Chapitre XIII

Le consul jouait avec un crayon et paraissait prodigieusement ennuyé. Visiblement, la situation le dépassait.

— J’ai demandé aux Turcs pour Belgrat, dit-il à Malko. Il a bien été écrasé. Un accident, paraît-il. Il n’y a pas eu pratiquement d’enquête. A part ça, rien sur le bonhomme.

— Et l’Arkhangelsk ?

— Rien non plus. Les Russes ont demandé aux Turcs l’autorisation de le renflouer, autorisation qui a été accordée aussitôt. Au bout de trois mois, ils ont annoncé que l’opération était impossible et qu’ils vendraient le pétrolier à la casse. Depuis, rien n’a bougé.

— Mais l’Arkhangelsk a été vendu, oui ou non ?

— Il semble que non. Mais personne ne paraît s’en soucier. Là où il est, il ne gêne personne. Un beau jour un responsable quelconque prendra une initiative et l’affaire se réglera en huit jours.

— Est-ce que les services de renseignements turcs ou les nôtres se sont occupés de l’Arkhangelsk ?

Le consul leva les bras au ciel.

— Pourquoi, mon Dieu ? Il n’y a aucun mystère. Cela arrive tous les jours qu’un pétrolier ait un accident. Tout s’est passé au grand jour, devant cinq cents témoins.

Malko sourit un peu sarcastiquement.

— Et vous trouvez normal aussi que les Russes, qui sont d’habitude des gens sérieux se soient justement adressés à une espèce de chiffonnier en gros qui n’a comme expérience de la marine que celle des bars à matelots ?

Malko continua impitoyablement :

— Vous trouvez également normal que les Russes qui sont près de leurs sous se soient acharnés à renflouer un pétrolier qu’on arriverait à peine à faire vendre au poids à la ferraille ? Et, qu’enfin, l’homme chargé du renflouement, se fasse écraser par un camion, la nuit, sans témoins ?

— Coïncidences…

— Ça en fait beaucoup.

— Mais enfin, quel lien y a-t-il entre la disparition du Memphis et ce foutu pétrolier ?

— C’est justement ce que j’aimerais savoir. Mais je suis sûr qu’il y en a un. Depuis avant-hier, exactement.

— Pourquoi depuis avant-hier ?

— Parce qu’on a essayé de me tuer. C’est donc que je suis sur la bonne piste. Il faut que vous m’aidiez.

— Mon Dieu ! fit le diplomate. Malko eut un geste apaisant.

— Non. Non, ce n’est pas pour assassiner quelqu’un. Cela, je m’en charge moi-même, ajouta-t-il, pince-sans-rire.

Le consul sourit jaune. Malko continua :

— Je voudrais visiter ce pétrolier. Le plus discrètement possible.

— Ça ne va pas être facile. Puisqu’il n’est pas vendu, il est encore la propriété des Russes. La seule voie légale – il appuya sur le mot – consisterait donc à faire une demande à l’ambassade soviétique.

— Je vois. Bon, je vais m’arranger autrement.

— Je vous en supplie, larmoya le consul, faites attention. Ne vous mettez pas dans une situation impossible et pensez à ce malheureux capitaine Watson, si plein de vie, d’enthousiasme.

— Merci, fit un peu froidement l’Autrichien. J’y pense. Je ne fais même que cela.

Il prit congé de son hôte avec une poignée de main à réchauffer un condamné à mort. « Au fond, c’est un peu ce que je suis, pensa Malko. Sauf qu’on ne m’a pas encore passé la corde au cou. »

Il prit l’ascenseur. Krisantem l’attendait en sommeillant au volant de la Buick. Il avait eu le temps de donner un coup de téléphone et avait la conscience tranquille. Malko se fit conduire à l’hôtel et s’enferma un quart d’heure dans sa chambre avec un annuaire téléphonique. Il y cueillit une liste de cinq noms.

Aussitôt, il appela l’amiral Cooper. Ce dernier n’était pas là, mais un capitaine très aimable prit le nom et le téléphone de Malko en promettant de rappeler. L’Autrichien insista sur l’urgence et raccrocha. En attendant, il se plongea dans une facture arrivée de Vienne, le matin même, concernant les boiseries de la bibliothèque du château. Évidemment, s’il avait accepté des boiseries modernes… Mais c’était impensable.

Le téléphone sonna une demi-heure plus tard, alors que Malko était presque résigné à remplacer le chêne massif par du contreplaqué. C’était Cooper.

— Je vous appelle de mon navire, dit-il. Quoi de neuf ? Sa voix était claire et nette et résonnait comme s’il avait été dans la pièce.

Malko lui expliqua ce qu’il voulait.

— Ça me paraît facile, répliqua Cooper. Mais il me faut vingt-quatre heures. Que je déguise un de mes hommes.

— D’accord. Soyez gentil de me rappeler dès que ce sera fait.

Quand il eut raccroché, Malko rêva encore un peu de boiseries, puis descendit, emportant le papier où il avait écrit les cinq noms. Négligeant Krisantem, il sortit par une porte de service, se retrouva au bord du Bosphore et héla un taxi qui le déposa près de l’Université, devant un grand building moderne.

Un ascenseur le déposa au sixième. Il sonna à une porte ornée d’une plaque de cuivre portant l’inscription : Goulendrant et Cie, Reckage and Ship Builders.

Un huissier lui ouvrit la porte. Selon la mode du pays, il portait un complet dont n’aurait pas voulu un clochard parisien, une chemise sans col, et une barbe qui remontait au dernier ramadan. Il conduisit Malko dans une petite salle d’attente très propre lui apporta aussitôt un verre de thé brûlant.

Malko attendit dix minutes, puis le même huissier vint le chercher pour l’introduire dans un bureau spacieux où régnait cependant une vague odeur de chiche-kebab brûlé. Toujours l’Orient.

Un gros homme luisant fit le tour du bureau avec une rapidité stupéfiante pour son tour de taille et emprisonna la main droite de l’Autrichien entre deux petits matelas de graisse rehaussés de divers bijoux. On sentait nettement qu’il se retenait d’embrasser son visiteur. Encore et toujours l’Orient.

— Monsieur Linge, clama-t-il. Vous êtes le bienvenu. Croyez que je suis très honoré…

Malko le coupa. Sa carte de visite, à son vrai nom, sans titre mais avec comme raison sociale « Bethlehem Steel Company », une des plus grosses affaires de constructions navales et d’aciéries des USA, faisait son effet. À cause de certains contrats, la « Bethlehem » n’avait rien à refuser à la C.I.A. Et l’autre, sentant la bonne odeur du dollar, ne se tenait plus.

Brièvement, en businessman avare de son temps, Malko expliqua l’objet de sa visite. Il ne s’agissait rien moins que de financer la « Goulendran and Cie » pour l’achat de matériel en sous main. L’autre en sautait presque de joie. Malko continua :

— J’ai repéré une première affaire possible. Un pétrolier russe qui a brûlé il y a quelque temps. Je l’ai fait examiner par des experts. L’affaire est valable. Pour simplifier les choses, vous allez donc vous porter acquéreur de cette épave auprès des autorités soviétiques. Proposez un prix assez bas que l’on puisse discuter. Et voici de quoi sceller notre accord.

Tirant son chéquier, il rédigea un chèque de 2.000 dollars à l’ordre de la Société Goulendran, sur la Bank of America, Los Angeles.

— C’est une petite somme, fit-il modestement, mais j’ai des difficultés avec les autorités turques, il est difficile de faire virer de grosses sommes. Cela prendra quelques semaines.

Goulendran plié en deux, les yeux mouillés de reconnaissance, l’assura de son indéfectible dévouement. Et tant que le dollar ne serait pas dévalué, c’était vrai, Malko n’aurait pas de plus fidèle ami. C’est pour cela qu’il avait mis les 2.000 dollars dans le commerce. Ainsi, il était sûr que le Turc allait trouver les Russes pour de bon.

— Appelez-moi au Hilton dès que vous saurez quelque chose, conclut-il. Et surtout, ne parlez de ma visite à personne. Vous savez qu’on n’aime pas beaucoup les capitaux américains à l’étranger…

Le Turc repoussa de ses petites mains potelées une aussi abominable supposition. Comment pouvait-on ne pas aimer l’argent ?

Dans l’ascenseur, Malko riait tout seul en pensant à la tête des scribouillards de Washington lorsqu’ils verraient sur sa note de frais : achat d’un pétrolier russe : 2.000 dollars. Alors qu’ils ne le verraient jamais, leur pétrolier.

Malko flâna un moment avant de rentrer à l’hôtel. Il n’arrivait pas à s’habituer à l’odeur d’Istanbul faite de crasse, de pétrole, de marécages et de pistaches. Il repoussa une bonne douzaine de marchands ambulants aux poches bourrées de pipes et monta dans les débris d’une Ford qui était en réalité un taxi.

La lumière rouge clignotait hargneusement sur son téléphone. Il décrocha et appela la standardiste.

— Il y a un message pour vous, dit-elle. Appelez Mlle Leila tout de suite.

Il n’eut pas le temps de le faire. On frappait à sa porte. Il alla ouvrir et fut repoussé par une tornade noire et parfumée qui hurlait :

— Où est-elle cette salope ? Où est-elle, que je lui crève les yeux ?

Elle se jeta à quatre pattes entre les lits jumeaux. Malko avala difficilement sa salive. Leila portait un fourreau de lamé noir qui était tendu à craquer mettant en valeur des hanches qui attiraient la main de l’honnête homme, comme l’aimant attire le fer.

Leila se releva et se campa devant Malko. Son décolleté était vertigineux. Malko avait l’impression que les seins allaient lui sauter à la tête. Brusquement, la danseuse changea de tactique. Elle vint se coller contre Malko et sa bouche effleura la sienne. Il avait l’impression d’être plongé dans un bain de parfum.

— Je ne te plais plus ?

En même temps elle ondulait très lentement contre lui. Une petite langue acérée vint buter contre les dents de l’Autrichien.

À tâtons, il chercha la fermeture éclair, dans le dos.

— Non, souffla-t-elle, je la garde.

Plus tard, elle l’enleva. Parce que c’était une femme soigneuse. Et elle apparut dans une superbe guêpière noire qui fit allonger le bras à Malko. Leila vint se blottir contre lui et réattaqua :

— Alors, elle était déjà partie ?

— Mais qui ?

— Qui ? Mais une de tes putains blondes.

— Tu es folle. Personne n’a jamais mis les pieds ici.

— Alors, pourquoi tu m’as fait garder par tes deux types ?

— Parce que j’avais peur qu’il t’arrive quelque chose. Leila éclata de rire.

— Tu veux dire qu’ils sont là pour me protéger ?

— Oui. Et à propos, comment t’ont-ils laissée partir ? Elle rit de plus belle.

— Laissée partir ! Mais, mon chéri, je suis partie, c’est tout. Ils sont dans la salle de bains.

— Quoi ?

Malko s’était dressé tout nu. Il enfila son pantalon pendant que Leila continuait modestement :

— Ils étaient assez énervés. Alors je leur ai promis un strip-tease oriental. Mais il fallait qu’ils aient la surprise et qu’ils me laissent m’habiller seule. Je leur ai juré sur la Bible que je ne m’en irais pas.

— Sur la Bible ! Mais tu es musulmane.

— Ils ne le savaient pas. Quand ils ont été dans la salle de bains, je me suis habillée, parfumée – je leur ai même jeté un flacon de parfum pour les faire patienter – et j’ai donné un tour de clef avant de partir.

Malko était habillé.

— Mets ta robe et viens.

Elle s’exécuta docilement, et lui offrit un dos cambré pour qu’il remette la fermeture Éclair.

Ils prirent l’ascenseur pour monter au sixième. Leila mit doucement la clef dans la serrure. La chambre était vide. Mais la porte de la salle de bains se mit à trembler sous un déluge de coups. Espiègle, Leila tourna la clef deux fois.

La porte fut presque arrachée de ses gonds. Leur énorme colt au poing, Chris Jones et Milton Brabeck jaillirent, écarlates de rage. Ils stoppèrent pile en voyant Malko et crièrent en même temps :

— Cette, cette… danseuse, continua Leila, les mains sur les hanches.

— Bon, ça va, conclut Malko. J’ai compris. Il ne faut pas vous donner de femme à garder. Pour des cracks de la C.I.A., ce n’est pas beau. Allons dîner.

Ils dînèrent tous les quatre dehors, sur la véranda où s’était écrasé le pauvre Watson. On leur apporta des chiches-kebabs dont la flamme illumina tout l’hôtel. Après le café, les deux gorilles regardèrent Malko et Leila prendre l’ascenseur ensemble, d’un air réprobateur.

— Si on allait au ciné ? proposa Milton. On joue Cléopâtre.

Jones le foudroya.

— T’en as pas assez avec les garces pour aujourd’hui ? Moi, je vais me coucher.


La journée du lendemain fut très calme. Malko était occupé. Il reçut seulement par porteur un câble du State Department, lui enjoignant de faire l’impossible pour tirer l’histoire du Memphis au clair. C’était d’une importance vitale.

Comme s’il ne s’en doutait pas ! Le soir, il alla dîner au restaurant en plein air, avec un orchestre style musette qui jouait des danses endiablées. Leila était ravie. Les gorilles qui, dignement, s’étaient mis à une table voisine, l’étaient moins. Ils saupoudraient tout ce qu’on leur servait d’une poudre vitaminée et bactéricide et trouvaient un drôle de goût à la bière.

Après ils tinrent à assister au numéro de Leila, ce qui les laissa sur leur faim et fit considérablement monter Malko dans leur estime.

Le lendemain matin, Malko reçut un coup de fil de Cooper.

— Nous avons fait votre petit travail, annonça l’amiral. Je vous envoie quelqu’un pour vous rendre compte. Il sera là dans une heure et viendra directement dans votre chambre.

Une heure plus tard on frappa à la porte. Malko se trouva en face d’une espèce de géant qui le dépassait de vingt centimètres, le visage tanné, le crâne rasé. Il se présenta : « Lieutenant Hill, du Marine Corps. »

— Alors ? interrogea Malko, après que son visiteur se soit assis sur le bord d’un fauteuil.

— Eh bien, j’y ai été hier moi-même avec deux de mes gars. En homme-grenouille. Nous avons plongé trois fois.

— Alors ?

Hill se frotta la joue.

— Si y’a des gens qui vous ont dit qu’on n’avait pas pu renflouer ce bateau, ce sont des menteurs.

— Pourquoi !

— Parce que votre pétrolier, je vous le sors de là en trois jours avec deux bateaux-pompes et une équipe pour boucher un trou à l’avant. Il n’est pas enfoncé dans le sable ou dans la vase pour la bonne raison qu’ici le fond est rocheux et que la coque est juste coincée entre deux rochers.

Malko était rêveur. Il objecta :

— Mais il y a une drague qui a travaillé dans le coin pendant des semaines et qui a sorti des tonnes de terre. Je les ai vues. Il y avait une fosse rocheuse qui est comblée maintenant.

Hill secoua la tête.

— Ça ne vient pas de sous le bateau. Et de toute façon, ça ne vaut pas le coup de le sortir de là, ce rafiot, il est pourri jusqu’à l’os. Si on donnait un coup de poing à travers une tôle, ça traverserait. Je ne me risquerais pas en Méditerranée avec ça. Voilà.

L’officier se leva. Malko en fit autant. Perplexe, il prit congé de son interlocuteur. Décidément, le mystère s’épaississait. Non seulement l’Arkhangelsk n’était pas l’Arkhangelsk, mais il n’était pas échoué et ne valait même pas le coup qu’on s’en occupe ! Si ça ne cachait pas quelque chose, c’était à s’arracher les cheveux.

Il fallait coûte que coûte aller voir. Mais avant il y avait encore une chance à courir. Après avoir appelé Leila, il sortit, laissant les deux gorilles assurer la protection de la jeune femme.

Une fois de plus, il sortit par la porte de service. Dehors il faisait un soleil radieux et le Bosphore avait l’air d’une carte postale.


L’huissier barbu et sans col l’introduisit dans le petit salon et lui apporta l’inévitable tasse de thé. Mais cette fois, Malko n’attendit pas.

M. Goulendran n’était plus le même. Son visage graisseux s’était comme affaissé et ses petites mains potelées pendaient tristement le long de son corps.

— Asseyez-vous, dit-il d’une voix mourante.

— Alors, quelles sont les nouvelles ? demanda Malko, engageant.

Le petit homme leva les bras, découragé.

— C’est bien mauvais, bien mauvais. Je ne comprends pas ces Russes décidément. J’ai vu l’attaché commercial, un homme très poli et très gentil. Mais quand j’ai parlé de l’Arkhangelsk, je me suis heurté à un mur. Le bateau n’est pas à vendre. Il sera renfloué par le ministère de la Marine soviétique à qui il appartient.

— Vous avez insisté ?

— Si j’ai insisté ! Mais il m’a pratiquement jeté hors de son bureau tellement j’insistais. Et je lui ai offert un prix qu’aucun concurrent ne pouvait offrir, juste pour faire cette première affaire avec vous.

— J’ai même dévoilé toutes mes batteries. J’ai dit que j’avais déjà visité le bateau, qu’il était en très mauvais état, impossible à réparer, que tout était pourri. Il ne m’a même pas écouté.

— Mais, vous l’avez vraiment vu ?

— Oh, j’ai seulement été sur le pont avec deux de mes hommes. Bien sûr, il n’est pas brillant, mais, réparé, on pourrait très bien le vendre aux Grecs, ils achètent tout. D’autant plus que j’ai l’impression que le feu n’a pas causé tellement de dégâts. J’ai remarqué…

Le téléphone sonna. Et Goulendran entama une interminable discussion en turc au sujet d’un dock flottant qui ne flottait plus et qui aurait dû flotter. Lui, Goulendran, ne pouvait rien contre la volonté de ce dock qui s’obstinait à rester entre deux eaux. Après tout, on pouvait très bien y travailler, les ouvriers n’ayant de l’eau que jusqu’à la ceinture.

Goulendran raccrocha enfin, épuisé. Il avait dû convaincre son interlocuteur, car il ébaucha un pâle sourire. Mais Malko n’avait plus de temps à perdre.

— Vous devriez tenter encore votre chance, dit-il, en écrivant directement au ministère soviétique à Moscou. L’homme qui vous a répondu n’est peut-être qu’un petit fonctionnaire sans autorité qui a voulu faire du zèle.

Le Turc sauta sur l’occasion et assura que cette lettre partirait le jour même. Une chance inespérée de sauver les 2.000 dollars.

Un peu déçu, Malko prit congé. C’aurait été trop beau. Toutes les possibilités se réduisaient a une seule : visiter ce fichu pétrolier sans valeur auquel tout le monde s’intéressait tant. En sortant de l’ascenseur, il aperçut dans le hall de l’immeuble un visage qui lui dit quelque chose. Une belle tête noble d’ailleurs. L’homme attendait le second ascenseur, une serviette à la main.

Malko chassa la tête de son esprit. Il avait d’autres chats à fouetter. D’abord organiser l’expédition sur l’Arkhangelsk. Il reprit un taxi jusqu’au Hilton. Krisantem, toujours affairé à polir la Buick, lui jeta un regard noir, lui reprochant et son manque de confiance et le manque à gagner.

Les deux gorilles jouaient aux cartes dans la chambre voisine de Leila, en bras de chemise et holster. Un Colt 45 était démonté sur le lit. Malko s’assit à côté.

— Messieurs, j’ai besoin de vous.

Jones et Brabeck se redressèrent, consciencieux comme le glaive de la justice.

— Nous allons explorer l’Arkhangelsk demain soir. Je veux en avoir le cœur net. Il me faut un bateau, une échelle de corde, un grappin avec une longue corde, et des lampes électriques, plus, bien entendu, votre aide. Je ne veux pas alerter les Turcs. D’ailleurs, pour le bateau, je vais m’en charger. Occupez-vous du reste.

Malko alla ensuite chez Leila. Elle était encore couchée. Il lui expliqua ce qu’il voulait. Elle le regarda, intriguée.

— Tu fais vraiment de drôles de choses, mon chéri. L’Autrichien mit un doigt sur ses lèvres en souriant.

— Moins tu en sauras, mieux ça vaudra, pour toi.

— Bon, tu auras ton bateau et trois hommes demain. Ce sont des types bien, des pilleurs professionnels. Ils écument tous les bateaux à l’ancre dans le Bosphore. Mais tu peux avoir confiance en eux.

— Sûr ?

— Sûr. L’un d’eux est mon cousin. Il ferait n’importe quoi pour moi.

— Ah bon. Tu…

— Non. Mais il voudrait bien et espère toujours.

Il la quitta sur un chaste baiser et retourna dans sa chambre pour rédiger un long télégramme pour Washington, expliquant où il en était. Après, il s’étendit sur son lit et s’endormit.

La sonnerie du téléphone le réveilla. C’était Ann. Elle s’ennuyait.

— Vous ne m’appelez pas, minauda-t-elle. Qu’est-ce qu’il se passe ? Est-ce que cette… créature est toujours avec vous ?

Malko lui assura que la créature se portait bien et commença à marivauder, pour la plus grande joie du mannequin.

— Et si j’allais vous rejoindre ? hasarda-t-il, très gamin.

— Oh, Malko, soupira Ann. Je ne suis même pas habillée. J’ai juste une combinaison et mes bas. Je me préparais à me coucher.

— Eh bien, justement…

Ann roucoulait et Malko plissait ses yeux d’or de contentement en pensant aux longues jambes de la jeune fille. Et, tout à coup, une idée vint le frapper comme un coup de poing. Le type de l’ascenseur ! C’était le pope qui avait couvert la fuite de l’assassin d’Omar.

— Nom de Dieu, le curé ! rugit-il.

— Quoi ? fît Ann.

— Excusez-moi, je vous rappellerai, bredouilla-t-il.

Il raccrocha et composa aussitôt le numéro du bureau de Goulendran. Pas de réponse.

Malko se rua sur un annuaire. Il était déjà peut-être trop tard. Par chance, Goulendran était dans l’annuaire. Et il n’y en avait qu’un. Malko prit note mentalement de l’adresse et appela la chambre des gorilles. Pas de réponse.

Il les trouva à la cafétéria, arrosant leur hamburger de poudre bactéricide.

— On y va, dit Malko. Et vite.

Ils ne demandèrent pas où. Pivotant d’un seul geste sur leurs tabourets, ils emboîtèrent le pas à Malko.

Krisantem était là. Malko lui donna l’adresse et ils prirent place dans la voiture.

— Vite, fit Malko.

Ce n’était pas très loin. Dans le haut d’Istanbul, une petite villa dans une grande avenue déserte et sombre qui rejoignait la route d’Ankara. Sans la lampe de Jones, ils auraient mis trois heures à trouver le numéro.

La maison était plongée dans l’obscurité. Malko ignorait si Goulendran était marié ou non. Il n’avait pas vu d’alliance à son doigt, mais ça ne voulait rien dire. Dix heures cinq.

— J’y vais seul, dit-il. Vous deux, restez dans le jardin. Si quelqu’un essaie de filer, visez les jambes. D’ailleurs, il n’y a peut-être rien du tout.

Il poussa la barrière de bois qui s’ouvrit facilement. Le gravier de l’allée crissa sous ses semelles. Il ne voyait déjà plus Brabeck et Jones qui étaient sortis de la voiture sur ses talons, avec un regard menaçant pour Krisantem.

La sonnette ne marchait pas. Il n’entendit aucun bruit provenant de l’intérieur. Il frappa. Rien. Il frappa de nouveau. Toujours rien. Il essaya le bouton de la porte qui tourna en grinçant un peu. Une odeur de moisi un peu aigre lui sauta au visage. Goulendran devait être célibataire.

— Monsieur Goulendran ?

Sa voix n’éveilla aucun écho. À tâtons, il trouva un bouton électrique et le tourna. L’entrée s’éclaira. Il n’y avait qu’un portemanteau.

Trois portes donnaient sur l’entrée. L’une était entrouverte. Malko la poussa et entra dans une pièce obscure. Tout de suite, une odeur le prit à la gorge, une odeur qu’il connaissait bien, à la fois fade et écœurante.

Il alluma. Le bouton était près de la porte. C’était un bureau. Au fond de la pièce, à la suite d’un grand tapis oriental, se trouvait un grand bureau en marqueterie, encombré de papiers.

M. Goulendran était assis dans un fauteuil au très haut dossier, la tête affalée sur le bureau, comme endormi. Mais il était torse nu et une grosse tache brune s’étalait autour de sa tête. Il était aussi mort qu’on peut l’être.

Malko retourna à l’entrée et siffla doucement. Jones sortit de l’obscurité, le colt à la main. Malko lui fit signe de le suivre.

Les deux hommes contournèrent le bureau. Malko posa le dos de sa main sur l’épaule de Goulendran. Il n’était pas mort depuis plus d’une heure.

Il était ligoté dans son fauteuil comme sur une chaise électrique, les deux pieds attachés à ceux du fauteuil avec du câble électrique, la taille ficelée par le même moyen. Un bras était encore attaché au fauteuil, l’autre était posé sur le bureau.

Jones essaya de soulever la tête par les cheveux. Elle résista puis vint lentement en arrière : elle était littéralement collée au bureau par le sang. Une énorme coupure la séparait presque du tronc. Le Turc avait été égorgé comme un porc. Le sang avait coulé et imprégné le tapis. Mais, avant de mourir, Goulendran ne s’était pas amusé.

— Regardez, fit Malko, la voix blanche.

Sur le dessus des mains, sur les épaules, la poitrine, il y avait partout des petites taches rondes et noirâtres. Et, dans un cendrier, trois mégots de cigares avaient été écrasés.

— On a voulu lui faire avouer quelque chose, soupira Jones. Pauvre type !

Il ferma les yeux du Turc.

— Allons-y, fit Malko sombrement. Ses yeux d’or n’étaient plus que deux traits. Lui, savait pourquoi on avait torturé Goulendran. Parce qu’il avait mis les pieds sur l’Arkhangelsk. Le bateau qu’ils allaient visiter le lendemain.

Tout cela devait être bien important, leurs adversaires n’hésitant pas à éliminer tous ceux qui touchaient à ce maudit bateau.

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