Elko Krisantem avait beau être le tueur à gages le plus consciencieux d’Istanbul, il tirait le diable par la queue. Cette profession, qui en d’autres lieux, assure des revenus substantiels, permettait tout juste à Elko de ne pas mourir de faim. C’est que les Turcs sont fiers et combatifs. Aussi il avait été réduit à s’engager pour la Corée dans le bataillon turc de l’ONU. Partis 4.500, ils étaient revenus 900.
Après, cela avait été le marasme. Les complots politiques étant exclusivement montés par des militaires trop soucieux de la hiérarchie pour faire assassiner un colonel par un simple civil, Krisantem se rabattait sur les basses besognes de la police d’Istanbul.
Avec ses quelques sous, il s’était acheté une Buick 1961, et se louait avec sa voiture 200 livres par jour aux touristes américains du Hilton. Tout en attendant la belle affaire. Comme il parlait assez bien l’anglais, qu’il était extrêmement poli et courtois, qu’il avait promis au « bell-captain » de l’hôtel de lui couper les attributs sexuels avec un rasoir s’il dirigeait les bons clients vers un concurrent, il travaillait beaucoup.
Ce soir-là, il briquait sa Buick noire devant la porte de son petit pavillon lorsqu’une voiture stoppa près de lui.
Un homme grand et blond en descendit et lui adressa la parole :
— Vous êtes Elko Krisantem ?
C’était un étranger, mais il parlait parfaitement le turc.
— Oui, c’est moi.
Bizarre. Il n’avait pas une tête de « client ». Et il fallait bien connaître Istanbul pour se diriger dans ce quartier surplombant le Bosphore.
— Je veux vous parler. Je suis un ami de Ismet Inonu. Il m’avait parlé de vous… avant ses ennuis.
Un ange passa. Inonu avait été pendu trois mois auparavant. Pour espionnage au profit des Russes. Krisantem le connaissait bien. Ils avaient été en Corée ensemble. De temps en temps, Inonu lui refilait un « client » ou une petite affaire. Toujours très discret, il payait bien.
— Venez dans ma voiture, je vais vous expliquer l’affaire.
Ils s’assirent dans la Fiat 1100 de l’inconnu. Ce dernier lui parla durant dix minutes. Krisantem était songeur.
— C’est dangereux ce que vous me demandez. Il faut que je réfléchisse.
L’autre le coupa :
— D’accord. Je vous donne cinq minutes. Si vous acceptez, il faut que vous partiez dans une heure. 10.000 livres maintenant, le reste au retour.
Le cerveau de Krisantem travaillait à toute vitesse. Il voyait déjà très loin. Et c’était peut-être l’affaire de sa vie. Mais ce n’était pas du tout cuit. Il jeta un regard de côté à son interlocuteur. Ce dernier, le visage impénétrable, avait déjà tiré une liasse de sa poche.
— J’accepte, fit Krisantem. Je pars après le déjeuner. Et je ferai l’impossible pour réussir. Mais s’il y a un pépin ?
— On vous aidera à quitter le pays.
Perspective qui ne souriait pas tellement à Krisantem. La Russie, c’est beau, mais vu de loin. Il hocha la tête sans répondre. L’autre lui glissa la liasse de billets dans la main.
— Rendez-vous ici après-demain. Il faut que tout ait bien marché. S’il y a la moindre anicroche, vous téléphonez à la personne que vous verrez à Izmir. De la part de Doneshka.
Sans attendre la réponse, le Russe tourna la clé de contact. Enfouissant les billets dans sa poche, Krisantem descendit. Rentré chez lui, il lui fallut un quart d’heure pour boucler sa valise. A tout hasard, il avait mis dedans un vieux 9 mm espagnol qui lui venait d’un cousin spécialisé dans le pillage des cargos. Mais, personnellement, il préférait le lacet. C’est plus silencieux et ça ne coûte rien.
Il fit le plein à sa petite station habituelle, puis passa au Hilton pour prévenir son ami le concierge qu’il disparaissait deux jours. L’autre, dès qu’il le vit, accourut.
— Tu arrives bien. J’ai un Américain qui veut aller à Izmir tout de suite. Ça fait une demi-heure que je l’empêche de prendre une autre bagnole.
— À Izmir !
Il n’en croyait pas ses oreilles, Krisantem. C’était un coup à retrouver la foi de sa jeunesse. Car son autre client, aussi, l’envoyait à Izmir…
Le portier se méprit sur son air songeur.
— Tu peux pas ? Tu vas pas me laisser tomber ?
— Non, non, se hâta de dire Krisantem. Mais c’est fatigant.
— Il a de l’argent. Tiens, d’ailleurs, le voilà. L’Américain arrivait, portant lui-même sa valise, un Samsonite marron. Il était grand, vêtu d’un costume bleu, les cheveux très courts. Un visage carré et rose.
« Ça, c’est un militaire », pensa Krisantem.
Il y eut une courte discussion pour le prix. Le Turc demanda 1.000 livres. L’autre hésita à peine et dit « oui ».
C’est qu’il avait reçu l’ordre de ne pas trop discuter les prix du Turc. Krisantem avait une fiche curieuse et détaillée chez les Turcs. Ces derniers avaient aimablement communiqué son nom aux Américains pour les occasions comme celles-ci. C’est toujours pratique d’avoir sous la main un type prêt à donner un coup de main pour un truc pas trop légal.
Ainsi en arrivant au Hilton, Watson avait trouvé dans une enveloppe un mot laconique : « Pour aller à Izmir prendre comme chauffeur Elko Krisantem. Il peut vous servir. »
Krisantem lui ouvrit vivement la porte avec beaucoup de politesse et se mit derrière son volant. Cinq minutes plus tard, ils faisaient la queue devant le ferry-boat de l’avenue Mebosan, pour passer en Asie et prendre ensuite la route d’Ankara.
De temps en temps, Krisantem jetait un coup d’œil dans son rétroviseur. Son client paraissait tendu. Au lieu d’admirer la côte et les Iles du Prince, il jouait avec un stylo ou sa chevalière.
« C’est pas un touriste », pensa Krisantem.
Au début, il avait bien pensé à une coïncidence. Et être payé deux fois pour faire le même travail, c’est toujours agréable. Maintenant, il se demandait si c’en était vraiment une. Tout cela était bizarre.
Ils roulèrent toute la journée, pratiquement sans échanger une parole. Parfois, l’Américain demandait si c’était encore loin, et c’était tout.
La vieille Buick se comportait vaillamment en dépit d’un pare-brise fendu et d’amortisseurs inexistants.
Ils arrivèrent à Izmir à la tombée de la nuit. Il y faisait chaud et les rues fourmillaient de monde. Automatiquement, Krisantem s’arrêta devant l’hôtel Sedir qui lui ristournait sa commission.
— Allez manger quelque chose, lui dit l’Américain. Mais revenez vite. J’aurai peut-être besoin de vous ce soir.
Il était bien question de manger ! Le Turc fonça à l’adresse donnée par son premier employeur. On l’introduisit tout de suite dans une bibliothèque élégante où l’attendait un homme grand, distingué et assez hautain.
— Alors ?
— Alors quoi ? demanda Krisantem. J’arrive.
— Vous savez ce que vous avez à faire ?
— Oui, mais ça va être très difficile.
— Si c’était facile, nous n’aurions pas fait appel à vous. Souvenez-vous de ce que nous voulons. Il faut qu’il ne reste aucune trace du corps, que nous entrions en possession des papiers. Vous les remettrez à la personne que vous avez vue.
— Quand a lieu le transport ?
— Demain matin. C’est un fourgon mortuaire conduit par un seul homme. Pas armé. Et il ne se méfiera pas. Il partira du commissariat. Vous avez un plan ?
Krisantem hésita un peu.
— Oui, j’ai un plan. Mais je vais être obligé de – il hésita sur le mot – neutraliser le conducteur.
— Et alors, fit son interlocuteur, c’est un fourgon mortuaire.
Évidemment, c’était une façon de voir les choses. Étant donné la tournure que prenait la conversation, le Turc préféra ne pas parler de son Américain. Celui-là, il fallait s’en débarrasser au plus vite.
Il fila au commissariat. Garant sa voiture en face, il fit rapidement à pied le tour du pâté de maisons. Il n’y avait qu’une sortie, facile à surveiller. Juste à côté, se trouvait un petit café d’où s’échappaient des bribes de musique.
Remontant dans sa voiture, il retourna à l’hôtel. Son client était dans le hall et bondit de son fauteuil en le voyant.
— Venez vite, je suis pressé, lui dit-il.
— Mais les restaurants ferment tard ici, coupa Krisantem. J’en connais un très bon, à la sortie, sur le port. Ce sont les meilleurs homards d’Izmir.
— Je ne dîne pas au restaurant. Je veux visiter un peu la ville. Et, d’abord, je voudrais voir le commissariat.
Krisantem eut du mal à ne pas sursauter. Il regarda son client en coin. Ça changeait tout. Sale truc ! Ce n’était plus le moment de larguer l’autre dans la nature.
Pour la seconde fois, il fit le tour du commissariat. L’autre regardait de tous ses yeux. Krisantem se sentit pris d’un étrange malaise. Il y avait vraiment trop de gens qui s’intéressaient à la même chose.
— Conduisez-moi rue Serdar-Sodak, au numéro 7, ordonna l’Américain.
Dans l’enceinte du quartier résidentiel, c’était une grande maison entourée d’un parc. La Buick noire se rangea à côté d’une Oldsmobile dotée d’une plaque CD. On devait attendre un visiteur, car la porte s’ouvrit tout de suite.
Un homme attendait en effet.
— Watson ? demanda-t-il, en tendant la main au visiteur.
— Oui, monsieur le consul. À votre disposition.
— Venez dans mon bureau.
Watson s’assit dans un fauteuil, tandis que le diplomate se mettait à arpenter la pièce.
— Nous sommes dans une situation délicate, mon cher, commença-t-il. Je pense que nos gens d’Ankara vous ont envoyé ici parce que vous êtes un marin et que cette histoire vient de la mer. À la C.I.A…
— Mais je ne suis pas à la C.I.A., coupa Watson. Je devrais être au fond de l’eau en ce moment avec mon sous-marin. On m’a débarqué à Istanbul pour prêter main-forte aux gens que la C.I.A. va envoyer ici pour éclaircir l’histoire qui nous est arrivée.
Rapidement il raconta la disparition du Memphis. Quand il eut fini, le consul, à son tour, lui parla du cadavre.
— C’est un Russe. Il faut que nous récupérions ses papiers. Les Turcs ne veulent pas les donner par peur des complications. Il ne reste qu’un moyen : les voler. Vous êtes seul ?
— Oui, mais j’ai un chauffeur. Un type qui est prêt à se mouiller, paraît-il et qui parle anglais. Il pourrait peut-être m’aider.
— C’est risqué.
— Pas le choix. Nous n’avons que jusqu’à demain. Après, à Istanbul, ce sera trop tard. Et j’ai l’impression que ces papiers peuvent considérablement aider nos amis.
— Bon. Je vous souhaite bonne chance. Étant donné ma position, je ne peux pas faire grand-chose. Mais si vous avez un coup dur, je serai là.
Watson se leva. Le diplomate lui serra longuement la main et le raccompagna. Krisantem se précipita pour ouvrir la portière.
— Alors, où allons-nous dîner ? demanda l’Américain avec jovialité.
Ils se retrouvèrent dans un petit restaurant de pêcheurs où on mangeait généralement des crevettes. Toutefois le homard était sensationnel. L’Américain avait tenu à ce que Krisantem dîne avec lui. Comme dessert, on leur apporta une quantité de loukoum rose et écœurant. L’Américain en prit un et dit :
— Vous voulez gagner beaucoup d’argent ?
On ne demande jamais ça quand il s’agit d’un boulot honnête.
— C’est pour un grand voyage ? demanda bêtement Krisantem.
— Demain, je vais vous demander un service. Si vous acceptez, il y 5.000 livres pour vous.
— 5.000 livres ! C’est beaucoup d’argent.
— Il faut que vous m’aidiez à prendre quelque chose. Et que vous ne parliez jamais de cela à personne.
Krisantem réfléchissait dur. Watson prit cela pour de la peur. Il posa sa main sur le bras du Turc, se disant qu’on l’avait peut-être mal jugé.
— Vous être patriote ? Vous aimez votre pays ?
— Euh, oui, bien sûr, fit Krisantem surpris.
— Eh bien, vous allez travailler pour lui.
— Ah, bon…
— Allons-y. Demain matin il faut nous lever tôt.
Dans la voiture, en revenant à l’hôtel, Watson expliqua son plan. Le Turc se demandait s’il rêvait. Bien sûr ; l’argent rentrait à flots, mais il allait falloir vivre assez longtemps pour en profiter.
Il déposa Watson au Sedir et alla modestement coucher dans un petit hôtel à 20 livres la nuit.
La Buick était garée devant le commissariat. Le corbillard venait d’arriver. Il était à peine huit heures. Comme de bons touristes s’apprêtant à affronter une journée consacrée aux visites de musées, les deux hommes assis face au commissariat prenaient un café turc brûlant.
Dix minutes plus tard, quatre policiers apparurent porteurs d’une grande caisse qu’ils chargèrent aussitôt dans la Ford bringuebalante. Un chauffeur était à l’intérieur. Il sortit au bout de quelques minutes avec une grande enveloppe à la main.
Watson sursauta.
— Voilà !
— Quoi ? fit Krisantem, méfiant. Dans sa poche gauche, il avait son lacet et, dans la droite, le vieux pétard espagnol.
— Cette enveloppe. Il me la faut.
— Comment faire ?
— J’ai une idée. Démarrez et accrochez le corbillard. Vous descendez, et vous vous engueulez avec le type.
— Ah ! Et ma voiture ?
— Aucune importance, je vous dédommagerai. Bien. Allez, en avant.
Boudeur, Krisantem démarra. Le corbillard venait de décoller du trottoir. Le Turc se plaqua derrière lui. L’occasion vint à un feu rouge. Dans un grincement, le corbillard freina. Krisantem n’eut qu’à lever légèrement le pied du frein pour obtenir le résultat souhaité.
Dans un grand bruit de tôle, l’avant de la Buick enfonça la porte arrière du corbillard.
Vingt secondes après il y eut cinquante personnes autour des deux véhicules immobilisés au milieu de la chaussée. Derrière, un vieil autobus qui avait déjà dû faire quatre fois le tour de la terre, commença à klaxonner. Tous ses occupants s’étaient mis aux fenêtres et injuriaient copieusement les deux conducteurs.
Krisantem descendit dignement de sa Buick et interpella le chauffeur de la camionnette :
— Exécrable demeuré, pourquoi n’es-tu pas resté dans le ventre pourri de ta putain de mère au lieu de semer la discorde dans cette rue paisible ?
— Trash, fit l’autre, ce qui, en bon turc, signifie : « Va te faire sodomiser chez les Grecs. »
Commencée sous de pareils auspices, la conversation ne pouvait que bien se poursuivre. La réplique suivante fut un coup de pied de Krisantem qui rata de peu les parties vitales de l’autre. Un coup de tête dans le ventre de Krisantem accrocha mieux le dialogue. Les deux hommes roulèrent à terre, sous les applaudissements de la foule. Il y a peu de distractions à Izmir…
Watson était sorti par l’autre portière de la Buick. Il se glissa jusqu’à la cabine du corbillard. La portière n’était pas fermée de l’intérieur. Il ouvrit. L’enveloppe était posée bien en évidence sur la banquette.
Il jeta un coup d’œil derrière lui. Tous les badauds étaient agglutinés autour des deux chauffeurs. Il tendit la main et enfouit rapidement l’enveloppe dans la poche intérieure de sa veste. Puis, tranquillement, il alla se mêler à la foule.
Un flic moustachu et pas rasé, sanglé dans un uniforme couvert de taches et chiffonné, fendit paresseusement la foule. A sa vue, tous ceux qui n’avaient pas la conscience tranquille, se dispersèrent. Il ne resta que deux ou trois personnes autour des deux combattants. La vue de l’uniforme calma le chauffeur du corbillard. Décochant un dernier coup de pied au pauvre Krisantem, il se releva.
La discussion confuse qui suivit fut perdue en grande partie pour Watson. Et c’est dommage. Car l’assurance étant un luxe quasi inconnu en Turquie, chaque accident est réglé par celui qui reconnaît avoir eu tort. Et s’il n’a pas d’argent, il se met au service de la victime.
Il faut se méfier de ce procédé. Un diplomate chicanier se retrouva un jour ainsi encombré d’un cuisinier ne sachant préparer qu’un plat, mais doté en revanche de trois femmes et d’un nombre indéterminé d’enfants qui se trouvèrent à la charge de l’employeur.
Dans le cas présent. Krisantem s’en sortit élégamment. Tirant des billets chiffonnés de sa poche, il tendit à l’autre 300 livres. Du coup, les sourires refleurirent sur les lèvres. Le chauffeur du corbillard remonta dans sa cabine et s’éloigna.
Watson ne quittait pas des yeux le corbillard. Pourvu que l’autre ne s’aperçoive pas de la disparition de l’enveloppe. Au demeurant, on ne le soupçonnerait pas. Mais quand même…
Krisantem se glissa derrière son volant et démarra.
— Tournez à droite tout de suite, ordonna Watson.
— Ça m’a coûté une chemise et 600 livres, grommela le Turc. Vous avez l’enveloppe, au moins ?
L’Américain ignora la question, mais dit seulement :
— Il faut combien de temps pour retourner à Istanbul.
— Six heures environ.
— Alors, partons tout de suite. Je voudrais y être avant la fin de l’après-midi.
Ça n’allait plus du tout. Krisantem eut un frisson dans le dos. À vouloir courir deux lièvres à la fois, il s’était fichu dans un drôle de pétrin. Son premier employeur n’allait pas apprécier du tout cette complication.
Son argent risquait bien de ne lui servir qu’à se payer un cercueil avec des poignées en or… Soudain, il eut un éclair de génie.
— Je ne peux pas partir comme ça, protesta-t-il. Mon radiateur est abîmé. Il faut que je passe dans un garage.
— Il y en a pour combien de temps ?
— Deux heures au moins.
— Bon, allons-y.
Encore un sale truc. Krisantem prit sa voix la plus ennuyée :
— Il vaudrait mieux que vous alliez vous reposer à l’hôtel. S’ils voient un étranger avec moi, ils vont me faire payer plus cher.
— D’accord. Mais dépêchez-vous.
Krisantem eut un soupir intérieur. Pour le genre de réparation qu’il avait à effectuer, il valait mieux être seul… À peine eut-il déposé l’Américain à l’hôtel qu’il fonça vers la sortie de la ville. C’était risqué de laisser l’autre seul avec les papiers, mais il n’avait pas le choix. Il fallait au moins réussir une partie du travail.
Il dut se faufiler entre un incroyable magma de charrettes à âne, d’autobus antédiluviens, de camions russes tombant en morceaux, de piétons apathiques.
La sueur coulait sur son front. À la moindre pause, tout son plan était en l’air. Et lui n’avait plus qu’à prier Allah. Sous un coup d’accélérateur furieux, la vieille Buick trembla, bondit en avant, le compteur se stabilisa à 100. Impossible de la pousser davantage, et même à cette vitesse-là, c’était faire courir un cent mètres à un cardiaque.
Le paysage défilait autour de lui. Une campagne pauvre et plate, brûlée par le soleil. De temps en temps, un village pouilleux orné d’une pompe à essence « Turkayi ». Et toujours pas de corbillard en vue. Il fallait absolument qu’il le rattrape avant les collines. Il avait mal aux jointures à force de serrer son volant. Le soleil tapait en plein et la grosse voiture noire était semblable à une étuve.
Enfin, il l’aperçut et faillit même l’emboutir une seconde fois ! Mais involontairement. L’autre roulait tout doucement sur le bas-côté de la route, un bras pendant par la portière. Krisantem l’imagina abruti de chaleur et songeant à son macabre chargement.
Au loin, les montagnes bleuâtres dansaient sous la chaleur torride. La montée s’amorçait dix kilomètres plus loin. La route traversait un paysage sauvage et désolé, sans une habitation. Des pentes abruptes longeaient la route de chaque côté, sans un arbre. Le coin idéal pour une opération discrète.
Krisantem laissa partir l’autre devant. Il ne fallait pas qu’il le repère trop vite. Finalement, ce n’était pas une mauvaise chose l’incident du matin. Cela allait faciliter la prise de contact.
Le corbillard aborda la première pente. Krisantem comprit qu’il changeait de vitesse. Il y avait encore trois ou quatre kilomètres. Pas une voiture en vue. Il poussa un peu la Buick pour qu’elle se rapproche.
Revenu à une occupation qui lui était familière – tuer – il se sentait parfaitement à l’aise. Il vérifia que son vieux parabellum était enfoncé dans la banquette.
La route grimpa encore durant une dizaine de minutes. Puis apparut une longue section plate qui se terminait par une descente en lacet sur le village d’Ortakoï. Le paysage était désert et grandiose. Des rochers énormes et jaunâtres semblaient avoir été éparpillés par la main d’un géant. Pas un arbre, et le soleil.
Krisantem accéléra doucement. Au moment de dépasser le corbillard, il klaxonna plusieurs fois. Puis, passant son bras par la portière, il fit signe à l’autre de s’arrêter. Lui-même se rabattit très vite et stoppa, une centaine de mètres en avant, sur le bas-côté.
Aussitôt, il descendit de voiture et se posa sur la route, son sourire le plus engageant aux lèvres.
Le corbillard stoppa à cinquante centimètres de lui, dans un grincement de freins. Le conducteur n’avait pas l’air rassuré. « Il doit croire que je veux lui reprendre son fric », pensa Krisantem. S’approchant de la portière, il se hâta de le rassurer.
— Je roulais derrière quand j’ai vu de la fumée qui sortait de ta roue arrière droite. Tu dois avoir une mâchoire de freins qui bloque.
— Ah merde ! fit l’autre. Ça va être gai de démonter avec cette chaleur.
— Je vais te donner un coup de main, proposa Krisantem.
— Tu m’en veux pas pour ce matin ? Tu comprends, la bagnole n’est pas à moi. Mon patron m’aurait viré.
— Mais pas du tout, fit Krisantem, très grand seigneur. C’est mon client qui a payé. J’y ai même gagné.
— Ah bon, fit l’autre, soulagé. Ça m’étonnait aussi que tu aies marché aussi facilement.
Il descendit et s’étira. Sa chemise grise était trempée de sueur dans le dos. Il avait une bonne tête avec de grosses lèvres et des yeux proéminents de grenouille. Il alla à l’arrière, s’agenouilla avec un soupir et envoya le bras sous le véhicule.
Krisantem l’avait suivi. Silencieusement, il avait tiré son lacet de sa poche. Il regarda autour de lui. Aucune voiture ne venait, ni dans un sens, ni dans l’autre.
— C’est marrant, grogna le chauffeur, le tambour n’est pas chaud. Tu es sûr que c’est la roue droite ?
Brusquement, il eut l’impression qu’une lame de rasoir lui tranchait la gorge. Krisantem venait de passer rapidement le lacet autour de son cou. Et maintenant, il serrait, tenant bien en main les deux poignées. D’un coup de genou dans le dos, il empêcha sa victime de se relever. Celui-ci griffait sa propre gorge, tentant d’arracher le lacet qui s’enfonçait un peu plus à chaque seconde dans les chairs.
Sa vue se brouilla. Il ouvrit la bouche pour hurler, mais aucun son ne sortit. D’un coup de reins désespéré, il essaya de se relever. Mais sa tête heurta la caisse et il retomba étourdi.
Krisantem en profita. Il se laissa tomber de tout son poids sur l’autre, tout en continuant à serrer. Ainsi, au cas où une voiture passerait, ils auraient l’air de deux compagnons farfouillant dans une bagnole en panne. Le chauffeur eut encore quelques soubresauts, puis se tendit brusquement pour retomber, tout mou. Krisantem serra encore un bon coup pour être sûr, puis, avec précaution, enleva son lacet.
Il se releva, un peu essoufflé. Le soleil tapait de plus en plus. Par les pieds, il tira le cadavre de dessous la voiture. Rapidement il fouilla ses poches et en tira les billets qu’il lui avait donnés le matin. Pas de petits bénéfices.
Avec un « han » de peine, il chargea le corps sur son épaule et alla le jeter sur la banquette du corbillard. Le cadavre s’affala sur le volant. De loin, il avait l’air de faire la sieste.
Krisantem courut à sa voiture. Faisant marche arrière, il vint se garer juste devant l’autre. Il ouvrit son coffre. Les jerricans étaient là. À grand-peine, il sortit le premier et courut jusqu’à l’arrière du corbillard. La porte n’était pas fermée à clef. Mais il se recula d’un bond : l’odeur était épouvantable. Il regarda avec horreur la caisse posée sur le plancher. Ça devait couler comme du camembert…
Le couvercle n’était pas cloué. Il le souleva. La puanteur le fit verdir. Il se hâta de déboucher le jerrican et commença à en verser précautionneusement le contenu sur tout le corps, comme un cuisinier consciencieux arrosant un rôti.
L’odeur de l’essence lui parut aussi douce que celle des roses d’Ispahan, après le reste. Quand le jerrican fut vide, il sauta hors du corbillard et courut jusqu’à son coffre. Toujours rien en vue.
Il vida le second jerrican sur le corps du chauffeur et dans la cabine. Il en dégoulina partout. La banquette en absorba une bonne dizaine de litres. « Un bon barbecue », pensa Krisantem qui avait entendu parler de Mme Nhu[1].
Le troisième jerrican servit à arroser les pneus et la carrosserie. Mais le Turc ne vida pas tout. Manœuvrant, il se plaça derrière le corbillard. À l’endroit où il était arrêté, la route commençait à descendre très légèrement. La ligne droite se prolongeait une centaine de mètres et se terminait par un virage en épingle à cheveux, surplombant un ravin abrupt de plus de 200 mètres. Un coin dangereux.
En sueur, Krisantem remonta dans la Buick et démarra doucement. L’avant de la voiture vint s’encastrer dans l’arrière du corbillard. Le Turc accéléra ; le corbillard s’ébranla.
Ça collait. Krisantem arrêta son moteur. Il sortit et écouta attentivement. Aucun bruit de moteur. C’était l’heure où tous les routiers font la sieste.
Il attrapa le dernier jerrican et se mit à courir. C’était la partie la plus délicate, mais, hélas, indispensable. Au bout de cinquante mètres, il s’arrêta, déboucha le jerrican et répandit l’essence qui restait sur la chaussée. Puis, s’éloignant de quelques mètres, il craqua une boîte d’allumettes d’un coup et la jeta.
L’essence s’enflamma d’un seul coup avec un « vlouf » sinistre. La chaleur claqua le visage du Turc. Il avait une minute pour agir. Il revint en courant jusqu’à la Buick. Devant lui, l’essence brûlait avec une épaisse fumée noire.
La Buick démarra, poussant le corbillard. Krisantem jeta un coup d’œil dans son rétroviseur. Rien. Les deux véhicules prirent de la vitesse, l’un poussant l’autre. Il restait quarante mètres, trente mètres, vingt. Krisantem accéléra brusquement et freina à fond.
Il y eut un bruit de tôle et la Buick continua derrière le corbillard, accrochée par les pare-chocs. Krisantem sentit une sueur glacée dégouliner de ses omoplates.
L’essence brûlait à quinze mètres de là. Il allait griller comme un poulet. Inexorablement, le corbillard imbibé d’essence entraînait la Buick vers la nappe d’essence enflammée. Il restait dix mètres. Krisantem appuya de toutes ses forces sur l’accélérateur. Il y eut un horrible craquement de tôles. Alors, il freina à fond, arc-bouté sur son volant.
Le pare-chocs de la Buick céda. Le corbillard partit brusquement en avant. En sueur, le Turc le vit arriver sur l’essence, entendit un « plouf » sourd et il n’eut devant lui qu’une masse de flammes.
Transformé en brûlot, le corbillard dévalait la route de plus en plus vite. Il arriva dans le virage et continua tout droit, dans le ravin.
Krisantem mit la Buick en marche, jusqu’au virage. L’essence finissait de brûler sur la route. Il descendit, pour voir. Au bas du ravin, il y avait un véritable brasier. Une épaisse fumée noire s’élevait tout droit. La chaleur était telle qu’elle était sensible de la route. Il y eut deux explosions sourdes : deux pneus, puis une qui envoya à vingt mètres, tout l’arrière. C’était le réservoir d’essence.
On ne risquait pas de retrouver grand-chose. Krisantem sourit, soulagé. La moitié de son boulot était accomplie. Mais il restait encore une corvée désagréable…
Il fit faire demi-tour à la Buick et repartit sur Izmir. Au bas de la côte arriva un camion chargé de madriers qui montait à dix à l’heure. L’« accident » allait être découvert. En regardant sa montre, le Turc fut surpris de voir que toute l’affaire n’avait pas pris plus d’un quart d’heure.
Quand il s’arrêta devant l’hôtel, il avait le cœur battant. Si son client avait disparu avec l’enveloppe, il allait passer de difficiles moments. Il entra dans le hall. Il était là. Et bien là.
— Qu’est-ce que vous avez foutu ? rugit Watson en le voyant. Ça fait trois heures que je vous attends !
Servile, Krisantem bredouilla des explications techniques au sujet de son radiateur. Il n’avait plus qu’une chose à faire.
— Nous partons tout de suite, promit-il. Je dois seulement téléphoner à un ami.
Il s’éclipsa et courut à la cabine de l’hôtel. Il demanda le numéro de l’homme qu’il avait vu à son arrivée à Izmir. L’autre devait attendre près de l’appareil car il décrocha instantanément.
— C’est Krisantem, fit le Turc.
— Alors ?
— J’ai presque tout fini. Mais il y a un pépin.
— Quoi ! C’était plus un rugissement qu’autre chose. Succinctement, Krisantem expliqua l’intrusion de Watson dans l’histoire.
— Crétin, hurla l’autre. Pour quelques centaines de livres, vous risquez votre peau et la mienne ! Je devrais vous tuer sur place. Si cette enveloppe n’est pas reprise, je ne donnerai pas un kurus de votre peau, même si je dois vous étrangler moi-même.
— Mais…, coupa le Turc.
— Silence ! hurla son interlocuteur. Vous allez faire l’impossible pour récupérer cette enveloppe pendant le voyage.
— Oui, monsieur.
— Comment s’appelle ce type ?
— Watson, monsieur.
— Il habite le Hilton ?
— Oui.
— Je vais prévoir une solution de secours. Et je souhaite pour vous que tout se passe bien. Vous serez contacté ce soir à votre retour.
Il avait raccroché. Plutôt déprimé, le Turc alla retrouver son client. L’argent qui alourdissait sa poche revolver commençait à lui peser… Morose, il reprit son volant.
La route défilait, il chercha désespérément une idée. On allait arriver dans les collines. Un beau coin désert. Au point où il en était… Il ralentit imperceptiblement puis lâcha l’accélérateur. La Buick s’arrêta presque. Il redonna un coup d’accélérateur. La voiture fit un bond en avant.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda l’Américain.
— L’essence, je crois. Je vais être obligé de m’arrêter.
— Dépêchez-vous.
Krisantem rangea la Buick sur le bas-côté. Il sortit et ouvrit son capot. Il lui fallait attirer l’autre dehors, pour la suite, il avait son lacet… Après avoir fourragé quelques secondes dans le moteur, il se dirigea vers l’arrière, avec l’intention de demander un coup de main à son passager.
Sa phrase lui resta en travers du gosier. L’Américain était assis, un gros pistolet noir dans la main droite.
— Eh, qu’est-ce qui vous prend ? protesta le Turc. Watson montra son arme, un gros colt 45 automatique de l’armée.
— Je veux vous éviter des tentations. Le Turc sourit, crispé.
— Vous n’avez pas très confiance en moi.
— En personne, fit l’autre.
Pour la forme, Krisantem trafiqua encore dans son moteur quelques minutes, puis claqua le capot. Il fallait trouver autre chose. C’est une chose d’étrangler un homme par surprise, c’en est une autre de se trouver en face d’un pétard qui fait des trous comme le poing…
Les kilomètres passaient très vite. À l’endroit où avait basculé le corbillard, il n’y avait aucune trace de l’accident. De son volant, le Turc ne put rien apercevoir.
Quand il enfila l’avenue Bagdat-Caddesi, Krisantem n’avait encore rien trouvé. Il fallut attendre le ferry-boat une demi-heure. La nuit était tombée. De gros cargos descendaient lentement le Bosphore, évitant les Caïques et les innombrables barques. Ils passèrent la tour Toksim et prirent l’avenue Cumhuriyet. Le Hilton était en vue. Lentement, Krisantem vira à droite devant les taxis et prit l’allée qui conduisait à l’hôtel. En s’arrêtant sous le porche, il s’attendait presque à prendre une grenade dans la gueule.
Mais il n’y eut que le sourire en coin du portier.
— Attendez-moi, ordonna Watson. J’aurai peut-être encore besoin de vous.
Krisantem acquiesça avec empressement. L’Américain lui était devenu plus précieux que sa propre mère, une bien sainte femme, pourtant.
Watson prit sa clef. Il n’y avait aucun message. Il hésita un moment à confier la précieuse enveloppe au coffre, puis se dit qu’il était plus sûr de la garder. D’ailleurs, il avait bien l’intention de téléphoner tout de suite au correspondant de la C.I.A. à Istanbul pour demander des instructions.
L’ascenseur le déposa au huitième. Il eut un coup d’œil pour la photo de Leila, la danseuse du ventre du « Roof » dont la photo était placardée dans l’ascenseur. « Un truc à voir ce soir », pensa-t-il. Ça me détendra. Et puis, dans le Michigan, c’est un sport peu pratiqué.
L’épaisse moquette étouffait le bruit de ses pas. Il arriva devant sa chambre, le 807, mit la clef dans la serrure et entra.
Il n’eut pas le temps d’allumer. Quelque chose de lourd le frappa à la tempe. Il chancela et un second coup l’atteignit à la nuque. Comme une masse, il s’écroula dans la penderie, sans même pouvoir tirer son colt.