Chapitre VI

Watson s’écrasa sur la terrasse du bar, entre deux Suédoises et une famille turque venue prendre le frais. Tout de suite, une large tache rouge s’étala sur le marbre : la tête avait porté la première. La jeune Turque qui servait le café, déguisée en femme de harem, avec ses pantalons bouffants et son petit justaucorps, lâcha sa cafetière sur les genoux d’un vieil Anglais et s’enfuit en hurlant.

Le manager de l’hôtel, un gros Juif de nationalité indéterminée, accourut au milieu d’une escouade de garçons. On jeta une toile sur le corps.

— C’est un accident, un horrible accident, répétait-il tout pâle.

Il y en avait certainement qui n’étaient pas de cet avis-là car, dix minutes après la chute de Watson, trois hommes fendirent la foule, l’air sombre. L’un d’entre eux montra une carte aux deux agents de police turcs qui gardaient le corps. Ceux-ci s’écartèrent respectueusement. C’était le consul des États-Unis. Quant aux deux types qui l’accompagnaient, ils auraient porté sur le dos un écriteau « flic », on ne les aurait pas mieux reconnus.

Effectivement, c’en étaient et des plus coriaces. Ils étaient arrivés le matin même d’Ankara par le vol 115 de la Panam afin de prêter main-forte au type qui se trouvait définitivement étendu sur le marbre. Anciens « marines » tous les deux, ils étaient précieux en cas de coups durs, mais n’avaient rien d’un champion d’échecs.

— Il n’a rien sur lui, dit le consul en se relevant.

Il n’avait pas la conscience tranquille, le consul. C’est lui qui avait envoyé Watson à Izmir parce qu’il n’avait personne d’autre sous la main. Mais un officier de l’U.S. Navy n’était pas de taille à lutter contre des professionnels du renseignement.

— Sa chambre, dit laconiquement un des deux gorilles. Le type de la réception ne leur refusa pas la clef quand il vit leur tête. Ils s’engouffrèrent dans l’ascenseur, sans un mot.

Au moment d’entrer dans la chambre, sans même se parler, ils sortirent chacun un 38 spécial police. L’un s’écarta un peu de la porte, l’arme au poing. L’autre mit la clef dans la serrure et ouvrit d’un coup de pied.

Rien ne se passa. Ils se ruèrent dans la chambre. Tout était en ordre. La fenêtre était ouverte.

En cinq minutes, ils eurent retourné la pièce, vidant les tiroirs, sondant même les matelas. Ils vérifièrent la chasse d’eau, le fond des placards et ôtèrent l’arrière du poste de radio.

— Il n’a rien eu le temps de planquer, dit Chris Jones.

— Ils ont dû lui sauter dessus quand il est arrivé, observa Milton Brabeck.

Au moment où ils sortaient de la chambre, le directeur arrivait, accompagné de deux flics turcs en civil, l’air absent. Le directeur se tordait les mains.

— C’est affreux, ça n’est jamais arrivé dans mon hôtel, se lamenta-t-il. Il a dû se pencher pour voir quelqu’un.

Chris Jones ricana, prit le bonhomme par le bras et l’amena à la fenêtre. Le rebord lui arrivait au-dessus de la taille.

— Il a fallu qu’il se penche beaucoup, remarqua-t-il doucement.

Le directeur eut un sursaut.

— Mais alors… Il s’est suicidé ? Il n’a pas laissé de lettre.

— On l’a suicidé, conclut Jones.

Ce qui plongea le directeur dans un abîme de réflexions. Il entama une longue conversation avec les deux flics turcs, puis, soupçonneux, se tourna vers les deux Américains.

— D’abord, messieurs, puis-je vous demander qui vous êtes ?

Jones tira une carte de sa poche et la mit sous le nez du directeur.

— Sécurité militaire de l’U.S. Navy. Cet homme était un officier de chez nous. Et il n’avait aucune raison de se suicider. Tenez-nous au courant de l’enquête.

Ils sortirent, la main à leur chapeau et, avec un ensemble touchant, s’éloignèrent.

En bas, le corps avait été retiré. Par petits groupes, les gens continuaient à parler de l’accident. Les deux « gorilles » rejoignirent le consul assis dans un fauteuil dans le hall.

— Rien, fit Jones. Il fallait s’y attendre ; c’est bien joué. On va quand même essayer de savoir ce qu’il a fait avant. Il se dirigea vers le bureau du concierge.

— À quelle heure est rentré M. Watson ?

L’autre ne savait pas. C’est le portier qui intervint :

— Vers 7 heures. Tout de suite avant… l’accident.

— Il était seul ?

— Oui.

— Vous savez qui l’a emmené à Izmir ?

— Oui, un garçon qui travaille pour les clients de l’hôtel depuis longtemps, Krisantem.

— Vous savez où on peut le trouver ?

— Il sera ici demain. Mais je peux vous donner son adresse : N°7, rue Cuyol, dans le quartier du Levant. C’est en dehors de la ville, au-dessus du Bosphore.

L’Américain nota l’adresse et rejoignit ses deux compagnons.

— Je vous verrai demain, dit le consul. A onze heures dans mon bureau. Je vous présenterai le troisième homme que Washington nous a envoyé pour démêler cette affaire.

— En attendant, l’enveloppe a disparu, remarqua Jones. Et, vu le prix qu’ils ont payé, les Ivans y attachaient une sacrée importance, à cette enveloppe.

— Comme ça, on ne saura jamais quel était le gars repêché à Izmir. Sauf qu’il était russe.

— Et qu’il servait à bord d’un sous-marin, remarqua Brabeck.

— Il y a certainement autre chose. Pour que tout le monde s’agite comme ça.

— Et le Memphis ? Tu trouves que ça ne suffit pas ? 129 morts et 80 millions de dollars au fond de la Méditerranée.

— Si on allait faire un tour chez ce bonhomme, le chauffeur qui a emmené Watson à Izmir ? Il paraît qu’il parle anglais.

— Bonne idée. Allons-y.

Les deux hommes sortirent du Hilton et hélèrent un taxi. Bien entendu, le chauffeur « oublia » de remonter le chapeau de son compteur, ce qui permettait de tripler le prix de la course…

Du hall, un homme en noir suivit le départ des deux hommes. S.A.S. Malko Linge avait observé tout le remue-ménage autour du corps de Watson. Il avait même vu beaucoup plus. Dès que le malheureux était passé devant sa fenêtre, il avait bondi dans le couloir, jusqu’à l’ascenseur et appuyé sur le bouton.

La cabine s’était arrêtée presque tout de suite. En dehors de la préposée en socquettes blanches, il y avait une vieille dame et deux types massifs et silencieux. Le regard de Malko les avait à peine effleurés mais il pourrait les reconnaître dans vingt ans.

Il fut tenté de les suivre, mais cela posait des problèmes. D’ailleurs, il n’en eut pas l’occasion. Les deux hommes traversèrent le hall tranquillement et se dirigèrent vers le bar du sous-sol.

Malko resta dans le hall, à réfléchir. Soudain, un chat passa entre ses jambes. Il le saisit et l’installa sur ses genoux. Le Hilton avait beau être un hôtel de luxe, il était hanté par des chats errants. Il faut dire que chaque cour d’Istanbul recèle une bonne douzaine de matous faméliques. La nuit, ils se baladaient dans les couloirs du Hilton à la recherche d’un coin de moquette tranquille.

Tout en caressant le chat, Malko réfléchissait. Lui qui avait horreur de la violence se trouvait encore plongé dans un milieu où l’on s’entre-tuait du matin au soir.

Il ne consentait que rarement à porter une arme à feu, bien qu’il les connût parfaitement. Mais il était capable d’apprendre n’importe quelle langue en deux mois et de la parler sans accent, ce qui était le cas pour le turc, appris vingt ans auparavant, et cette espèce d’enregistreur qu’il avait dans le cerveau l’aidait beaucoup plus qu’une mitraillette.

Il avait déjà débrouillé un certain nombre d’affaires délicates pour la C.I.A., toujours dans des pays bizarres. Avec sa silhouette élégante et son visage de play-boy, il passait partout sans jamais éveiller la méfiance.

Ce n’est pas l’appât du gain qui le poussait à prendre des risques. Il vivait très simplement dans un petit cottage de Robin Hill Drive à Poughkeepsie, dans l’État de New York. Il n’avait qu’une chambre et un grand living. Le garage était sous la maison. Contrairement à ses voisins, il n’avait pas voulu dépenser 2.000 dollars pour posséder une piscine.

Mais, au moins une fois par semaine, le facteur lui apportait une épaisse lettre d’Autriche. L’entreprise Swhartzenberg lui envoyait le dernier relevé de ses travaux. Pratiquement, cet honorable entrepreneur ne vivait que par S.A.S. Malko Linge. Certains de ses ouvriers n’avaient jamais travaillé qu’au château.

Et cela coûtait très cher à Malko. Beaucoup plus que ne lui rapportaient les paquets d’actions qu’il avait sauvés de la fortune de son père. C’est pour cette raison qu’il travaillait comme « extra » à la C.I.A.

Cette fois pourtant il avait failli refuser. William Mitchell, le patron de la C.I.A. pour l’Orient avait sonné à sa porte, trois jours plus tôt, à quatre heures de l’après-midi.

Sans mot dire, Malko l’avait fait entrer et avait préparé du thé ! C’était un rite immuable. Mitchell venait toujours pour la même chose, mais on n’en parlait jamais tout de suite. L’Autrichien était un homme difficile à apprivoiser.

— Alors, où en sont les travaux ? avait demandé Mitchell.

L’œil de Malko avait brillé. Il s’était levé et avait rapporté un plan grand comme la table. C’était le plan du château. Certaines parties étaient hachurées de rouge : c’est ce qui était déjà réalisé. Il restait près de la moitié à finir.

— Cette année, je me suis attaqué à la bibliothèque, expliqua Linge. C’est très délicat, je suis obligé de redessiner moi-même toutes les moulures des boiseries d’après les dessins d’époque. Vous savez, le château a été brûlé une première fois en 1771, une seconde fois en 1812, et depuis, pillé trois ou quatre fois… La dernière fois par un régiment de Mongols.

Il baissa la voix, horrifié :

— Ils ont fait du feu avec les boiseries ! Des sauvages. Et ils ont démoli à coups de mitraillette les dernières armoiries gravées dans la pierre, dans la salle d’armes. Heureusement, j’ai fait des recherches et j’ai pu les reconstituer. On me propose justement de Vienne une plaque de cheminée qui a dû appartenir à ma famille. Mais tout cela est très cher, affreusement cher.

— Il y a longtemps que vous avez hérité de cette demeure ? demanda Mitchell.

Malko toussota et croisa les mains sur ses genoux.

— A vrai dire, je n’en ai pas hérité. Je l’ai achetée en ruine avant la guerre. J’avais fait des recherches depuis longtemps pour retrouver le berceau de ma famille. Le dernier propriétaire du château est mort en 1917, pendant la guerre, sans enfants. Mais il avait un cousin au second degré qui s’appelait aussi Linge. Ce cousin est mort aussi, mais je suis son fils.

— D’ailleurs, j’ai tous les papiers. Nous ne sommes pas une famille très connue comme les Schönbrunn, mais la flamme des Linge a flotté pendant plus de trois cents ans sur la tour nord. Les villageois venaient se réfugier dans nos douves pendant les raids de pillards magyars. Et chaque soir, deux hérauts, montés sur le donjon, sonnaient le couvre-feu.

— Mais ça reviendra. Je veux finir mes jours chez moi. Ici c’est une cabane à lapins.

Mitchell le coupa d’un geste :

— Altesse, j’ai besoin de vous. L’Autrichien secoua la tête.

— Pas en ce moment, j’ai trop de travail. Il faut que je redessine toutes les moulures de la bibliothèque. Et que je m’occupe de ces blasons cassés. Non, ce n’est vraiment pas possible.

— Vous avez déjà été en Turquie ?

— En Turquie ? Oui, à la fin de la guerre. Attendez, j’étais à Istanbul, au Park Hôtel, chambre 126.

— Vous parlez turc naturellement ?

— La littérature de ce pays a produit quelques très jolies choses. Tenez, vous connaissez cela ?

Et tout naturellement, il se mit à réciter un long poème en turc.

— C’est très joli, s’excusa-t-il gentiment. J’ai dû le lire, quand j’étais étudiant.

Mitchell le regardait bouche bée. Ce type se souvenait vraiment d’un truc lu vingt ans avant !

— Je peux vous faire gagner beaucoup d’argent, proposa-t-il. De quoi finir votre château.

— Non ? Alors, je marche tout de suite. L’Américain battit en retraite.

— Hé là, ça irait chercher dans les combien ?

— 300.000 dollars, dit rêveusement Malko. Sans les meubles.

— Pour ce prix-là, il faudrait que vous me rameniez Khrouchtchev et Castro dans la même cage… Non, mais je peux vous faire gagner, disons 20.000 dollars.

— C’est une plaisanterie.

Au bout d’une heure, ils furent d’accord. 50.000 dollars, moitié d’avance.

Mitchell sortit sur la terrasse. Au loin, on pouvait apercevoir le grand pont de Poughkeepsie, qui enjambait l’Hudson. New York n’était qu’à 80 miles de là. Toutefois on se serait cru en plein Middle West.

— Ça va être difficile, dit-il. C’est une fichue histoire. Les USA viennent d’y perdre déjà 80 millions de dollars et plusieurs dizaines de vies humaines.

— Ah bon, fit Malko, peu impressionné.

Mitchell se mit en devoir de lui expliquer ce qu’on attendait de lui. L’Autrichien hochait la tête. Il ne prenait jamais de notes.

— Vous partirez demain, avait conclu Mitchell. Tâchez de revenir, on aurait du mal à vous remplacer.


Malko avait l’intention de revenir. Il trouvait la vie très agréable. Au fond, ce Hilton était très confortable. Son regard erra dans le hall. Il y avait surtout des étrangers. Peu de jolies femmes.

Si, une. L’œil de l’Autrichien s’alluma. Il adorait faire la cour aux femmes. Et son côté européen lui donnait beaucoup de charme. La jeune femme qu’il avait remarquée était assise seule sur un canapé. Très brune, vêtue d’une robe de shantung gris, ses jambes croisées dévoilaient dix bons centimètres de cuisse.

Il l’avait déjà vue quelque part. Fermant les yeux, il se concentra. C’était ça : 1955 au Caire, à la boîte de nuit du Shepherd. Il réfléchit encore quelques secondes rassemblant tous ses souvenirs puis se leva et alla s’incliner devant elle :

— J’ai déjà eu le plaisir de vous rencontrer, mademoiselle. C’était au Caire, il y sept ans. Vous portiez alors une robe de mousseline blanche et vos cheveux étaient relevés en chignon. Mais, à propos, ajouta-t-il, après avoir jeté un coup d’œil sur ses mains, qu’avez-vous fait de l’opale que vous portiez à l’annulaire gauche ?

Médusée, la jeune femme le regardait.

— Je… je l’ai perdue, balbutia-t-elle. Mais comment pouvez-vous ?…

— Je ne vous ai jamais oubliée, s’inclina galamment Malko. Voulez-vous dîner avec moi ? Il y a quinze ans, il y avait sur le Bosphore un très bon restaurant, le Roumeli. Existe-t-il toujours ?

— Oui, oui, je pense.

— Alors, il faut retenir la table au fond, à gauche, près de la desserte. C’est la meilleure. Venez.

Subjuguée, Leila se leva et lui donna le bras. On lui avait fait beaucoup de baratin dans sa vie de danseuse « orientale », mais, comme ça, jamais.

Загрузка...