Chapitre XX

Depuis le début de la séance, S.A.S. Malko Linge n’avait pas desserré les dents. Ses yeux jaunes étaient presque verts. Une allusion de Jones à son prochain voyage en Autriche ne lui avait même pas arraché un sourire. Quelque chose, visiblement, n’allait pas.

C’était pourtant la grande fïesta chez le consul des États-Unis à Istanbul. S’il avait osé, il aurait invité son collègue russe. Pour lui faire la nique.

L’amiral Cooper était là dans un uniforme blanc flambant neuf. Les Turcs avaient délégué une poignée de colonels dont le chef des Services Spéciaux qui s’était occupé de l’affaire en liaison avec Malko. A l’entendre, les Turcs avaient démoli tout le système d’espionnage soviétique dans leur pays. Pourtant, on n’avait rien trouvé au domicile de Doneshka, pas plus que chez ses deux complices. Il y avait bien la Fiat 1100 équipée d’un émetteur-récepteur, mais c’était une radio de marque américaine.

Dans un coin les deux gorilles bavardaient gentiment avec Malko qui les pilotait dans les boutiques de souvenirs et les aidait à acheter des babouches brodées pour leurs girls-friends. Tout ce qu’on trouvait à Istanbul, avec des pipes en écume.

Malko écoutait avec agacement le bourdonnement du consul qui le félicitait de son doigté, de sa délicatesse et de sa diplomatie.

Il ne manquait vraiment que des petits fours.

Heureusement, la réunion tirait à sa fin. Malko avait réglé avec le consul les questions épineuses que soulevait le départ de Krisantem. Les Turcs ne demandaient pas mieux que de s’en débarrasser, mais les services d’immigration de Staten Island seraient tombés à la renverse si on leur avait montré son curriculum vitae. Le consul avait dû rédiger une chaude lettre de recommandation, jurant que le Turc était à son service depuis trois ans et méritait par son sens civique et son anticommunisme viscéral de devenir citoyen américain.

Avec ça…

Cooper s’approcha de Malko.

— Encore bravo, S.A.S. Je ne pense pas que nos amis recommencent jamais…

— Ils tenteront autre chose.

— Peut-être, mais vous leur avez porté un coup sévère. Malko cessa de jouer avec son dollar d’argent et planta ses yeux d’or dans ceux de l’officier.

— Puisque vous êtes si content de moi, Amiral, si je fais quelque chose de très mal, vous me couvrirez ?

L’amiral rit.

— De très mal ? Vous voulez enlever votre danseuse du ventre ?

— Non, c’est plus grave que ça.

L’autre se rembrunit.

— Vous parlez sérieusement ?

— Oui.

Heureusement leur conversation passait complètement inaperçue dans le brouhaha.

— Est-ce que ce n’est rien de… déshonorant ?

— Rien. Mais cela peut vous gêner.

— Tant pis ; dans ce cas, je vous couvre. Pour moi, vous êtes l’homme qui a vengé le Memphis.

— Je vous remercie, Amiral.

Malko s’inclina légèrement. Puis il se dirigea vers le colonel Liandhi qui bavardait avec le consul.

— Colonel, je voudrais vous parler. Il avait volontairement élevé la voix. Les conversations s’arrêtèrent. Flatté, l’officier turc se redressa et tira sur son dolman. Malko le regardait avec un air bizarre.

— Colonel, j’ai une commission pour vous. De quelqu’un qui ne peut la faire lui-même.

Un peu surpris Liandhi répondit :

— Mais, je vous en prie, mon cher, faites. Personne ne vit partir la main de Malko. Mais la gifle claqua sur la joue du Turc comme une serviette mouillée. La seconde imprima sur sa joue gauche la même marque rouge.

Il faut être juste, le colonel avait de bons réflexes. L’écho de la seconde gifle n’était pas mort qu’il avait le pistolet au poing. S’il avait été armé, Malko était mort.

Mais le geste du colonel ne s’acheva pas. Il resta bêtement, la main sur la culasse de son arme, photographié à bout portant par les Colts de Jones et de Brabeck qui, eux, étaient armés. Il leur avait fallu deux secondes pour traverser toute la pièce. De vrais missiles.

— On se le paie ? proposa aimablement Jones.

Il y eut du remous parmi les Turcs. Brabeck fit décrire un arc de cercle à son canon nickelé et annonça paisiblement :

— Le premier qui fait semblant de se gratter est mort. Dites sérieusement, ce sont des phrases qui calment. Le consul, par contre, frisait l’apoplexie. Il se précipita sur Malko.

— Vous êtes fou ! Cet officier, c’est un des meilleurs de l’armée turque.

— Peut-être, mais c’est une ordure. Le diplomate sursauta sous l’injure.

— Qu’est-ce qui vous permet de dire cela ? C’est un allié et un ami.

— Vous vous souvenez de Beyazit ?

— Le lieutenant traître ? Oui. Et alors ?

— Il avait un frère. Emprisonné et condamné à mort par le gouvernement actuel. Beyazit a accepté de nous aider à une condition : que l’on libère son frère. Le colonel Liandhi ici présent, en avait pris l’engagement. Moi, j’avais donné ma parole d’honneur.

— Eh bien, je suis sûr que le colonel a fait le nécessaire.

— D’une certaine façon, oui. Le frère de Beyazit a été fusillé ce matin.

Le diplomate pâlit. Le colonel, qui n’avait pas dit un mot, parla d’une voix étranglée :

— Je n’ai pas pu faire autrement… La sécurité du pays l’exigeait. Je réclame à ce monsieur des excuses immédiates ou j’en référerai à mon gouvernement.

À ce moment, l’amiral Cooper s’approcha.

— Filez, siffla-t-il. J’approuve entièrement le geste de Son Altesse Sérénissime. Vous êtes un homme sans honneur. Et je vous autorise à citer mes paroles à qui vous voulez. J’ajoute que je n’admettrai plus jamais de me trouver dans le même endroit que vous.

Subjugué, le Turc rentra son arme, et, sans saluer, se dirigea vers la porte, laissant le consul médusé.

Il n’était pas encore remis du choc lorsque ses hôtes le quittèrent. Pour tout dire, le colonel Liandhi était quelque chose comme le Béria local, et il avait fait fusiller des gens pour bien moins que cela…


Le DC 8 s’inclina gracieusement sur l’aile et Malko aperçut la Mosquée du Sultan Ahmet brillant dans le soleil couchant. A côté de lui, Krisantem se tordait le cou pour apercevoir Istanbul.

— Bon, au travail, fit Malko.

Il déplia un plan sur ses genoux. C’était le futur grand salon du château de Son Altesse Sérénissime Linge.

— Mon cher, dit-il à Krisantem, si je réussis encore quelques affaires, vous serez le factotum du plus beau château d’Autriche. En attendant, il faut que vous mettiez la main à la pâte. Voici les travaux à effectuer dans les trois prochains mois.

Krisantem se força à sourire : il avait horreur des travaux manuels, mais il faut bien vivre.

En voyant l’hôtesse, Malko eut un petit pincement au cœur. Elle ressemblait à Leila. À Leila qu’il avait oublié de prévenir de son départ.

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