Elko Krisantem était inquiet, en allant à son rendez-vous.
Le Russe attendait dans sa Fiat 1100, garée devant la maison. Il était seul. Elko vint s’asseoir à côté de lui.
— Alors ?
— Je pense qu’il abandonne la partie.
Il raconta avec beaucoup de détails la soirée ratée de Malko pris entre ses deux amoureuses. Le Russe l’écoutait avec attention. A la fin, il le coupa et lui dit :
— En somme, notre ami a échappé à votre surveillance pendant toute la soirée…
— Mais il était à l’hôtel, avec cette fille.
— Qu’en savez-vous ? Ça peut être une feinte. Il vaut mieux pour vous que ce n’en soit pas une. Cet homme est redoutable. Il a déjà obtenu à plusieurs reprises des résultats considérables contre les meilleures de nos équipes. Alors, cela m’étonne qu’ayant une affaire non résolue sur les bras, il perde son temps avec des femmes. Souvenez-vous de sa promenade sur le Bosphore. Il était aussi avec cette danseuse. Et ça ne l’empêchait pas de travailler.
Elko ne répondit pas. Il sentait confusément que le Russe avait raison. Mais l’homme aux yeux d’or avait eu l’air tellement sincère l’autre soir.
— Je vais enquêter à l’hôtel, proposa Elko. Je saurai si c’est vrai.
— Faites vite. Je serai là demain, à la même heure.
Krisantem descendit et la voiture démarra immédiatement. Le Russe faillit emboutir un vieux taxi tellement il était perdu dans ses pensées. Il avait une autre visite importante à faire ce jour-là.
Il redescendit vers le centre d’Istanbul par la nouvelle autoroute, puis s’engagea dans un dédale de petites rues bordées de vieilles maisons de bois. C’était l’ancien Constantinople, grouillant de familles misérables qui vivotaient en sculptant des pipes ou en fabriquant des babouches.
Le Russe arrêta sa voiture au coin d’une rue qui grimpait vertigineusement. Il partit à pied, et, tout de suite, entra dans un couloir sombre qui sentait le yaourt aigre. Il attendit là un bon moment, guettant les silhouettes qui passaient devant la porte. La rue était trop étroite pour que quelqu’un puisse lui échapper.
Enfin il le vit.
Le lieutenant Beyazit marchait lentement, la tête baissée. Il portait un paquet sous le bras. Le Russe attendit quelques secondes. Aucune silhouette suspecte ne passa. L’officier n’était pas suivi.
Le Russe sortit et démarra aussitôt au pas de course. Heureusement, il savait où demeurait Beyazit, car ce dernier avait déjà disparu. Très vite il reprit le contact. Pas une fois celui qu’il suivait ne se retourna.
Il allait mettre sa clef dans sa serrure lorsqu’il sentit une présence. Il se retourna et croisa le regard du Russe. Il n’y eut pas un mot d’échangé. Les deux hommes entrèrent ensemble dans un petit studio. Il n’y avait presque pas de meubles. Un lit étroit, une table, une chaise et une vieille armoire. Près du lit, sur une petite tablette, une photo encadrée. Le papier des murs était verdâtre et une ampoule nue éclairait la pièce.
Le Russe s’assit sur le lit et tira un paquet de cigarettes de sa poche. Il le tendit à Beyazit qui refusa d’un geste.
— Nous étions inquiets. Où étiez-vous passé ? L’officier hésita imperceptiblement.
— J’ai été voir ma mère. Elle était malade et il n’y avait personne pour la soigner. J’ai eu une permission.
— Vous avez quitté Istanbul ?
— Non. C’est près d’ici. Mais il fallait que je la veille. Le Russe le dévisageait intensément. Beyazit avait des cernes profonds sous les yeux et le visage gris de fatigue. Il se passa la main sur le menton et le Russe vit qu’elle tremblait légèrement.
— Vous êtes malade ?
— Non, non. Fatigué. Très fatigué. Je n’ai pas dormi beaucoup depuis trois jours. Ma mère…
— Vous n’allez pas tomber malade ? Beyazit ricana tristement.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
L’autre répliqua doucement :
— La dernière fois que vous avez été malade, cela nous a coûté très cher.
— Je sais. À propos, et les armes ?
— Elles arrivent demain. Par le cargo Volga. Elles seront déchargées et entreposées dans un endroit sûr.
— Où sont-elles ?
— Je vous le dirai dans quelques jours.
— Pourquoi ?
— Nous avons besoin de vous.
— Quand ?
— Demain ou après-demain. Est-ce que tout est en ordre ?
Beyazit hésita imperceptiblement avant de répondre.
— Oui. Mais les Américains sont sur les dents, vous le savez.
— Nous n’avons pas le choix. C’est une mission importante. Quand serez-vous de service ?
— Demain soir. De dix heures du soir à huit heures et la nuit suivante aussi, aux mêmes heures.
— Bien. Je compte sur vous. Après cela, il n’y aura pas de passage avant un moment. Nous préférons garder ce précieux tunnel pour des circonstances plus graves… A propos, si un jour vous sentiez que vous êtes soupçonné, n’hésitez pas : le service que vous avez rendu à notre pays est tel que nous vous donnerions la nationalité soviétique et un grade équivalent dans l’armée rouge.
— Merci bien. Je préfère rester ici.
— Comme vous voudrez. En attendant, je vous préviendrai. Ne disparaissez pas.
Le Russe se leva. Sa tête touchait presque le plafond. Il regarda la pièce si triste et les murs sombres, et, brusquement demanda :
— Vous n’avez pas besoin d’argent ?
— Non.
C’était net et définitif. D’ailleurs Beyazit lui ouvrait déjà la porte. Les deux hommes se séparèrent sans se serrer la main. Le Russe descendit la rue sans se presser. Il avait de l’estime pour le Turc.
Dans sa petite chambre, Beyazit sortit une minuscule escalope de son paquet et alluma son réchaud à alcool. Avec du fromage blanc et des radis, c’était tout son repas.
Lorsqu’il eut fini, il se lava les mains, remit sa tunique et sortit. Il s’arrêta à la première cabine téléphonique, au coin de l’avenue Sokollu. Il y avait une jeune fille en train de parler et il dut patienter près de dix minutes.
Ensuite, il partit se promener le long du Florya Cornis, le boulevard qui longe le Bosphore. La Mosquée du Sultan, avec ses six minarets, brillait doucement dans le crépuscule. Il croisa plusieurs couples d’amoureux. Aucun ne vit les larmes dans ses yeux. Il n’aurait plus souvent l’occasion de suivre le chemin qu’il aimait tant.
Doneshka était nerveux. Tout aurait dû être fini depuis une demi-heure au moins. Sa voiture était dissimulée dans la cour d’une ferme abandonnée, sur la rive asiatique, tout près de la raffinerie BP. Il avait accompagné jusqu’à la berge les deux hommes-grenouilles et les avait aidés à s’harnacher. Ils avaient disparu sans un bruit dans l’eau noire du Bosphore.
Il regarda sa montre. 1 heure du matin. Le sous-marin aurait dû déjà être dans la mer de Marmara.
Nerveusement, il alluma une cigarette et sortit de la voiture. Le ciel était plein d’étoiles. Au loin, on entendait la rumeur d’Istanbul. Il prêta l’oreille. Près de lui, le silence était total. Rassuré, il ouvrit la portière arrière de la Fiat et souleva la banquette.
Un poste émetteur était encastré dessous. Doneshka tourna un bouton et l’appareil se mit à ronronner. Il le referma aussitôt. Dès que les hommes-grenouilles seraient revenus, il enverrait le signal au chalutier qui croisait en face, dans la mer Noire. Un innocent chalutier dont le moindre mousse était lieutenant du M.I. 5…
Il se détendit. Après tout, Beyazit était de service jusqu’à l’aube. Et si le sous-marin avait un retard important, il en serait quitte pour faire le mort, posé au fond de la mer Noire, jusqu’au lendemain soir.
La pensée que Beyazit puisse le trahir ne l’effleura même pas. Il savait que pour ce jeune groupe d’officiers fanatiques, il représentait à la fois de l’argent et des armes. Quel beau tour joué aux Américains ! D’une pierre deux coups. Pour tromper son impatience, il décida d’aller jusqu’à la barque, point de repère des hommes-grenouilles. Il ferma soigneusement la voiture et partit.
Il n’y avait personne au bord de l’eau. Mais, de là, il pouvait apercevoir les lumières du poste de surveillance où travaillait Beyazit.
La petite pièce où l’officier turc aurait dû se trouver seul était pleine de monde. Derrière lui, il y avait les deux gorilles de la sécurité. Malko était assis à côté, devant une tasse de café intacte. Plusieurs officiers turcs faisaient la navette entre la pièce et le reste du bâtiment.
L’amiral Cooper était dans un coin, devant un poste de radio à ondes courtes servi par un civil. Celui-ci commença à prendre des notes, puis tendit le papier à l’amiral.
— Ça y est, dit ce dernier. Ils ont intercepté les deux autres. Neutralisés. Ils sont partis au-devant du submersible.
Malko n’osa pas demander ce que voulait dire « neutralisé » par vingt mètres de fond.
Cooper se mordait les lèvres d’énervement.
— Si ça marche, c’est le plus beau coup qu’on aura jamais fait, S.A.S.
— Et nos types à nous, qu’est-ce qu’ils vont devenir ? interrogea Malko.
— Ils sont volontaires. Et, en principe, ils auront le temps de se retirer du tunnel. Sinon…
Cela jeta un froid.
— Vous entendez quelque chose ? demanda Cooper à Beyazit.
— Rien pour le moment. J’ai eu l’approche, puis le Sub a dû s’arrêter au fond pour attendre les « guides ». Cela ne devrait pas tarder.
— Pourvu qu’ils n’aient pas un code !
— C’est le seul risque. Mais de toute façon, c’est prévu. Nos hommes agiront en conséquence N’oubliez pas que nous sommes dans les eaux territoriales turques.
Beyazit leva la main.
— Attention ! Tous se turent.
— Il a remis son moteur en route. Il avance.
La tension devint intolérable. La moindre erreur pouvait se solder par une catastrophe. Et le Bosphore grouillait de monde cette nuit-là. En plus, des équipes spéciales chargées du travail proprement dit, il y avait dix groupes de snipers avec chacun deux hommes munis d’émetteur radio et de fusils infrarouges, disséminés de chaque côté du barrage. Au cas où il y aurait des survivants, ou si les Russes s’étaient méfiés.
Il avait été impossible d’arrêter le trafic maritime pour ne pas donner l’éveil, et un quelconque cargo pouvait arriver au mauvais moment.
— Il va s’engager sous le barrage, annonça Beyazit.
Ils étaient tous autour de lui car il était le seul à posséder des écouteurs. Les secondes passaient.
Et soudain, un grondement sourd fit trembler la pièce. Beyazit retira ses écouteurs. Cooper regardait intensément les aiguilles du tableau de contrôle qui sautaient dans les cadrans. Plusieurs bruits sourds se firent encore entendre, puis le silence retomba.
C’était – théoriquement – fini.
— Stoppez le trafic sur le Bosphore, ordonna le colonel turc. Annoncez à tous les navires qu’une mine du barrage est remontée à la surface et qu’il faudra quelques heures pour la récupérer.
Un Turc partit aussitôt.
— Vous voulez venir ? demanda Malko à Beyazit.
— Non.
Le Turc n’avait pas bougé depuis l’explosion. Machinalement, il prit la tasse de café froid posée devant lui et la but.
Tous les autres quittèrent la pièce.
La nuit était claire. En file indienne, ils s’engageaient dans le sentier menant au bord de l’eau. Avant d’arriver au Bosphore, ils se heurtèrent presque à une silhouette qui montait vers eux : c’était le capitaine March.
Il alla droit à Cooper.
— Mission réussie, Amiral. D’après les calculs, le Russe a dû être coupé en deux par les grenades télécommandées.
— Et nos hommes ?
— Il en manque deux.
— Il y a une chance ?
— Non. D’abord, ils ont posé des mines magnétiques sur la coque de l’Ivan au cas où il aurait reculé au dernier moment. Puis ils l’ont accompagné jusqu’au milieu du tunnel, en le guidant avec des coups frappés sur la coque. Ils n’ont pas eu le temps de revenir…
— Vous avez leurs noms ?
— Killgallen et Retis. Volontaires tous les deux. Quartiers-maîtres.
Cooper se tourna vers l’officier qui l’accompagnait.
— Préparez immédiatement deux nominations de lieutenant à titre exceptionnel et deux propositions pour la médaille du Congrès. Pour un acte d’héroïsme exceptionnel qui devra rester ignoré.
Il tendit la main au capitaine :
— C’est tout ce que je peux faire pour eux. Au moins leurs veuves ne crèveront pas de faim.
Malko s’était éloigné du groupe qui chuchotait dans l’obscurité. Il arriva à la berge. L’eau brillait sous la clarté de la lune. Pas une vague. Et pourtant, à trois cents mètres de là, des dizaines d’hommes venaient de mourir. Il fut rejoint par le groupe.
— C’est le moment de faire donner les projecteurs, dit Cooper. Pour voir ce qui va remonter.
Un Turc partit en courant.
Cinq minutes plus tard, les premiers projecteurs éclairaient le barrage. Aucun objet ne flottait à la surface mais on distinguait nettement une grande tache noire, de part et d’autre des balises.
— L’huile, annonça Cooper.
Un objet noir avançait lentement au milieu du Bosphore le long du filet : un des dinghies du commando d’hommes-grenouilles. Soudain le silence fut troublé par un ronronnement venant de la direction d’Istanbul.
Quelques minutes plus tard, quatre vedettes de la marine turque apparaissaient, naviguant côte à côte, leurs projecteurs balayant le Bosphore entièrement.
— Il y a des hommes à nous sur chaque vedette, expliqua Cooper à Malko. Nous n’avons plus rien à faire maintenant. Les équipes spéciales vont tenter de parvenir jusqu’au sous-marin pour récupérer ce qu’on peut, et vérifier s’il n’y a pas de cadavres qui pourraient remonter plus tard. Demain les Turcs vont réparer le barrage qui a dû en prendre un sacré coup et ce sera fini. Le Memphis sera vengé.
— Vous n’allez pas essayer de renflouer le russe ?
— Trop dangereux. Le mieux est l’ennemi du bien. Nous avons détruit leur tunnel qui, en cas de guerre, pouvait avoir des conséquences tragiques pour nous et nous leur avons rendu la monnaie de leur pièce. C’est suffisant.
En parlant, ils étaient remontés jusqu’au bâtiment. Ils entrèrent.
Beyazit n’avait pas bougé. Malko s’approcha de lui.
— Vous êtes libre. Voulez-vous partir maintenant avec nous ?
L’autre secoua la tête.
— Non. Je me dégoûte. Je n’ai pas envie de lutter. Je partirai tout à l’heure, à huit heures.
— Vous savez ce que cela signifie ?
— Oui.
— Bien. Je ne vous reverrai pas. Adieu.
Il lui tendit la main. Beyazit la serra, avec un sourire triste.
— Pour mon frère…
— Vous avez ma parole.
Le colonel Turc écoutait. Malko lui dit :
— Voulez-vous veiller personnellement à ce que le frère du lieutenant soit libéré demain matin ?
— C’est entendu, répliqua le Turc. Demain matin.
Un à un, ils quittèrent la pièce. Malko allait monter dans une des Ford grises de l’amiral, quand il se souvint de Krisantem. Celui-ci était toujours assis au volant de la Buick sous la surveillance goguenarde des deux gorilles de la C.I.A. Se prélassant sur le siège arrière, leurs coïts sur les genoux, ils entretenaient gaiement le Turc des différentes joyeusetés qu’ils lui feraient subir si toutefois on les laissait faire.
— Descendez et laissez-le partir maintenant, ordonna Malko.
A regret les gorilles rengainèrent leur artillerie et descendirent.
Malko avait embarqué Krisantem en quittant l’hôtel, purement et simplement, afin d’éviter toute indiscrétion. Le Turc n’en menait pas large.
— Et moi, qu’est-ce que je vais devenir ? demanda-t-il à Malko.
— Dites la vérité. Que je vous ai enlevé.
— Ils ne me croiront pas.
— Essayez.
Krisantem hocha la tête et démarra. Derrière lui, toutes les voitures s’ébranlèrent.