Chapitre XVII

— Faisons sauter le tunnel, proposa le consul. Avec l’aide des Turcs cela sera facile.

Malko laissait ses yeux dorés errer sur le plafond. Il avait l’air de penser à autre chose. Il dit à la cantonade :

— Il y a peut-être mieux à faire.

— Quoi ? fit vivement l’amiral Cooper.

— Rendre la monnaie de leur pièce aux Russes…

Cooper dit lentement :

— Si vous arrivez à cela, la Navy vous en sera éternellement reconnaissante.

— C’est peut-être imprudent politiquement, murmura le consul.

Mais personne ne l’écouta. Toutes les oreilles étaient tournées vers Malko qui exposait son plan.

— Tout dépend de notre ami Beyazit.

— Allez le chercher.

Le colonel sonna. Un planton apparut. Le Turc lui donna un ordre bref. Quelques minutes plus tard Beyazit entra, encadré par deux énormes Turcs en civil à la mine patibulaire. Le lieutenant avait des menottes, une longue chaîne lui liait les deux bras derrière le dos. Un des gorilles tenait l’autre bout de la chaîne.

Une longue estafilade lui coupait le visage de la pommette au menton. Le sang était encore frais.

— Il a passé la tête à travers une fenêtre, expliqua un des gorilles.

Impassible Beyazit fixait le sol comme s’il avait été seul. Malko s’approcha de lui et lui parla en turc, très doucement.

— Vous allez être fusillé. L’autre cracha de mépris.

— C’est un honneur. Ma mère sera fière de son second fils comme elle l’est du premier.

— Qu’est-il arrivé à votre frère ?

— Il va être fusillé. Avec cinquante autres cadets de l’École militaire.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il voulait que la Turquie ait un gouvernement propre et pas un pantin comme Gursel.

— C’est pour ça que vous avez aidé les Russes ?

— Bien sûr.

— Vous savez ce qu’ils feraient de votre pays s’ils gagnaient ?

Beyazit haussa les épaules.

— Nous n’avons pas peur d’eux. Il y a dix siècles que nous les battons. Ça continuera.

— A cause de vous, 129 hommes sont morts inutilement et si nous n’avions pas découvert le tunnel, il aurait donné en cas de guerre, un avantage décisif aux Russes.

— Il faut d’abord nous débarrasser des hommes qui sont au pouvoir. Seuls les Russes nous donneront des armes et de l’argent pour cela. Même quand vous m’aurez fusillé, il en viendra dix, vingt, cent autres derrière moi.

Les yeux du jeune officier brillaient dans son visage fatigué. Méchamment un gorille tira un coup sec sur la chaîne. Beyazit gémit de douleur.

Malko lança au gorille, en turc :

— Tu vas rester tranquille, salaud !

Puis au colonel turc, il demanda :

— Je voudrais qu’on me laisse seul avec cet homme et qu’on le détache.

Le colonel turc sursauta.

— Mais il essaie sans cesse de s’échapper ou de se suicider ! Il va vous tuer.

— Je ne pense pas, répliqua Malko. Il m’a donné sa parole d’officier qu’il ne tenterait rien.

— Bon, détachez-le, ordonna le colonel, de mauvaise grâce. Les gorilles s’écartèrent. Maussade, le lieutenant se frottait les poignets.

— Maintenant, laissez-nous seuls, réclama Malko. Restez, s’il vous plaît, amiral.

Les six hommes se levèrent et sortirent de la pièce. Malko s’approcha du prisonnier et lui tendit une Benson à filtre. L’autre la prit et regarda Malko, l’air surpris.

— Qui êtes-vous ? Comment les autres vous obéissent-ils ?

— Ils ont confiance en moi. Comme j’ai confiance en vous.

— Pourquoi avez-vous menti ? Je ne vous avais pas donné ma parole et je pourrais sauter par la fenêtre maintenant. Je suis plus fort que vous.

— Vous ne le ferez pas.

— Pourquoi ?

— Parce que je peux vous aider.

— En quoi ?

— A mourir honorablement et à sauver votre frère.

— Inutile, il ne se reniera jamais. Et moi non plus.

— Pas question de cela. Si vous acceptez ma proposition votre frère aura la vie sauve et vous ne serez pas fusillé.

— C’est trop beau.

— Non, j’ai besoin de vous.

— Qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Reprendre votre poste comme si rien ne s’était passé. Au cas où nos amis se douteraient de quelque chose, les convaincre que vous n’avez pas parlé et que rien n’a été éventé. Et quand un sous-marin se présentera agir normalement.

— Après ?

— Oh après, ce sera à nous de jouer. Vous avez une chance sur mille de vous en sortir. Mais comme de toute façon…

— En somme, vous me demandez de trahir.

— Une fois de plus. Et vous sauvez votre frère. Je vous donne cinq minutes pour réfléchir.

Le Turc était fasciné par les deux taches d’or au milieu du visage de Malko. Il pensait avec intensité à son frère. Mais aussi tout se révoltait en lui à l’idée d’accepter la proposition de l’Autrichien.

Il ouvrait la bouche pour dire « non » quand Malko dit :

— J’ai lu une fois un livre sur l’histoire de la Turquie. Il y a quatre cents ans, un Turc qui portait le même nom que vous s’est introduit déguisé en mendiant dans le camp des envahisseurs et les a massacrés. C’était un de vos parents ?

Beyazit le regarda stupéfait.

— Comment savez-vous cela ? Ce n’est pas une grande histoire. Même les Turcs ne le savent pas.

— Je lis beaucoup et je retiens bien, admit modestement Malko. Alors que décidez-vous ?

— J’accepte.

C’est comme si un autre avait dit « oui » à sa place.

— Bien. Vous allez être libéré. Vous aurez un moment difficile à passer, quand vous allez retrouver vos… employeurs. Après, tout se passera bien. Jusqu’au moment décisif.

— Et si j’échoue ?

— Vous aurez un billet d’avion pour le pays que vous voudrez. Mais n’y comptez pas trop. Faites attention à ne pas être suivi. Maintenant, je vous quitte. Appelez-moi dans deux jours, au Hilton, le matin. Je m’appelle Malko Linge et j’ai la chambre 707.

Malko revint dans l’autre pièce. Après avoir échangé un regard d’intelligence avec Cooper :

— Il est d’accord, dit simplement Malko.

Et il donna les ordres concernant le prisonnier et son frère.

Le colonel turc n’avait pas l’air trop chaud mais il s’inclina.

— Il n’y a plus qu’à attendre après avoir pris nos précautions, expliqua Malko. Amiral, je vais vous demander quelques spécialistes.

— Certainement.

— Pour ne pas attirer l’attention il faudrait qu’un pétrolier ravitailleur vienne faire le plein à la raffinerie BP. Il suffit qu’il reste une nuit. Et qu’il y ait le matériel nécessaire et les hommes.

— Pour ce travail-là, répliqua Cooper, j’aurais assez de volontaires pour creuser le Bosphore avec les ongles.

Malko salua poliment et quitta la pièce. Il fut heureux de se retrouver dans le boulevard Ataturk, au milieu des vieux taxis et de la foule bariolée. Il tomba en arrêt devant une boutique de souvenirs. Des pipes en écume étaient exposées dans la vitrine.

Il entra, discuta une demi-heure, et finit par payer 20 livres une pipe représentant une tête de marin. Il prit ensuite un taxi et retourna au Hilton.

Krisantem en train de nettoyer son pare-brise, bouscula le portier de l’hôtel pour ouvrir lui-même la porte du taxi. Malko lui sourit gentiment et lui dit une phrase qui lui fit passer un grand frisson glacé dans le dos.

— Je vais bientôt avoir besoin de vous.

Le Turc n’était pas encore remis de son émotion qu’un autre taxi débarqua les deux gorilles de la C.I.A. Ils jetèrent en guise de promesse un regard de serpent à sonnettes à Krisantem.


Le lendemain, dans l’après-midi, le pétrolier américain Marble Head remonta le Bosphore. Prévenu par Cooper, Malko le regarda défiler sous ses fenêtres. Il avait l’air d’un honnête pétrolier.

Un peu plus tard il prit la voiture et demanda à Krisantem de le conduire au village de Sariyer.

— Je veux voir le marché, expliqua-t-il.

Le marché en effet était extraordinaire avec ses étalages multicolores et ses marchands en costumes anciens venus à dos de mulet de la montagne. C’était là un spectacle plus pittoresque que celui qu’offrait le pétrolier gris ancré sur l’autre rive, face à la raffinerie.

Après s’être intéressé durant un temps aux éventaires, Malko revint à l’hôtel. A peine était-il dans sa chambre que le téléphone sonna. C’était Cooper.

— Tout est prêt. Il faut que vous quittiez l’hôtel sans être suivi. Une voiture de chez nous vous attend dans l’avenue Caddesi. C’est une Ford grise de la Navy. Il y a un uniforme pour vous, pour le cas où le Marble Head serait sous surveillance.

— Bien. Je sortirai dans une demi-heure. Il faut que je prenne certaines précautions.

Après avoir raccroché, Malko alla dans sa salle de bains et s’arrosa d’eau de Cologne. Puis, il descendit dans le hall et alla prendre un verre au bar.

Il n’y avait presque personne. Sauf une silhouette féminine assise sur un des tabourets. Malko prit le siège voisin et glissa un œil sur le journal que lisait sa voisine. Du suédois !

C’était le moment de faire un grand numéro. D’une voix douce, en suédois, il attaqua :

— Vous êtes bien loin de chez vous…

Sursaut.

— Vous êtes suédois ?

Explications. Elle, c’était une hôtesse de la S.A.S. Ravissante. Et libre ce soir. L’équipage l’avait laissée tomber… Elle s’appelait Lise. Et avait une bouche qui donnait vraiment envie de la connaître.

— Je vous emmène dîner, proposa Malko. Faites-vous belle. Rendez-vous en bas dans une demi-heure.

Krisantem attendait dans le hall, assis dans un fauteuil. Malko lui fit signe et le prit amicalement sous le bras lorsqu’il se leva.

— J’ai un petit problème, expliqua-t-il. Je veux aller dîner avec une amie. Mais il ne faut pas que Leila le sache. Elle est très jalouse. Alors, je voudrais que vous l’emmeniez d’abord au restaurant et je vous rejoindrai un peu plus tard.

Krisantem s’épanouit. C’était dans ses cordes.

— Alors, rendez-vous au Tarabya. Je prendrai un taxi. Elle sera là dans un quart d’heure. Et pas un mot à Leila.

Malko remonta, mais s’arrêta au quatrième, Chris Jones était dans la chambre de Milton Brabeck. Ils jouaient au poker sur la moquette. C’est Milton qui ouvrit.

— Ce soir, j’ai besoin de vous. Tout à l’heure, je vais sortir. À pied. Il faut vous assurer que personne ne me suit. Je vais marcher trois cents mètres sur la Clumhuriyet, jusqu’au Park Hôtel. Juste avant, vous verrez un immeuble dont la cour donne sur une petite rue. J’entrerai. Vous me suivrez, je compte sur vous pour que personne ne ressorte derrière moi.

Il repassa par sa chambre, mit un œillet à sa bouton-mère et descendit.

Lise était déjà là, dans une robe blanche éblouissante, très moulante. Malko loucha un peu sur la poitrine bronzée et avala sa salive d’un coup : encore une brouillée avec les soutiens-gorge.

Il attendit que Krisantem fut tout proche pour dire :

— Je suis désolé, Lise, j’attends un coup de fil important et je dois rester un moment à l’hôtel. Comme ce serait idiot de vous faire attendre avec moi, vous allez partir avec mon chauffeur qui va un peu vous faire visiter Istanbul avant d’aller au restaurant. Je vous y rejoindrai.

Un peu surprise, Lise acquiesça et suivit Krisantem. Galamment, Malko lui baisa la main, avant de la faire monter dans la Buick. Il regarda partir la voiture, rentra un moment dans le hall, demanda au concierge le numéro de téléphone du restaurant, et ressortit.

Comme un seul homme, Chris et Milton lui emboîtèrent le pas, à peine plus visibles dans leurs costumes presque blancs que deux becs de gaz sur une place déserte.

Malko marchait lentement au milieu du trottoir. Très naturellement il s’engagea sous le porche et attendit dans la cour. Chris et Milton arrivèrent sur ses talons. Milton vint vers lui avec un large sourire.

— Allez-y. Nous, on ne bouge plus.

Malko traversa la cour rapidement, évitant de justesse une troupe de chats errants blottis autour d’une vieille brouette. Au fond de la cour, une porte de bois s’ouvrit facilement. La petite rue était déserte. Il partit en courant.

Dans la cour, les deux Américains s’étaient embusqués chacun derrière un angle. Milton balançait au bout de son bras droit un énorme Colt automatique et Chris avait la main posée sur la crosse de son Smith et Wesson 38 magnum à canon long. Une arme à pulvériser un éléphant à un kilomètre.

Effectivement personne n’avait intérêt à suivre Malko. Et personne ne le suivit.

La Ford grise attendait en face d’une boutique de tailleur. Malko y entra d’un geste naturel et plongea aussitôt sur le siège. La voiture démarra. Le chauffeur, un simple marin, tendit à Malko un paquet.

— Votre uniforme.

Entre deux feux rouges, Malko se transforma en marin de la VIe flotte. À toute vitesse, la Ford remonta le boulevard Beylerbeyi, après avoir traversé le bac Mebusan en priorité. Et une demi-heure plus tard, elle s’arrêta à la sortie du village de Beykoz. Il y avait là un appontement servant aux embarcations qui reliaient à la terre les navires mouillés dans le Bosphore. Une chaloupe à moteur du Marble Head attendait. Comme deux marins rentrant de bordée, Malko et le chauffeur sautèrent dedans sous l’œil indifférent de deux badauds. L’amiral Cooper les attendait à la coupée :

— S.A.S., je vous présente le colonel March, des services spéciaux de la Marine, dit-il dès que la chaloupe se fut éloignée du bord.

— Enchanté.

Il avait la tête de l’emploi, March. Carré, le cheveu à zéro, des yeux gris et de la dureté à revendre. Sa poignée de main transforma les phalanges de l’Autrichien en bouillie.

— March a vingt hommes avec lui. Tous des plongeurs d’élite, continua Cooper. Ils ne diront jamais ce qu’ils ont fait. Tout cela est à votre disposition.

Malko inclina la tête. La masse noire du pétrolier approchait. Des signaux lumineux furent échangés. La chaloupe vint frapper l’échelle de coupée et les trois hommes montèrent à bord. Cooper les emmena au carré des officiers. Malko entra. Le spectacle était impressionnant. La pièce était pleine d’êtres noirs et luisants, tassés les uns sur les autres. Seuls leurs visages rappelaient qu’ils étaient des humains.

— Voici mes hommes-grenouilles, annonça March. Ce sont les meilleurs d’Amérique. Ils peuvent tout faire sous l’eau, même tricoter. Celui-là, Don Costan, fit-il en désignant l’un des hommes, est venu de Long Beach, en Californie, en avion spécial. C’est le meilleur spécialiste en explosifs sous-marins que nous ayons.

Tous portaient à la ceinture une longue dague sous un étui de liège. Malko frissonna en pensant à l’homme-grenouille soviétique qui avait déclenché toute l’affaire. Lui aussi devait se sentir invulnérable sous l’eau.

— Ils savent ce qu’il y a à faire, continua Cooper. Il faut seulement que vous leur donniez le maximum d’indications nécessaires. Et que vous les guidiez. Pour les questions techniques, adressez-vous à March. Il sait tout. Ce tableau noir est à votre disposition.

Malko fendit la foule noire. On aurait dit une assemblée de pingouins. Les combinaisons de caoutchouc noir ne dévoilaient que les mains et le visage. Et tous étaient semblables : durs, attentifs et sans expression. Dressés à tuer. L’Autrichien commença à dessiner avec application sur le tableau. Il pensait aux seins de Lise qui devait commencer à s’impatienter, dans son restaurant folklorique.

La démonstration dura près d’une demi-heure. March et ses hommes avaient posé beaucoup de questions. À la fin, March secoua la tête et fit, entre ses dents :

— C’est fantastique. Plus fort que le tunnel de Berlin.[2] Cooper se tourna vers lui.

— Est-ce que l’opération est réalisable ?

— Sans aucun doute, Amiral. Mais une nuit, cela va être court.

— Pas le choix.

— Alors, en avant.

— Bien. S.A.S. vous allez partir avec un premier groupe de cinq hommes pour reconnaître l’entrée du tunnel. Le reste suivra et vous attendra le long de l’Arkhangelsk, côté bâbord. Là, personne ne peut nous voir.

Malko enfila lui aussi une combinaison d’homme-grenouille, pour ne pas être vu dans l’obscurité. Et il embarqua à bord d’un petit dinghy en caoutchouc avec les hommes de March.

Deux hommes poussaient sur les avirons. Le minuscule dinghy avançait le long de la rive asiatique du Bosphore. Malko écarquillait les yeux pour ne pas rater ses points de repère. Ils dépassèrent l’Arkhangelsk, immobile et noir.

— C’est là, souffla Malko.

Il avait aperçu les lumières du bâtiment militaire de contrôle. L’entrée du tunnel était exactement à l’aplomb du repère, en plein milieu du Bosphore.

À voix basse, Malko expliqua la position aux hommes de March. Ils l’écoutèrent sans mot dire, puis, un à un, se laissèrent glisser dans l’eau noire. Ils n’avaient pas fait un clapotis. L’Autrichien resta seul à bord. Il prit les avirons pour contrarier la dérive. Tout était calme. De temps en temps un bateau, tous feux illuminés, défilait au milieu du Bosphore. La Tour de Rumeli, sur la rive européenne se découpait au milieu de son éclairage son et lumière.

Un quart d’heure plus tard, l’eau bougea. Une ombre noire se hissa à bord du dinghy. C’était March. Il se débarrassa de ses bouteilles et dit simplement :

— Ça y est. Nous avons repéré le tunnel. Ça ne va pas être facile, il y a un courant terrible. Nous allons chercher les autres.

C’est lui qui reprit les avirons. En cinq minutes, ils eurent rejoint l’Arkhangelsk.

Cinq dinghies étaient collés à son flanc. L’éclair bleu d’une lampe électrique les aveugla et s’éteignit tout de suite. Malko eut le temps de voir que l’un des bateaux était entièrement chargé de caisses. March avait déjà réuni les embarcations autour de lui et donnait les instructions à ses hommes.

Il reprit la tête d’un véritable convoi qui s’arrêta là où Malko avait donné le « Top ». Un des hommes-grenouilles attacha tous les dinghies ensemble.

Puis, un par un, les hommes plongèrent. Deux d’entre eux partirent en remorquant un radeau de caoutchouc chargé à ras bord de caisses mystérieuses. Et une fois de plus Malko resta seul, au milieu des embarcations vides. Lui qui n’était pas émotif avait le cœur qui battait un peu plus vite en pensant qu’à ce moment même les hommes-grenouilles soviétiques allaient peut-être vérifier leur tunnel…

Cette fois, March ne revint qu’une heure plus tard. Il était accompagné de quatre hommes.

— Nous avons besoin de matériel, expliqua-t-il. Tout va bien mais c’est très dur car il y a plus de 20 mètres de fond.

Chaque homme reprit un dinghy. L’un d’eux resta sur place pour repérer l’endroit.

Ils repassèrent devant l’Arkhangelsk. La masse sombre du Marble Head parut follement sympathique à Malko après tout cela. Le tout grouillait d’animation. Étrange pétrolier !

Tous les hommes étaient en tenue de combat. Des piles de caisses s’empilaient sur le pont. Aucune lumière n’était visible… Tout se passait à la clarté de la lune. A cent mètres, de la rive, il était impossible de se douter de quoi que ce soit. Une procession d’ombres recommença à charger les caisses dans les dinghies.

March s’approcha de Malko.

— Nous n’avons plus besoin de vous. Mes hommes ont repéré le tunnel. Il ne reste plus qu’à y acheminer le matériel. C’est presque de la routine, mais il y en a pour plusieurs heures. À moins que vous ne vouliez plonger avec nous…

— Non, non, merci, déclina Malko. Je ne suis pas assez entraîné.

Sur les ponts, trois hommes-grenouilles montaient une étrange machine : un bâti métallique posé sur deux fuseaux en forme de torpilles terminés par une hélice encagée dans un treillis métallique. Deux poignées ressemblant à un guidon de bicyclette étaient fixées sur le bâti. De chaque côté de petits ailerons mobiles dépassaient comme des nageoires.

— Ce sont nos brouettes sous-marines, expliqua March. Nous les avons mises au point d’après les « torpilles Rebikoff ». Conduites par un homme-grenouille, elles peuvent transporter sous l’eau près de 200 kg. Nous en avons six ici qui vont faire la navette entre notre point de repère et le tunnel. Ce serait trop dangereux de se balader au milieu du Bosphore avec notre chargement. Comme on ne peut pas se payer le luxe d’avoir des feux de position…

Fasciné, Malko regarda un des engins s’enfoncer dans l’eau sans un bruit, poussé par une silhouette de caoutchouc noir.

— Il mettra le moteur en route quand il sera à trois ou quatre mètres, expliqua March.

Avant de retourner au carré des officiers ôter sa tenue, Malko remarqua deux silhouettes accroupies de part et d’autre de la coupée, équipées d’armes étranges : de longs fusils surmontés de ce qui ressemblait à une lunette terminée par une sorte d’écran. Le bout du canon était énorme.

— Ce sont des fusils infrarouges équipés de silencieux, dit March. Au cas où nos amis nous surveilleraient et voudraient intervenir. Ils portent à cinq cents mètres et du rivage on n’entendrait même pas la détonation.

Belle organisation ! Malko quitta le pont rassuré. L’opération semblait bien partie. Rhabillé en marin de première classe, il prit place dans la chaloupe officielle.

— On vous appellera demain matin, promit March. Si nous n’avions pas terminé, on s’y remettrait demain.

La chaloupe s’éloigna du pétrolier avec un teuf-teuf rassurant. Celle-là avait un falot à l’arrière…

Malko accosta sur un quai désert. Il regarda sa montre : 11 heures et demie. Lise devait être folle de rage ! La Ford grise était toujours là. Le chauffeur somnolait appuyé sur son volant. Malko le fit sursauter en ouvrant la portière.

— Allez, hop, on va juste en face, dit-il. Tâche de trouver un raccourci.

L’autre rit. En fait de raccourci, il aurait fallu une amphibie.

Dans le noir, Malko eut toutes les peines du monde à se rhabiller convenablement. Le chauffeur conduisait à tombeau ouvert. Ils arrivèrent pile au bac. Il n’y avait presque personne. Dix minutes plus tard la Ford entrait dans Tarabya.

— Laissez-moi là, dit Malko.

Il descendit de la voiture qui fit demi-tour immédiatement. La terrasse du restaurant était à cent mètres, pleine de monde.

C’est tout juste si Lise leva la tête de son assiette quand il arriva à la table : elle en était au dessert, un baklava sucré et dégoulinant de miel. Malko s’assit et se confondit en excuses : il avait dû attendre son coup de téléphone très longtemps, il était désolé, n’avait pas trouvé dans l’annuaire le nom du restaurant…

Lise l’écouta sans mot dire. Krisantem, à côté, les yeux baissés, essayait de garder l’air sérieux.

— Vous êtes un mufle, articula enfin Lise. Il y a deux heures que je vous attends.

Et elle enfourna une énorme bouchée de baklava, pour se consoler.

Alors Malko eut une inspiration géniale en apercevant un petit bonhomme de cinq ou six ans qui passait entre les tables en vendant des petits paniers de mûres sauvages.

Il l’appela et lui donna une livre. Le gosse, ravi, posa sur la table ses deux derniers paniers. C’était un petit gitan. Lise le regardait du coin de l’œil, attendrie. Elle sourit quand Malko poussa les deux paniers vers elle.

— Nous allons les manger ensemble. Je ne dînerai pas. Ce sera ma punition.

Et il lui prit la main et la baisa. Ça allait mieux. La chance le servit encore : machinalement il suivait le gosse des yeux quand il le vit s’accroupir dans un coin de la terrasse et prendre dans ses bras un énorme ours en peluche, posé à côté de son stock de paniers. Le businessman en herbe redevenait enfant.

— Regardez, dit-il à Lise.

Elle fondit immédiatement. Lâchement, Malko en profita pour poser une main sur son genou, sous la table. Elle ne la retira pas. Tout en mangeant leurs mûres, ils commencèrent à roucouler. Krisantem buvait du petit lait. Il avait une âme de marieuse, cet homme.

Soudain le regard de Lise se durcit. Elle retira d’un geste sec sa main de celle de Malko. Les yeux de la jeune fille étaient fixés sur sa cravate.

Il y jeta un coup d’œil et reçut une tonne de briques sur la tête. La cravate était nouée à l’envers. On ne voyait que la doublure.

— Vous vous déshabillez pour téléphoner ? demanda Lise d’une voix très douce.

Et avant qu’il ouvre la bouche, elle enchaîna :

— Je comprends maintenant. Vous vouliez faire un beau doublé, dans la même soirée.

Malko voulu lui reprendre la main.

— Laissez-moi, grinça-t-elle. Ou j’appelle. (Illogisme féminin. Elle n’aurait pu faire venir qu’un garçon.) Quand je pense… Ramenez-moi immédiatement à l’hôtel.

Dignement elle se leva, traversa la rue et alla s’asseoir dans la Buick. Malko explosait intérieurement. Jamais il ne pourrait lui expliquer qu’il s’était déshabillé tout seul.

Il paya l’addition et rejoignit Lise. Quand il entra dans la voiture, elle se rencogna un peu plus. Elle ne desserra pas les dents de tout le parcours.

Mais tout cela, ça n’était rien. En traversant le hall avec Lise, Malko rencontra un regard noir. Celui de Leila. Lorsqu’il fit un geste pour venir vers elle, elle détourna ostensiblement la tête. Encore une scène en perspective.

Ecœuré, Malko prit sa clef, l’ascenseur et deux comprimés de Nembutal. Il y a des soirées qu’il vaut mieux ne pas prolonger.

Загрузка...