police serait là dans cinq minutes. Il fonça vers la sortie. Un garçon qui tentait de le stopper s’en tira avec une mâchoire fracturée et l’inconnu disparut dans le noir. Personne ne se soucia de le poursuivre.

A la table, Malko consolait Ann. Elle avait une grosse tache bleue sur le cou et sa robe ressemblait à une nappe qui aurait beaucoup servi…

— Ça alors, ça alors, répétait Ann. Il aurait pu me tuer. Leila ricana :

— Vous vous en seriez tirée mieux que ça. Ces types-là ne sont pas difficiles…

— Vous, la putain…, commença Ann.

Malko rattrapa Leila de justesse. La bagarre l’avait déchaînée. Elle parlait déjà d’arracher le bout des seins d’Ann avec ses dents… Heureusement que la jeune Sud-Africaine ne comprenait pas le turc…

— Filons, dit Malko. Il y en a assez pour ce soir. Ils se levaient. Un garçon vint à ce moment présenter un papier plié à Malko, sur une soucoupe. L’addition.

Leila poussa un rugissement, s’empara du papier, en fit une boulette. Ses griffes rouges en avant, elle fonça sur le patron et se mit en devoir de lui faire manger l’addition. Du coup, le Turc protesta que c’était une joie d’inviter des gens aussi charmants et les supplia de revenir.

Malko sortit dignement poussant Ann, Leila protégeant ses arrières.

Krisantem était dans la Buick. Le retour fut silencieux. Arrivés au Hilton, Malko prit le bras d’Ann et demanda sa clef au portier. Le hall était désert.

— Je la mène jusqu’à sa chambre, dit-il à Leila. Elle le regarda d’un drôle d’air. A voix basse, elle lui murmura au moment où il poussait Ann dans l’ascenseur :

— Je t’attends dans ma chambre. Après mon numéro. Le type qui t’a attaqué, je le connais. Si tu veux savoir son nom, ne reste pas trop longtemps avec cette p…

La petite liftière en socquettes blanches, poilue comme un grognard, regarda avec surprise la marque bleue sur le cou d’Ann.

Dix minutes plus tard, Malko était chez Leila. Il n’avait pas été héroïque : Ann lui avait claqué la porte au nez.

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