Chapitre VIII

Le bureau du consul des États-Unis à Istanbul était une grande pièce au sixième étage d’un building moderne de la Caddesi. Le consul lui-même avait tenu à ce que la pièce soit climatisée. L’été, à Istanbul, était brûlant, et il y avait de longs après-midi passés à palabrer avec les officiers turcs, toujours en train de mijoter un coup d’État.

Cette fois, la réunion avait un objet très grave.

— Messieurs, dit le consul, nous sommes en présence d’une des affaires les plus sérieuses depuis la guerre. Le State Department est sur les dents et le Président lui-même a demandé que l’affaire soit tirée au clair au plus vite. C’est une question vitale pour les U.S.A.

Il s’interrompit pour jeter un coup d’œil sur ses auditeurs. Les deux gars de la C.I.A. assis sur des chaises, leur chapeau sur les genoux, écoutaient, les yeux au plancher. Enfoncé dans un fauteuil de cuir, S.A.S. Malko Linge avait les yeux fermés. Il avait beaucoup de mal à se remettre de la soirée avec la danseuse. Et ce que disait le consul ne l’intéressait pas outre mesure.

Un colonel turc était debout, dans un coin. Deux dents proéminentes lui donnaient un sourire perpétuellement idiot, mais c’était un des as du contre-espionnage. Il s’appelait Kemal Liandhi et parlait anglais couramment.

L’amiral Cooper non plus n’avait pas voulu s’asseoir. Le visage creusé de fatigue, il allait et venait dans le bureau sous le regard un peu agacé du diplomate. Nerveusement, il demanda :

— Bon. Où en sommes-nous ? Le consul sourit tristement.

— Ce n’est pas brillant, amiral. Officiellement, voilà ce qui résume l’histoire : deux communiqués qui sont probablement aussi faux l’un que l’autre. Comme vous ne lisez pas le turc, je vais vous les traduire.

Et il leur montra deux articles découpés dans l’Hurrayet le grand quotidien d’Istanbul. Le premier occupait toute la première page.

Un sous-marin américain, porté disparu au cours des manœuvres de la VIe flotte, le Memphis, submersible atomique ultramoderne, a été victime d’un accident de plongée qui lui a fait dépasser sa profondeur expérimentale. Pas d’espoir qu’il y ait des survivants.

— Je vous passe les détails, dit le consul. Voilà autre chose qui nous intéresse ; il lut :

Le fourgon mortuaire transportant le corps d’un inconnu repêché à Izmir a été victime d’un accident entre Izmir et Istanbul. Pour une raison inconnue, le chauffeur a perdu le contrôle de son véhicule qui s’est écrasé au fond d’un ravin et a brûlé.

— Voilà, dit le consul. Nos deux points de départ. C’est maigre.

— Vous y croyez, vous, à l’accident ? aboya l’amiral. Le colonel Liandhi se retint de hausser les épaules.

— Evidemment non. Mais il ne reste aucune trace permettant de conclure à un meurtre. On ne peut pas faire une autopsie sur des cendres…

— Et l’autre ? Le repêché ?

— Brûlé aussi. Jusqu’à l’os. On a mis les deux cadavres dans une boîte à biscuits. Ça suffisait.

— Combien y avait-il d’essence dans le réservoir de la voiture ? demanda Chris Jones.

— 60 litres, 80 litres maximum. C’était une camionnette Ford, répondit le Turc.

L’autre secoua la tête.

— Pas assez pour brûler les corps comme ça. On a dû les arroser avant. Ils devaient être plusieurs.

— Et Watson ? interrogea l’amiral Cooper.

— Rien non plus. Personne à l’hôtel n’a rien vu ni entendu. Il est rentré à 6 heures et demie. Cinq minutes plus tard, il était mort. Et, bien entendu, les papiers ont disparu.

— Vous êtes sûrs qu’il les avait ?

— C’est ce qu’il avait dit à notre consul d’Izmir. Il lui a téléphoné après avoir réussi à les voler au chauffeur du corbillard. Il tenait à les ramener lui-même à Istanbul. Il se méfiait et il était armé. Et pourtant…

— On a dû le suivre.

— Et son chauffeur ? Le type qui l’a conduit à Izmir ? Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Nous avons été le voir, interrompit Chris. Il y a quelque chose de bizarre avec lui. D’abord, il avait un coup sur la tempe comme s’il avait pris un gnon. Et puis il avait l’air terrorisé. Ce gars-là n’a pas la conscience tranquille. Il est certainement mouillé d’une façon ou d’une autre. Il faudrait le surveiller.

— Si vous permettez, dit une voix douce, je vais l’engager comme chauffeur pour mon usage personnel.

Malko se réveillait. Il y eut un petit silence, puis le consul reprit :

— Maintenant, messieurs, je ne vous cache pas que nous n’avons jusqu’ici aucune preuve que les Russes soient mêlés à cette histoire ; et encore moins que cela ait quelque chose à voir avec la Turquie. Nos alliés sont sûrs, fît-il avec un coup d’œil en direction du colonel, et cette histoire de sous-marin passant sous le Bosphore me paraît de la plus haute fantaisie.

— Il allait bien quelque part, grogna Cooper.

— Peut-être tentait-il de vous égarer, suggéra le diplomate.

— Alors pourquoi le meurtre de Watson et l’incendie de la camionnette ?

— Coïncidences…

— Ça fait beaucoup de coïncidences. Je comprends que cela vous soit désagréable de soupçonner un pays allié et ami, mais nous devons tirer cette histoire au clair. M. Linge, ici présent, est venu spécialement des USA pour cela. Il parle le turc et a carte blanche.

Malko inclina la tête et parla, avec déférence. Cooper était un des plus brillants officiers de l’U.S. Navy.

— Amiral, je crois savoir que tous vos sous-marins ont des dispositifs de repérage au son qui décèlent un submersible ennemi à près de 300 kilomètres.

— Comment savez-vous cela ? suffoqua Cooper. C’est ultrasecret : il était en panne.

Malko sourit, très humble.

— Je m’en suis occupé il y a cinq ans lorsqu’on le mettait au point. Les Russes s’y intéressaient beaucoup. Et ça marchait très bien. Tenez…

Sortant un crayon, il commença à griffonner sur le sous-main du consul, dessinant les cadrans, les chiffres, expliquant le fonctionnement du mécanisme, ses faiblesses.

— Et ce sont les conducteurs commandant l’amplification du signal de retour qui ont dû lâcher. C’était le point faible.

— C’est vrai, souffla l’amiral. Nous allions les remplacer par un autre système. Mais vous êtes spécialiste ?

— Oh non, dit Malko modestement. Mais j’avais assisté une ou deux fois à des démonstrations.

— Il y a cinq ans ?

— Oui, environ. Mais dites-moi, quelles sont les défenses commandant le Bosphore et interdisant le passage des sous-marins ?

Il s’était tourné vers le colonel turc. Celui-ci récita docilement :

— Il y a trois sortes de défenses. D’abord, le filet. Mobile sur dix mètres de hauteur, pour laisser passer les bâtiments de surface. Il est ouvert en permanence.

— Aucun sous-marin ne pourrait se glisser ? coupa Malko.

— Impossible. On le verrait. Et jusqu’au fond, le filet est fixe, arrimé au fond et aux rives. Des hommes-grenouilles l’inspectent régulièrement.

— Ensuite, il y a un véritable champ de mines sous-marines au-delà du filet : à déclenchement par contact, par magnétisme ou télécommandées. De quoi faire sauter une flotte entière. Les mines aussi sont vérifiées régulièrement.

— Enfin, il y a un poste d’écoute de sonar, qui fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tous les hommes qui y travaillent ont été triés sur le volet. Un officier de la Sécurité est spécialement chargé de les surveiller. Voilà…

— Vous voyez bien, coupa triomphalement le consul que c’est impossible.

— Je vais quand même vérifier un certain nombre de choses, dit Malko. C’était aussi impossible que les Russes aient la bombe atomique avant dix ans… Et pourtant, ils l’ont eue.

Silence gêné. L’Autrichien reprit, tourné vers les deux de la C.I.A. :

— Vous parlez turc ?

— Non, firent-ils avec un ensemble touchant.

— Alors je pense que le mieux serait de vous contenter de me surveiller… de loin. Je pense ne rien risquer pour le moment.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne sais rien. Ils ne prendront pas de risques pour se débarrasser seulement de ma modeste personne.

— Bon, ricana Chris, on va se contenter de coincer un peu le chauffeur pour voir ce qu’il a dans le ventre.

Malko leva les yeux au ciel. Il aurait donné cher pour avoir deux vrais agents de la C.I.A., capables de se servir de leur cerveau, au lieu de ces deux gorilles assoiffés de carnage.

— Surtout pas. Il ne faut pas l’effrayer. Si ceux qui l’emploient ont l’impression qu’il est grillé, ils le supprimeront. Et, jusqu’ici, il est le seul à savoir peut-être quelque chose.

— Alors, qu’est-ce qu’on va faire ?

Malko sourit :

— Rien. Si : graisser vos gros pistolets ; ils serviront peut-être un jour.

— Bon, je vais vous laisser, messieurs, j’ai à faire. Vous pouvez me joindre au Hilton, chambre 707, si vous avez du neuf, dit-il au colonel turc. De mon côté, j’aurai peut-être besoin de vous.

— A votre disposition.

Malko salua et sortit, refermant doucement la porte derrière lui. Et fila à toute vitesse : Leila devait l’attendre depuis vingt minutes. Et rien n’est plus dangereux que de laisser traîner une beauté comme elle dans le hall d’un hôtel.

Quand il arriva dans le hall, elle se tordait le cou pour surveiller l’entrée. En le voyant, elle reprit une attitude digne et boudeuse.

— J’aurais dû être partie, minauda-t-elle.

— C’aurait été la plus grosse bêtise de ta vie, dit sentencieusement Malko. Tu ne retrouveras jamais un homme comme moi.

Elle était soufflée par la désinvolture et l’élégance de son nouvel amant. Il lui avait fait l’amour avec une espèce d’application méthodique, s’inquiétant de ses moindres désirs et de ses plus minimes réactions, après lui avoir romantiquement parlé du Danube et du Nil. Son pouvoir de persuasion était tel qu’il était parvenu à lui faire croire qu’il pensait à elle depuis cinq ans.

Il lui avait dit qu’il était ingénieur et que sa compagnie l’avait envoyé reconnaître si on pouvait construire des usines de montage d’automobiles.

— Il faut que je te quitte, dit-il. Tout de suite après le déjeuner. Je vais à Izmir. Je te retrouverai en haut après ton numéro.

— Emmène-moi.

— Tu t’ennuierais. Mais je te rapporterai quelque chose.

— Tu n’es pas gentil.

Leila boudait. Malko lui prit la main et la baisa :

— Viens, nous allons déjeuner dans ma chambre, nous serons plus tranquilles.

— Tu ne penses qu’à ça, fit Leila offensée.

Malko ouvrit ses grands yeux dorés, plein d’innocence.

— À quoi ?

Elle eut un rire de gorge et ne répondit pas. Malko se leva et elle le suivit. Au passage, il s’arrêta à la réception.

— Je voudrais que vous m’envoyiez le chauffeur qui a emmené l’Américain à Izmir. Vous savez, celui qui a eu l’accident.

— Je vais voir s’il est là, dit l’employé de réception. Trois minutes plus tard, Krisantem était là, obséquieux et inquiet. Sa tête lui faisait affreusement mal.

— Voulez-vous m’emmener à Izmir ? demanda tranquillement Malko.

L’autre le regarda comme s’il lui proposait une balade en enfer. À Izmir ?

— Oui, à Izmir. C’est trop loin ?

— Non, non.

— Bon, alors, nous partirons après le déjeuner. Je vous donne 1,000 livres. C’est d’accord ?

— D’accord. Je vous attends dehors.

Krisantem s’en alla, groggy. Toute la conversation s’était déroulée en turc. Et pourtant l’étranger avait un passeport américain. Le gars de la réception le lui avait dit. Il lui avait appris autre chose aussi. Que Watson, feu son client, avait laissé un message dans la case de l’autre, juste avant de partir pour Izmir. Et maintenant, celui-là aussi voulait aller à Izmir…

Son nouveau client arriva une heure et demie plus tard, l’air très guilleret. Leila avait fait la paix. Et la Buick reprit la route d’Izmir.

Malko sommeillait sur les coussins. Krisantem réfléchissait. Il allait avoir du mal à se tirer de ce guêpier. Soudain la voix de son passager le fit sursauter :

— Vous savez où a eu lieu l’accident, le corbillard qui a brûlé ?

— Oui, oui, fit machinalement le Turc. C’est un peu plus loin, dans les collines.

— Vous me montrerez.

Le silence retomba. Puis la Buick aborda le virage en épingle à cheveux.

— C’est là, fit Krisantem.

— Arrêtez-moi.

Docilement, le Turc stoppa la Buick sur le bas-côté. Malko descendit et s’approcha du bord. Au fond, on voyait encore la carcasse du corbillard. Il la regarda un instant et se mit à marcher sur la route, vers Izmir. Très vite, il rencontra une grande tache noire qui barrait la route. Il la regarda pensivement puis revint vers la Buick.

Ils repartirent sans dire un mot. Krisantem se posait des tas de questions. Ce n’est qu’une heure plus tard que Malko demanda :

— À propos, comment connaissiez-vous l’endroit de l’accident ?

Le Turc faillit emboutir un camion qui arrivait de face.

— Les journaux n’ont pas donné de précisions, continua impitoyablement Malko.

— On m’en a parlé, balbutia Krisantem. Des amis qui avaient fait la route.

Il se maudissait de s’être laissé surprendre. Et il commençait à haïr ce déconcertant bonhomme. Le reste de la route se passa en silence. Ils arrivèrent à la fin de la journée à Izmir. L’Autrichien se fit conduire tout de suite chez le consul. Celui-ci dînait seul. Malko se présenta et le diplomate se détendit tout de suite. On l’avait prévenu.

— Racontez-moi tout ce que vous savez, demanda Malko.

L’autre ne se fit pas prier. Il raconta toute l’histoire de la découverte du corps et de l’arrivée de Watson.

— Quand il m’a téléphoné, il avait les papiers, précisa le consul. Il m’a dit qu’il les ramenait à Istanbul. Pour le reste, je ne sais plus rien.

— Vous les avez vus, ces papiers ? demanda Malko.

— Oui, mais j’ai dit tout ce que je savais. Je lis très mal le russe. J’ai seulement pu voir le nom de la victime.

— Et ces papiers sont certainement réduits en fumée, soupira Malko. C’est dommage. C’était une indication précieuse.

Le consul se mordit les lèvres.

— J’ai peut-être quelque chose.

L’Autrichien le regarda de ses grands yeux innocents et dorés.

— Quelque chose ?

Troublé par ce regard candide, John Oltro balbutia :

— Eh bien, voilà. Quand j’ai été au commissariat, mon ami le commissaire m’a laissé voir les papiers. Et j’ai pu en subtiliser un. Je l’ai gardé. Mais je ne pense pas que ce soit intéressant.

— Vous l’avez ?

— Oui, le voilà.

Le consul tira de la poche de sa veste un petit papier jaune qu’il tendit à Malko. Celui-ci le regarda attentivement sur les deux faces, le mit dans sa poche et dit doucement :

— Vous savez ce que c’est ?

— Non. Je ne lis pas le russe. C’est peut-être un billet de consigne ou quelque chose comme cela.

Malko soupira :

— Est-ce que votre confrère soviétique connaît votre ignorance de sa langue ?

— Oui, je pense. Nous parlons toujours anglais.

— C’est votre meilleure assurance sur la vie.

— Mais enfin, qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta le consul. Dites-moi…

— Ce serait vous condamner à mort. Grâce à ce petit morceau de papier, la mort du lieutenant Watson n’est peut-être pas complètement inutile. Ne parlez de cela à personne.

Cinq minutes plus tard, Malko roulait de nouveau vers Istanbul. Krisantem, furieux, avait dû se passer de dîner. S.A.S. Malko Linge songeur, comprenait pourquoi on tenait tellement à faire disparaître le cadavre de cet inconnu. Le petit papier jaune que lui avait remis le consul était un ticket de cinéma de Sébastopol, le grand port russe de la mer Noire. Et il datait de cinq jours.

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